reproduit le tableau de Baudry. La maison habitée par Marat se trouvait donc voisine du fameux et immense couvent des Cordeliers, où saint Bonaventure fut étudiant, où se formèrent bon nombre d’orateurs popu
laires du temps de la Ligue. Dans son réfectoire se tenait le club des Cordeliers, et dans scs jardins fut exposé le corps de Marat, encore plongé dans l’eau ensanglantée de sa baignoire. L’hôpital des Coniques occupe l emplacement de ce couvent.
Les sommités révolutionnaires semblaient affectionner ce quartier voué aujourd’hui à ces industries qui vivent de la pensée de l’écrivain, des besoins de la science et de l’instructon, des conceptions de l’art : Camille Desmoulins habitait rue de l’Odéon ; Danton, cour du Commerce; Bitlaut-Varennes, rue Saint- André-des-Arts; Fabre d’Eglantine, carrefour de l’Odéon.
Bue de l’Ancienne-Comédie, au numéro 14, la pioche des démolisseurs va faire disparaître l’édilice, devenu vulgaire maison, qui s’appela l’hôtel des co
médiens ordinaires du roi ; c’est le berceau de la Comédie-Française.
En passant devant le marché Saint-Germain, le nouveau boulevard englobe une partie du terrain sur lequel se tenait la célèbre foire Saint-Germain, où Vadé lançait ses gauloiseries, où s’agitaient les ma
rionnettes d’Audinot; le long de la vieille basilique de Saiul-Germain-des-Prés, c’est l emplacement du célèbre Pré-aux-Cleres, où se promenaient les bons bourgeois, se vidaient les affaires d honneur et se ros
sait le guet... Derrière les maisons neuves de la place Gozlin, ancienne place Sainte-Marguerite, se dresse l’un des bâtiments de la célèbre prison de l’Abbaye ; rue Mignon, l’une desplus vieilles rues de Paris, puis
qu elle fut ouverte sous Philippe-Auguste, est l’ancien hôtel construit sur l’emplacement du collège que fit élever le maître des comptes et archidiacre Jean Mignon. Cet hôtel abrite aujourd’hui l’imprimerie de l Illustration. Mais, silence à tout cela . ... Dans quel
ques mois, fiacres et omnibus fouleront le sol üe la nouvelle voie, sans souci de l’histoire, sans souci de la légende ; alors se perdront les souvenirs et s’effaceront les traditions... Ainsi l’exige le progrès moderne.
P. Laurencin.
La leçon de natation, d’après Se tableau de M. Adrien Moreau
Un petit griffon, aux longs poils blancs et soyeux, portant au cou une faveur bleue, voilà l’élève. Les maîtresses sont deux jeunes femmes en toilette de campagne, toutes les deux joyeuses comme des fauvettes, fraîches comme une matinée de printemps.
La scène se passe au bord d’un étang, auquel gu arrive par un chemin creux perdu au milieu d’une forêt d arbustes, de (leurs et de plantes aquatiques. Le soleil crible ce fouillis de ses flèches d’or, étince
lantes au milieu de grandes masses d’ombre. Les jeunes femmes caressent du regard et de la voix le griffon qui bat piteusement l’eau de ses petites pattes désespérées. Il n’y a minauderies qui tiennent, la leçon n’est pas de son goût, et, en favori qu’il est, il ne se gène pas pour le laisser voir.
Ensemble gai, coquet, gracieux, charmant.


HIYOTOKO


NOUVELLE JAPONAISE
( Suite )
Mais un spectacle merveilleux détourna l’attention des deux Français avant qu’ils eussent franchi la moitié de l’espace qui les séparait encore du palais. Dans une magnifique pelouse en
trecoupée d’arbustes en fleur s’élevait une grande estrade de trois marches, couverte d’une belle natte de paille toute neuve. Au milieu de l’es
trade, une femme, presque entièrement perdue
dans des flots de soie, la tête ornée d’un élégant diadème surmonté de trois lames d’or verticales,
était accroupie dans un demi-cercle de femmes moins richement vêtues, mais presque toutes d’une remarquable beauté. Derrière l’estrade, une ligne d’autres femmes se tenaient à genoux et semblaient attendre des ordres. Enfin, autour de l’estrade, sur la pelouse, unç foule d’hommes, vêtus d’immenses pantalons dont les plis
roides traînaient dans l’herbe, d’un kirimon qui dépassait à peine les hanches, se promenaient gravement en tout sens, préoccupés, soucieux, tantôt se mordant les doigts, tantôt puisant vive
ment avec un pinceau dans l’encrier qui pendait à leur ceinture et écrivant en hâte sur les lames de l’éventail qu’il tenaient tous ouvert dans leur main gauche.
Quand l’un d’eux avait achevé son œuvre, il montait à l’estrade, se prosternait devant la Ivisaki et déposait son éventail sur les flots de soie qui enveloppaient la princesse. Celle-ci par
courait le chef-d’œuvre d’un œil tantôt moqueur et tantôt souriant, puis le passait à ses compagnes, qui le parcouraient à leur tour, imitant invariablement la grimace de leur maîtresse.
— Ecoutez, dit Lespalier après un instant de contemplation muette, allez plus loin si cela vous plaît; moi je m’arrête ici.
— Comment! dit Lavison, tu ne veux pas voir le taïkoun?
— Sans connaître le taïkoun, répliqua Lespalier, je gagerais qu’il est moins agréable à voir que cette petite brune qui me regarde là-bas avec des yeux si étranges. Allez, allez, je vous abandonne le taïkoun, ajouta-t-il, et je vous de
mande la permission d’aller faire un bout de conversation avec ces dames. Vous me retrouverez ici. Mais surtout ne vous pressez pas.
Et sans attendre les observations que voulait lui faire Lavison, il s’était précipité vers l’es
trade, en avait gravi les marches à pas précipités et s’était étendu à plat ventre devant la Ivisaki.
Tous les lettrés qu’il avait quelque peu bousculés en passant le. regardaient avec une surprise mê
lée de colère. Dans la surprise des femmes il y avait plutôt de l’admiration, car Lespalier était réellement bel homme, grand, carré, bien planté,
beaucoup mieux qu’on ne l’est généralement au Japon.
Mais sans s’inquiéter des sentiments divers qu’il inspirait, Lespalier s’était mis à quatre pattes, avait saisi un des nombreux éventails en
tassés devant la Ivisaki, était venu s’asseoir près du bord de l’estrade, et là, tirant un crayon de
l’album qu’il avait placé sur ses genoux, il s’élait mis à dessiner avec attention sur celte surface agréablement mordante qu’offre le bois tendre récemment travaillé.
La Ivisaki tenait ses yeux braqués sur l’artiste, sans se douter qu’élle posait pour son portrait ; les autres femmes suivaient avec la même atten
tion tous les mouvements de Lespalier; les lettrés eux-mêmes, interrompus dans leur inspira
tion, avaient formé un vaste cercle autour de l’estrade, et regardaient, ahuris, ce singulierconfrère qui, écrivant avec un morceau de bois au lieu de pinceau, levait à tout moment les yeux sur la Ivisaki comme pour la consulter.
Au bout de dix minutes, Lespalier replia l’é­ ventail, et décrivant de la main droite un cercle gracieux, lança son travail sur les genoux de la Ivisaki. Celle-ci l’ouvrit avec prccipation, s’attendant à quelque madrigal fort singulier, peut-être indéchiffrable...... Mais tout à coup, levant ses
deux bras en l’air, elle poussa un cri d’admira
tion. Par un mouvement spontané, toutes les femmes, oubliant l’étiquette, se levèrent à la fois et coururent vers la Ivisaki.
Ce fut alors une scène d’enthousiasme indescriptible. Toutes les femmes parlaient, criaient, gesticulaient à la fois, joignant, les mains, se mon
trant Lespalier qui, debout à cinq pas de là, la main droite sur la hanche, les regardait en souriant d’un air satisfait.
L’une d’entre elles, plus hardie, accourut à lui et lui tendit un éventail. Dix autres arrivèrent aussitôt et entourèrent l’artiste, le sollicitant du geste, de la voix, du regard surtout qu’elles s’efforçaient de rendre provocant. Lespalier, gar
dant sa pose martiale, pirouetta sur le talon gauche, et s’arrêta en face de la petite brune qu il avait remarquée déjà et qui, elle aussi, tendait
son éventail avec un sourire tentateur. Lespalier s’inclina galamment et saisit l’éventail en disant :
— A vous le tour, madame.
Toutes les femmes regagnèrent leurs places avec un mouvement de dépit. Lespalier avait déjà repris la sienne, mais il fut longtemps, malgré ses gestes désespérés, à obtenir de son mo
dèle qu’il se décidât à contenir sa joie et à rester immobile.
Enfin le travail commença. 11 n’y manquait plus que quelques traits lorsqu’un cri lointain, mais perçant, arriva aux oreilles de l’artiste :
— Sauve-toi, Lespalier !
Lespalier, jetant brusquement l’éventail, sauta sur ses pieds et se précipita tête baissée, non pas dans la direction de la porte, mais du côté du palais. Le danger attire les braves.
XIX
Pendant que Lespalier s’amusait à reproduire les traits des beautés d’O-Siro, Lavison et Tsjoo avaient pénétré, après mille formalités, dans le sanctuaire où résidait le taïkoun. Au fond d’une salle immense, habituellement divisée par des cloisons mobiles qu’on avait retirées pour rece
voir avec plus de solennité le représentant de la France, trônait, accroupi sur une estrade, le prince, coiffé d’une loque d’or, vêtu d’un kirimon de brocart vert à larges manches, d’un pantalon bouffant de même couleur, chaussé de bottines de velours rouge.
Les daïmios, de service au palais, parés du grand manteau de brocart traînant au loin der
rière eux, coiffés du haut bonnet pointu, étaient disposés sur deux longues files depuis l’entrée de la salle sur le seuil delà vérandahjusqu’à la pre
mière marche de l’estrade. Les hommes d’armes,
armés du casque et de la cotte de mailles, étaient accroupis en demi-cercle derrière le taïkoun,
leur longue lance placée debout entre leurs jambes croisées,
Tsjoo, avant d’aborder le trône, dut exécuter les trois prostations réglementaires; Lavison, en vertu des privilèges diplomatiques, marcha droit
au taïkoun, s’inclina profondément devant lui et attendit qu’on lui fit signe de prendre la parole. Un sourd murmure l’avait suivi dans tout le par
cours de l’immense salle ; il se sentait au milieu d’une troupe d’ennemis implacables. Il n’en commença pas moins à parler avec une fière as
surance, lorsque le taïkoun lui eut fait un geste de la main pour l’autoriser à parler.
— Prince, dit-il en souriant, les questions politiques sont difficiles à traiter entre nous; j’en ai fait l’expérience dans notre dernière entrevue. Il est naturel, je le comprends, que tu suspectes les intentions d’un gouvernement généreux et li
béral, mais qui ne t’est guère connu et qui réside à l’autre extrémité de la terre.
Le taïkoun inclina la tête en signe d’approbation .
— Le temps, poursuivit Lavison, se chargera de dissiper ces préventions.
— Homme de l’Occident, dit gravement le prince,, tu es dans une grave erreur : les gouver
nements et les peuples du soleil couchant me sont parfaitement connus. Parmi les hommes que j’ai envoyés au delà des mers pour s’informer de vos coutumes, un petit nombre se sont laissés séduire par votre beau parler et par le spectacle de votre civilisation, dit-il en jetant un regard demi-ironique, demi-courroucé sur Tsjoo. qui
reslaitprosternéàses pieds; tous les autres m’ont rapporté fidèlement vos usages, que vous vou
driez introduire au Japon et qui seraient sa
ruine. Chez vous, des hommes de rien imposent leur volonté à leur taïkoun; chez nous, les plus puissants daïmios n’osent m’adresser la parole qu’après s’être prosternés devant moi et je dis
pose de leur vie comme il me plaît. Nos cou
tumes ne me conviennent pas. N’en parlons plus.
Peyremal.
(La suite prochainement )