Y étiez-vous ?
— Eh ! sans doute, puisqu’il est convenu que tout Paris y était


— A la redoute de M. Arsène Iloussaye?


— Non, pas à celle-là; — à celle de Mmede***. — Au fond, peu importe. L’une et l’autre auront formé deux belles redoutes.
Voilà ce que vous pouvez avoir entendu dire, tout le long de la semaine passée.
Naguère on ne parlait pas tout à fait ainsi. On disait un bal, une soirée, une fête. Sous la Ré
gence, c’étaient des médianoches ; du temps de Barras, des orgies; sous le premier Empire, des soupers dansants; sous Charles X, des réunions; sous Louis-Philippe, des raoûts, imitation an
glaise; sous le second Empire, des sauteries, nuancées de tableaux vivants. Rayez tout cela. Aucun de ces mots n’est plus admis dans la cir
culation. Le dernier bon genre consiste à dire une redoute.
— Voyons, venez-vous à la redoute ?
A prendre les choses au point de vue du dictionnaire, une redoute est un ouvrage de for
tification complètement fermé et ne présentant pas d’angles rentrants. S’il présente des angles rentrants, c’est un fort. Mais dans la circonstance actuelle, redoute dérive de l’italien ridotlo, ré
duit, retraite. A Venise, pendant la Renaissance, dans les beaux temps de la sérénissisme république, la ville était remplie de riclotti; on y accourait en gondole, on s’y masquait, on y man
geait des fruits confits, on y buvait du vin de Chypre dans des coupes d’or, on y dansait au son des violes d’amour. D’où Alfred de Musset a fait la petite comédie de paravent, intitulée la Nuit Vénitienne. « Pourquoi es-tu triste, Rozetta? » Viens avec nous, Rozetta ! » Qui est-ce qui ne connaît pas ça? C’est déjà du classique. Un jour,
après le traité de Campo-Formio, les Autrichiens se sont impatronisés dans la ville ; ils lui ont em
prunté ses ridolti; ils les ont transportés à Vienne. Dès lôrs c’est devenu un terme autrichien pour désigner un endroit où l’on danse, et c’est bien réellement aux Viennois que les Parisiens d’aujourd’hui ont emprunté ce mot décidément à la mode.


Mais passons à la chose.


Les ridotti viennent donc de s’implanter en plein Paris. L’adoption a naturellement com
mencé par le quartier le plus neuf, lequel est aussi le plus riche et le plus vivant, une triple rangée de palais. C’est aux Champs-Elysées que résident les colonies étrangères; c’est là que les princes viennent chercher un refuge. Les belles mondaines s’y trouvaient déjà avant tous les autres.
Répétons-le, il y avait deux ou trois redoutes le même soir, de ce même côté ; mais en réalité, il n’v a qu’à parler de celle qui a été assez res
plendissante pour éclipser toutes les autres. Ah!
l’éblouissante, la grande redoute! Et comme le marquis de Carabas, si bien stylé par le Chat botté à contempler les féeries, se serait éborgné la vue à l’aspect de tant de merveilles ! Pour l’éclat, pour le mouvement, pour le luxe, cette nuit de l’avenue Friedland n’aura eu qu’un frère dans l’antiquité : c’est le d’ernier jour d’flerculanum.
Les travestis arrivaient de partout. On les voyait accourir de la Tamise, de la Neva, du Danube; du Nil, de la Garonne, du Guadalquivir,
de la Twed, du Jourdain et du grand fleuve des Topinamboux. Il y avait des dominos de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Sous ces dominos se dissimulaient les plus grandes dames, rien que des grandes. On a bien cité une vingtaine de noms d’une autre gamme, mais c’était l’exception qui confirme la règle. Si la nuit, tous les chats sont gris, sous le masque, a dit Crébillon fils, il n’y a toujours que des marquises.
Naturellement l’orchestre était incomparable. Aux environs de minuit, les violons se mariant aux flûtes, ont joué une musique si molle, si
alanguissante, si bien adaptée au sentiment d’une redoute qu’elle faisait involontairement penser à l’hymne célèbre de Catulle: la Veillée dettes (le Vénus; seulement il faudrait changer le vérbe aimer en verbe danser. « Qu’il danse demain celui qui n’a jamais dansé; que celui qui a tou
jours dansé danse encore demain. » Dans. les salles, du haut en bas, les deux mille invités étaient nécessairement fort serrés. On voyait toutes ces silhouettes de soie, de velours, de dia


mants, s’étager les unes au-dessus des autres,


comme si l’on avait voulu reproduire au naturel le Festin deBalthazar du peintre anglais Martyn. Et que de surprises dans les costumes ! On se se
rait cru encore dans ces temps d’avant la guerre oùlesplusgrandes dames s’habillaient l’une enfeu,
l’autre en torrent, l’autre en comète. Cette fois il y en a eu en sphinx, en zodiaque, en pyramides d’Egypte. En ce moment, c’est-à-dire après huit jours, la ville entière ne parle que de la belle mystérieuse qui a changé trois fois de costume. La première foià, elle était en diable; la seconde lois, en Eve, sous la pomme biblique (on dis
tinguait autour de son cou le serpent qui croquait la pomme, pour laquelle a été perdu le genre humain); la troisième fois enfin, elle ap
paraissait en merveilleuse du Directoire, et,
entre nous, cela pouvait bien passer pour une épigramme très-fine, car enfin nous sommes presque à l’époque de Barras, avec les victoires en moins, hélas !
Comme il n’y a décidément en France plus rien de grand, si ce n’est l’art de s’amuser (quelques-uns pensent qu’on devrait songer à autre chose), les agronomes, c’est-à-dire les hommes les plus utiles, se laissant entraîner par
le torrent, se mettent à rire, à boire et à chanter comme les autres. La semaine passée, trois grandes sociétés de gentilshommes laboureurs ont donc jugé à propos de s’attabler, afin de célébrer comme il faut les splendeurs de l’agricul
ture. Au dessert, ils se sont levés d’enthousiasme en vidant des coupes de cristal au fond desquelles écumait l’ay. Alors l’un d’eux, très-charmant esprit, s’est écrié dans un saint transport :
— A la pomme de terre et à ses destinées nouvelles !
La pomme de terre, en effet, est en train d’o­ pérer une évolution nouvelle. On prétend qu’elle va grossir jusqu’à atteindre le diamètre des citrouilles ordinaires. On assure aussi que,
moyennant certains détails de culture, elle pourra être sucrée comme la patate et tonifiée comme le cacao. Assurément il n’y a là-dedans qu’à se ré
jouir, mais il faut voir; il sera sage d’attendre. Telle qu’elle est, elle rend d’immenses services.
N’allons pas la faire sortir, s’il vous plaît, de son origine.
Et à propos du succulent tubercule, apprenez qu’on vient d’égratigner la statue de Parmentier.
Tant il vrai qu’à force de s’amuser on ne veut plus laisser debout ni un seul dieu, ni un seul demi-dieu. Un homme, du reste fort honorable, un ancien sous-préfet de Lunéville, vient d’af
firmer que la pomme de terre ne doit rien à la mémoire du célèbre chimiste et qu’elle était ré
pandue deux siècles avant lui en Lorraine et dans les Vosges. Mais ce n’est là qu’une assertion sans preuves ; la vérité historique, la voici :
En 1760, Parmentier, nommé pharmacien en second dans les hôpitaux du Hanovre, prit part en cette qualité aux guerres d alors contre la Prusse. Fait prisonnier, il vit de près le peuple allemand et put mesurer l’étendue de sa misère.
Une sorte de racine que mangeaient des serfs attira son attention ; il en prit des échantillons et, ren
tré en France à la suite des honteux traités de 1763, il montra ses plants à d’illustres botanistes de ses amis. Dans le nombre se trouvaient J.-J. Rousseau et Bernard de Jussieu. Tous deux lui dirent :


— Vous tenez là l’équivalent du blé.


Dès ce moment, le pharmacien de Montdidier n’eut plus ni repos ni trêve que la pomme de terre ne fût adoptée. — Raleigh l’avait apportée
d’Amérique en Europe deux cents ans auparavant, mais ce n’était qu’une curiosité comme tant d’au
tres plantes. A l’idée d’en manger, tout le monde se révoltait. Un jeune marquis, faiseur de bons mots, ayant dit à Versailles que c’était une orange à cochon, ce joli trait avait fait fortune. On détournait les yeux pour ne pas voir ce que les philosophes estimaient être un si grand trésor. Vainement Turgot lui-même s’en mêla, rien n’y faisait. Mais comme un homme opiniâtre finit tou
jours par obtenir un résultat, Parmentier eut la concession d’une partie de la plaine des Sablons pour cultiver sa racine. Il lui fallut cependant, entourer le terrain de palissades, tant la nou
veauté qu’il présentait comptait d’ennemis. On aurait détruit ses semences.
Un jour pourtant, aux alentours d’un grand orage, il arriva à Paris dix députés de la Franche- Comté. Ils se faisaient admettre auprès du roi en lui parlant de la famine qui désolait leur province.
L’un d’eux fit voir une mixture bizarre, du son et de la paille hachée ; c’était le seul pain que le peuple de la contrée eût à manger. A ce spectacle,
le cœur de Louis XVI fut ému. Mais comment faire? C’est alors que Parmentier intervint; il montra ses tubercules. L’orange à cochon fut cuite et mangée ; on la trouva excellente. Et pour effacer le préjugé qui la poursuivait, le roi con
sentit à porter à sa boutonnière une des fleurs qui provenaient de ce fruit maudit et sauveur.
-— Et voilà comment la parmentière a fait sa première entrée dans le monde.
Illustre et infortuné Parmentier ! ilafaitànotre espèce plus de bien que tous les grands hommes de Plutarque réunis, et son nom n’est jamais prononcé qu’avec un sourire de légère moquerie. — Quant à lui-même, c’était un homme d’esprit. Pris cinq fois sur le champ de bataille par les Alle
mands, il avait été cinq fois dépouillé par eux jusqu’à être nu comme un ver.
— Allez, disait-il, je ne connais pas de plus habiles valets de chambre que les hussards prussiens.
Toute la guerre de 1870 est presque dans ce mot.
Ce que les amis de Corot avaient si vivement espéré ne devait pas se réaliser ; Corot est mort; il a rendu le dernier soupir, lundi soir, à onze heures et demie, entouré de sa famille. On a pu croire jusqu’au dernier moment qu’il survi
vrait au mal qui le surmenait depuis un mois. Ni la science des médecins, ni les .soins de ses amis n’ont pu retarder la funèbre échéance. Les jours de l’artiste étaient comptés. Au reste, Corot était le premier à comprendre qu’il n’y avait plus d’efforts à faire pour prolonger son existence. Dimanche dernier, il disait à un des médecins qui se tenaient près de son lit :
— Docteur, il est inutile de lutter. J’ai fumé ma dernière pipe, je le sens bien.
Si nous appuyons sur ce détail, c’est qu’il est caractéristique. Corot aimait presque autant sa vieille pipe que son art. Elle était pour lui ce que laDurandal était pour le Roland de M. Henri de Bornier. Le jour où, par ordonnance de la Faculté,
il lui fut interdit de fumer, ce fut pour lui
comme une première atteinte de la mort. Et, en effet, depuis lors, il avait réellement cessé de vivre.
D’autres vous parleront de l’excellent paysagiste, des œuvres sans nombre qu’il a faites, de celles qu’il avait projetées. Ils vous diront quelle grande place il occupera dans l’histoire de l’Ecole française. Ecrivant à la hâte, à bâlons rompus, sous le coup des événements de chaque jour, nous n’avons, nous, qu’à rappeler l’homme ex
cellent qui vient de disparaître pour toujours. Il nous est arrivé plus d’une fois de raconter ici môme les traits de bienfaisance qui ont marqué son passage en ce monde. Corot n’était pas seu
lement un peintre éminent ; avant tout, à cause
de son inépuisable générosité, il aura été un grand bonhomme, faisant le bien sans cesse, sans bruit et sans effort.
PHILIBERT AUDEBRAND.


Courrier de PARis