Corot
Après la mort de J.-F. Millet, nulle perle ne pouvait être plus sensible pour l’art français que celle de Camille Corot, de tous les maîtres contemporains un de ceux qui auront le plus profondément marqué dans
l’histoire de la peinture en ce siècle. Corot, et ce sera son éternelle gloire, ne procéda que de lui-même. Il demanda son originalité propre, non pas à.ceux qui lui enseignèrent le métier, mais à la nature ellemême. Il en dégagea la poésie, le charme, l’infini,
non pas en essayant d’imiter ses devanciers, mais en traduisant ses sensations intimes, ses sentiments individuels, ses émotions profondes.
Né quatre ans avant le siècle, en juillet 1796, et Parisien de Paris, malgré son aspect de campagnard narquois, Corot avait commencé par être commis, à Rouen, chez un marchand d’étoffes. Il en sortit âgé déjà de vingt-six ans et, malgré ses parents, il entra dans l’atelier de Micbalion, puis chez Victor Berlin, pour y étudier la peinture. Mais ce ne fut pas en co
piant des paysages académiques, ce fut en voyageant seul en Italie, et durant plusieurs années, qu’il arriva à rendre tels qu’il les voulait, tels qu’il les voyait, ou plutôt, disons mieux, tels qu’il les sentait, les champs, les ciels, les lointains fuyants, les coins de terre et les rêves aux vapeurs légères.
Il nous montrait, un jour, il y a six ou sept ans, dans son atelier, et avec un certain orgueil, sa pre
mière étude datée de 1822, un simple tronc d’arbre mort où il découvrait déjà les rapports tant cherchés par ceux qui débutent. Il tenait à constater que dès ses premiers essais, il était déjà lui-même. En nous
amenant ensuite devant deux études d’Italie, l’une représentant le pont Saint-Ange, adorable et person
nelle, l’autre le Colysée, d’une couleur dorée et d’une facture plus classique : « Tenez, nous disait-il en » montrant ce Pont Saint-Ange, voilà une chose que » j’ai faite lorsque j’étais jeune. Certes je ne le refe
» rais pas aujourd’hui. Et cependant on a mis vingt » ans pour s’apercevoir que de ces deux études, l’une, » la plus fine et la plus argentée, la moins appréciée » tout d’abord, valait cent fois l’autre ! » Il ajoutait que, puisqu’il se produit de telles injustices pour les œuvres d’un peintre, à plus forte raison l’artiste luimême doit-il se heurter à bien des obstacles.
Corot, en effet, avait lutté longtemps. On peut dire qu’il fut discuté, c’est-à-dire à peu près nié, pendant quarante et un ans. Ce ne fut guère qu en 1863 (il avait déjà soixante-sept ans) que sa réputation fut so
lidement assise. «A présent, disait-il gaiement, ça y » est. Je suis content d’avoir vécu dix ans de plus.
» Il y; a vingt ans, ça n y était pas. »11 avait exposé d’abord, au salon de 1827, une Vue prise à Narni et la Campagne de Rome. Puis, des vues d’Italie, des souvenirs des environs de Rome et de Florence. En 18-19, il envoyait au Salon cette Danse des Nymphes qu’on voit au musée du Luxembourg et qui semble une églogue de Virgile entrevue, au crépuscule, à travers une brume argentée. Comment citer les ta
bleaux, pour ainsi dire innombrables, de ce peintre des matinées heureuses et des soirs apaisés ? Que de poésie dans ces toiles dont les moins achevées, celles que Corot livrait parfois avec une précipitation dan
gereuse, gardent encore l’accent adorablement confus
du maître ! Qui ne s’est arrêté, comme en présence d’un rêve entrevu, devant ces claires rivières où se reflètent des saules argentés ? Au loin, sous un ciel
tendre et printanier, des coteaux s élèvent, doucement fondus, et sur l’eau, dans une barque, quelque per
sonnage coiffé d’une étoffe rouge, piquant sa note hardie sur cette harmonie grise, rame lentement ou semble penser. Corot a répété peut-être deux cents fois un pareil motif, et toujours avec une grâce nouvelle. C était une poésie tendre et berçante qu’on aimait et qui ne vieillissait pas.
Corot adorait ces effets pleins de confusion où, selon son expression, la nature ressemble « à une » toile blanchâtre où s’esquissent les profils de quel» que masse ». Il adorait les frissons et les fraîcheurs de l’aube, les vapeurs matinales, le vague assoupisse
ment du soir, les étoiles se mirant dans l’eau. Ce qu’il lui fallait c’était l’infini : « On ne voit rien, tout » y est, disait-il. » Et, encore, pour expliquer comment il se plaisait à dégager l’intime poésie des cré
puscules : « Lorsque le soleil est couché, disait-il en» core, le soleil de l’art se lève. »
Il nous disait, à nous, en haussant les épaules : — On me reproche le vague de mes tableaux. Mais quoi ! La nature flotte ! Nous flottons tous ! Le vague c’est le propre de la vie.
Il fallait l’entendre, au surplus. Chez ce Théocrite du pinceau, il y avait, un vrai Français, j’entends presque un Gaulois. Bans son atelier de la rue de
Paradis-Poissonnière, au troisième étage de l’escalier du fond d’une cour, il se tenait et travaillait, sa belle tête puissante coiffée d’un toquet de velours noir assez semblable à celui qu’on voit sur le front d’André del Sarto. Franchir le seuil de cet atelier n’était pas, en
ces dernières années, chose facile. On n’y pénétrait qu après avoir écrit un mot à Corot et pris un rendezvous. Auparavant, le malheureux grand artiste était envahi. Trente ou quarante personnes frappaient à sa porte dans une même journée et s’installaient auprès de son chevalet. C’ét.ait à devenir fou. Lui, causeur, affable, avec des saillies de fermier en belle humeur,
aimant, comme il disait, le bon bouillon, le bon vin et les jolis visages, il faisait gracieusement les honneurs de son atelier.
Il avait gardé et montrait volontiers ce grand tableau avec figures qu’il avait exposé en 1857, l’Incen
die de Sodome, composition bizarre mais dont le fond, avec ses flammes sombres, produit vraiment un effet terrible : — Lorsque j’ai exposé cela, disait-il, on ne l’a pas vu! La bordure d’un tableau voisin cachait les jambes de mes personnages. Celte femme de Loth n’est pas célèbre. Eh bien ! si le feu prenait à mon atelier, je voudrais qu’on sauvât d’abord cela.
Ce n’est point là d’ailleurs le seul grand paysage avec figures que Corot ait signé. On trouverait encore
dans son œuvre bien des pages de cette dimension et de cette valeur : la Danse des nymphes, que nous citions
tout à l’heure, Dante et Virgile, Macbeth, etc. Corot a même laissé des portraits, et des portraits d’une vi
gueur et d’une vérité saisissantes, enveloppés dans
cet éternel nuage, qui est comme la gaze argentée dont le maître couvre ses idylles. A la poésie la plus
pénétrante et la plus originale, le peintre du Souvenir de Morte-Fontaine, de la Solitude, du Lac de Némi et du Matin à_ Ville-d’Avray joignait la fécondité, cette santé du talent, qui n’exclut pas toujours, quoi qu’on dise, le souci de la forme et le soin de ses productions.
Et c’est encore un maître incomparable qui s’éteint, un de ceux dont la perte semblera le plus irréparable, car on s’imprègne de rosée, de parfums, de rayons.,
de nuées légères et embaumées, mais qui pourrait prétendre à les rendre désormais,- comme le faisait cet enchanteur? Naguère, les artistes français, vou
lant saluer le génie éternellement savoureux de ce vieillard toujours jeune, lui apportaient, comme un suprême hommage, une médaille d’or qui valait, ainsi décernée, toutes les récompenses officielles. Hélas ! ces admirateurs de Corot ne savaient pas qu’ils ap
portaient cette dernière récompense à un mourant* comme on pique parfois la croix d’honneur au rideau du lit d’un moribond, ou comme on dépose une couronne sur la pierre d’un tombeau !
Jules Claretie.
L’ascension de la « Ville-de-Calais »
Dernièrement, à Pau, M. Duruof et sa jeune femme ont fait une ascension dans leur gigantesque aérostat, la Ville-de-Calais.
L’aérostat s’est élevé de la place de la Haute-Plante à trois heures de l’après-midi, et grâce à la pureté du ciel, pendant près de trois quarts d’heure de nom
breux curieux ont pu le suivre dans sa course aérienne au-dessus de la splendide vallée du Gave. Après une traversée de deux heures, pendant laquelle sa direction a été plusieurs fois modifiée par les divers cou
rants traversés, il a heureusement opéré sa descente dans la commune de Ilours, à 28 kilomètres de Pau. Il s’était élevé à une altitude maxima de 3000 mètres.
Cet aérostat, auquel M. Duruof a donné un nom qui rappelle les émouvantes péripéties de son nau
frage dans la mer du Nord, exécutait sa première ascension. Il mesure 28 mètres de hauteur de la na
celle à la soupape, 14 mètres de diamètre, et il cube 1500 mètres.
Le grand cortège historique d’Anvers
A l’occasion du carnaval de cette année, le parti libéral avait organisé à Anvers un grand cortège histo
rique qui a eu le plus grand succès. Ce n’était rien moins que la mise en scène de l’épopée de la domination espagnole, un vivant souvenir de la lutte gi
gantesque que les Pays-Bas entreprirent au xvie siècle contre Philippe ÏI, et qui se termina à leur avantage.
Le cortège était divisé en trois groupes principaux : les Espagnols, les Gueux, le char de la liberté.
En tête du premier groupe marchaient des soldats, précédant le roi Philippe, suivi de la duchesse Mar
guerite de Parme, régente des Pays-Bas de 1559 à 1567, et de ses conseillers Granvelle et Barleyr.iont, à qui les insurgés durent ce nom de gueux qu’il
donna un jour à trois cents seigneurs calvinistes qui étaient venus réclamer l’abolition de l’inquisition, et qu’ils gardèrent. Puis venait le duc d’Albe, ce terrible lieutenant, l’instituteur de ce fameux conseil du sang qui ordonna tant d’exécutions sanglantes. Derrière lui marchaient le grand inquisiteur don Juan de Vargas,
don Luis de Requesens, le marquis de Rodes, don Sancho d’Avila, don Juan d’Autriche, Alexandre Farnese, fous personnages qui ont joué leur rôle dans ce sombre drame du xvr siècle.
Cette cavalcade précédait le char symbolique du conseil des troubles, appelé par le peuple conseil de
sang, comme nous le disions plus haut. Il représentait le steeti, cachot des justiciers de l’inquisition. Devant le monument se trouvaient deux membres du conseil,
Del Rio et Hessels, faisant fonctions dejuges, assistés du greffier Praets, et l’homme à la verge rouge avec ses bourreaux, ses moines et ses soldats. Au milieu,
un bûcher, et au pied du bûcher, un billot, attendant l’un et l’autre leur victime : le premier, le vieux Jacob Van Liesvelt, le second, le savetier Coomans. Quatre chevaux, caparaçonnés en deuil, traînaient ce char qui fermait le groupe de la division espagnole du cortège.
S’avançaient ensuite un corps de musique tenu par la milice bourgeoise d’Anvers au xvi“ siècle, puis le navire allégorique des gueux de mer, monté par leur amiral, Guillaume de la Mark, ayant à ses côtés Louis de Boissot, autre amiral des gueux de mer, qui délivra Leyde. Ce navire ouvrait la patriotique chevauchée des gueux des bois, en tête de laquelle mar
chaient les deux héroïnes Kenaù Simons Hasselaar et Marie de Montmorency, princesse d’Epinoy.
Enfin, comme épilogue, venait le char de la liberté de conscience, portant aux quatre angles l’acte de la Pacification de Gand(1576), l’Union d Utrecht (1579), la Constitution des Proviuces-Unies (1815) qjt la Constitution belge (1831).
Ajoutons en terminant que le cortège était magnifique, les costumes splendides et surtout d’une exac
titude rigoureuse. Le velours, le satin et les broderies
d’or dont étaient revêtus les seigneurs espagnols y faisaient un pittoresque contraste avec les pourpoints à la fois élégants et sévères des hallebardiers et des
gueux qui, sous les armes, avaient vraiment la plus fière tournure.
Le percement du boulevard Saint-Germain
On sait que le boulevard Saint-Germain doit être, sur la rive gauche de la Seine, entre les ponts de la Concorde et Saint-Germain, le pendant de la belle ligne de boulevards qui s’étend de la Bastille à la Ma
deleine. I! trace dans le faubourg aristocratique et dans le quartier des Ecoles une ligne formant la corde de l arc déterminé par le cours sinueux du fleuve.
Jusqu’à présent, ce boulevard réclamé par tant d’intérêtstfse compose de deux tronçons seulement : l’un qui va de la rue Ilautefeuille à la Halle-aux-Vins, l’autre^qui part du pont de la Concorde pour s’arrêter à la rue. Saint-Dominique. En outre, des amorces en partie construites se remarquent auprès de l’église Saint-Germain-des-Près, place Gozlin et sur l’emplacement où s’élevaient les maisons incendiées des magasins du Grand Condé.
L’emprunt que la ville vient de contracter va lui permettre d’achever l’œuvre en traversant ou enle
vant les rues Ilautefeuille et Mignon, la cour de Rohan, les rues de l’Ecole-de-Médecine, de l’Ancienne- Comédie, de Grégoire-de-Tours, de Seine, d’Erfurth, de Taranne et Saint-Dominique, en nécessitant la dé
molition, aujourd’hui terminée, d’un pavillon d’angle du ministère des Travaux publics.
Ce percement doit donc faire disparaître une partie du vieux Paris des plus riches en souvenirs historiques.
Le point de départ, la rue Ilautefeuille, a reçu son nom des épaisses futaies qui jadis couvrirent son em
placement, futaies qui n’étaient elles-mêmes que les
restes d’anciennes forêts aménagées en jardins pour le palais des Thermes. Les rues du Jardinet, Serpente,
de l’Eperon, dont la physionomie n’a guère changé depuis plus d’un siècle, nous donnent une idée de ce qu’était Paris un peu avant et pendant la Révolution.
Cette maison à gracieuse tourelle d’angle, située à la rencontre des rues Larrey et de l’Ecole-de-Médecine, n’est décidément pas celle qu’occupait Marat quand
Charlotte Corday le frappa, mais l’appartement du tribun se trouvait au premier étage de la maison sui
vante, portant le numéro 20 de la rue de l’Ecole de Médecine, dont la section, de ce point à l’Ecole de Médecine, s’appelait alors rue des Cordeliers, tandis que la suivante prenait le nom de rue des Boucheries. La maison n’a subi depuis l’époque du drame que bien peu de modifications ; quant au cabinet de bain, tel il était alors, tel il est encore aujourd’hui et tel l’a