ment à la dernière séance de l’Académie de médecine. S’il faut donc s’en rapporter à ce qu’il a dit, le jaborandiestune plante qu’on trouve dans l’Amérique du Sud et dans l’extrême Orient, aux Terres-Chaudes et au Japon. On le cite comme le premier des alexitères, c’est-à-dire comme ayant pour propriété de prévenir les effets des poisons et des venins. Or, qui peut le plus peut le moins. Il serait propre conséquemment à guérir la grippe. Digne fleur! et comme on ferait bien de la multiplier par semis, par marcottes ou par boutures, à la place du navet morose et de la fade betterave !
Une idée ! Pourquoi le nouveau venu n’enverrait-il pas un cartel au phylloxéra?
Encore un peu de temps, disent les princes de la science, et le jaborandi deviendra l’herbage à la mode. Le rameau d’or que la Sy
bille a donné un jour à Enée, avant sa descente aux enfers, serait moins précieux, à beaucoup
près. Une vipère vous a piqué? exprimez le suc du jaborandi et il n’y paraît plus. Une pincée d’arsenic jetée dans le potage par une main scélé
rate n’est pas à craindre. On se rit de la morsure d’un chien enragé. On ne redoute ni la langue d’un avocat, ni l’éloge d’un confrère. En cas d’un procès en séparation de corps, le jaborandi, pris à petite dose, raccommode les deux parties et d’un ménage d’enfer fait une idylle de Florian.
Cela étant, pourquoi ne frète-t-on pas dix ou quinze navires afin d’en aller chercher toute une récolte aux lieux où il fleurit? Pourquoi, la pro
vision étant apportée en France, n’en ferait-on pas une décoction immense? Il y en aurait trentesix millions de bouteilles, une bouteille pour chacun de nous. Après avoir bu, il s’opérerait ce que nous désirons tous : nous serions purgés de nos mauvais instincts, de nos préjugés réciproques, de nos haines, de nos folies. Il ne reste
rait plus qu’une nation ayant un seul espril et battant d’un seul cœur !
Après tout, un tel miracle ne serait pas impossible.
Grippe à part, le prochain Salon est la chose dont on s’occupe le plus. Une activité sans pareille anime les ateliers. Nous avons déjà si
gnalé un certain nombre des œuvres qui sont en préparation; complétons cette nomenclature par les renseignements nouveaux qui, cette semaine, sont parvenus à notre connaissance.
De M. Charles Marcha], l’auteur de Pénélope et Phryné, on aura une scène de la vie parisienne, la Proie, c’est-à-dire une demi-mondaine s’em
parant d’un fils de famille ; c’est un souper en tète à tête, tel qu’il y en a tant encore en 1875 ; — de M. Luminais, deux sujets bien différents : 1 Guerriers gaulois poussant devant eux un troupeau pris à iennemi ; 2° Entre femme et prêtre, tableau d’histoire. Morvant, roi breton,
a devant lui un prêtre envoyé par Louis-le-Débonnaire pour lui demander la paix; mais la reine, sa femme, est là aussi, et elle veut la guerre ; —de M. Defaux, trois paysages : le Prin
temps clans les bois, vue prise à Auvert (Seineet-Oisej ; Intérieur de la ferme du Vieux-Chêne,
et enfin les Environs de Granville; — de M. Karl Daubigny, aussi trois paysages. On cite surtout de ce jeune artiste un Embarquement d’huîtres à Cancale, destiné, paraît-il, à produire quelque sensation. — M. Daubigny, père, hésite. Exposera-l-il, oui ou non? c’est ce qu’on ne sait pas encore. Trois autres paysages, ceux-là de M. Victor Dupré : 1 Effet de pluie d’après nature ;
T Bords d’un marais en Picardie; 3“ Bords de la Marne, à Saint-Maur.
Vous savez déjà que M. H. Donnât achève un portrait en pied de M™ Pasca, l’actrice du Gymnase, en ce moment à Saint-Pétersbourg. M. Gus
que qui doit faire pendant à la Promenade sur ta via Appia. On dit beaucoup de bien de la Noce juive, de.M. Puvis de Cbavannes, une scène de la -yje.d.’Alger. M. Poilpot exposera le Torali oui;. — Rappelez-vous M. Poilpot; c’est le
peintre qui, l’an dernier, a exposé une scène de l҆Affaire Clemenceau. Celui des contemporains qui est arrivé le plus vite et le plus bruyamment à la renommée, M. Manet, aura deux œuvres : le portrait de Faure, de l’Opéra, dans Hamlet, d’abord, et, d’autre part, les Canotiers de la Gre
nouillère. — U se fera certainement autour de ces toiles plus de bruit qu’il ne s’en est fait tout récemment autour du Bon bock.
Les fureteurs d’ateliers, ceux qui ont toujours le lorgnon à l’œil, assurent que la section de sculpture sera particulièrement intéres
sante. Ainsi donc, ils citent dès à présent, de M. Falguière, un groupe de Lutteurs; — de M. Boisseaux, des bustes; — de M. Amy, un trio
de poètes de la Provence, les trois félibres dont on a tant parlé au moment du centenaire de Pé
trarque : MM. Mistral, Aubanel et Roumanille ;
— de M. Félix Martin, trois statues aussi, mais de sentiments variés : — un Saltimbanque ; — une Cléopâtre couchée, avec l’aspic autour du bras; —un Louis XI à P/essis-les- Tours.
Auguste Préault, lui, ne s’est pas occupé du terrible fils de Charles VII, mais il a voulu repro
duire l’argentier de celui que les Anglais appe
laient par dérision « le roi de Bourges ». Jacques Cœur est une des plus nobles figures de notre histoire. Nos annales racontent qu’il n’a pas moins contribué à la libération du territoire fran
çais que Jeanne d’Arc. Quand on traverse Bourges et qu’on s’arrête devant la façade du palais que le peuple nomme encore aujourd’hui l’hôtel Jacques Cœur, on aperçoit à une fenêtre une figure naïve, assez grossièrement taillée dans la pierre; c’est celle de cet illustre financier, qui a été, quoi qu’en ait dit Agnès Sorel, son ennemie, un si grand patriote.
J’espère bien que l’ami Préault sera allé consulter cette pierre, ainsi que la devise qui l’entoure : A vaillant cœur rien d impossible.
Petits drames, petites mœurs et petit langage du jour.
Une actrice, qui est, avant tout, une femme à la mode, avait copié à grands frais, dans un entresol, l’appartement-boudoir de Mme de Pompadour. Il y avait là-dedans pour 500 000 francs
de chiffons et d’objets d’art. En moins de vingt minutes, l’incendie a tout consumé. De la copie de Mine de Pompadour, il n’est plus resté qu’une poignée de cendres.
Toute autre se fût lamentée ; l’actrice, toujours de belle humeur, s’est vite consolée. Dès le jour même du sinistre, en montrant une deses photographies, elle s’est écriée :
— Après tout, je suis toujours sur pied : le feu a épargné ce qu’il y avait de mieux dans le baluchon.
On vient de vendre la bibliothèque de M. Guizot. Hélas ! que j’en ai déjà vu de vieux
livres s’éparpiller un peu partout au vent des enchères ! Ça été d’abord la collection de Charles Nodier, vendue, je crois, 60 000 francs. « — Que » voulez-vous? disait-on . L’auteur de Smarra » est mort pauvre; il ne laissa pas d’autre héri» tage. » — On a mis ensuite à l’encan la biblio
thèque de Casimir Delavigne. « — Que voulez
» vous? L’auteur de Don Juan d Autriche était » un héros d’honneur bourgeois; il a voulu payer » 200 000 francs de dettes laissées par son père,
» ancien armateur au Havre. Tout ce qu’il a ga
» gné avec sa plume y a passé. » — Bientôt c’est devenu une mode. On a eu beau répéter que, de tous les amis, les livres sont les plus fidèles et les meilleurs ; on a vainement cité le cri de Cicéron :
« Nobiscum rusticantur, ils nous suivent même à la campagne! », on n’a plus pour ces amis le respect filial que leur vouaient les âges passés.
Non, le fils ne tient plus à ne pas se détacher des vieux tomes qu’avait feuilletés la main de l’aïeul.
Tout à l’heure je parlais de Charles Nodier. Le charmant conteur, ce poète de la prose, comme l’appelait Némésis, avait, une manie de bibliophile et de botaniste ; c’était de mettre, en guise de
sinet, dans chacun des volumes qui lui appartenaient, un spécimen de sa fleur favorite, de celle ancolie du Jura, qu’il opposait à la pervenche de J.-J. Rousseau. Quand on vendit sa bibliothèque à la criée, sous les voûtes de la salle Sylvestre, les acquéreurs, qui n’avaient point la même prédilection, secouaient dédaigneusement les exem
plaires achetés, et l’ancolie desséchée retombait sur le parquet en poussière !
Reprenons ce que nous commencions à dire; on vend donc la bibliothèque de M. Guizot.père. Ces grandes et belles éditions que l’historien avait mis soixante ans de sa vie à gagner, à rassem
bler, à conserver, à travers les révolutions, les combats de tribune et l’exil, tout cela va s’émiet
ter aux quatre points de la rose des vents. Peutêtre même cela s’en ira-t-il à l’étranger. On vend ; ainsi l’a voulu la famille. Le droit de propriété
est absolu. Mais cependant ne porte-t-on pas un peu atteinte à sa sainteté?
Parmi ces 6000 volumes qui sont passés sous le marteau du commissaire-priseur, il en est 1500, dit-on, qui sont ce qu’on appelle. « un hommage de l’auteur », et comme tels revêtus d’une dédicace et d’une signature. D’autres, aussi en très-grand nombre, sont enrichis de notes marginales par celui qui a écrit VHistoire de la civilisation en Europe. Sans doute le code per
met de les vendre, mais est-ce qu’il n’y a rien, chez les civilisés, au-dessus du code?
Après ça, il n’y a plus tant à crier, puisque la vente aux enchères est entrée tout à fait dans le mouvement de la vie sociale actuelle. On vend tout, on vend de tout. Regardez nos murs ; ils sont tapissés d’affiches qui, en style de syrène,
invitent le passant à aller porter son argent à l’hôtel de la rue Rossini. Le grand seigneur vend ses tableaux, la mondaine ses bi joux, le viveur sa cave, le peintre ses ébauches ; à son tour, le sa
vant vend ses livres. Jadis il mourait dessus, et en mourant il recommandait à son fils de faire comme lui. — Que nous sommes loin de ces mœurs-là !
Un fou, un homme d’esprit, un éventé, feu Romieu, le joyeux convive du café Périgord, n’entendait pas raillerie à propos de ces ventes à la criée.
— Si la famille s’en va, disait-il, ne vous en prenez pas uniquement aux utopistes qui la battent en brèche dans leurs théories ; les plus cou
pables sont encore les fils et les petits-fils. Ceux-là ne veulent plus entendre parler du culte des dieux lares. Par dieux lares, j’entends, s’il vous plaît, les chaudrons dans le ventre desquels on a fait des œufs pochés pendant trois ou quatre gé
nérations de la même lignée ; j’entends aussi les vénérables casseroles qui ont aidé à nous fêter à notre naissance ; plus tard, à notre premier prix,
au collège ; plus tard encore, le jour où nous avons été reçu avocat ou élève de Saint-Cyr. Mais non, on ne respecte plus ces cuivres sacrés ; on vend tout cela ; on met à l’encan la batterie de cuisine de ses pères !
Romieu tenait expressément à ces idées d’hérédité en fait d’ustensiles culinaires.
En 1843, il fit un bel héritage, un million à peu près.
Quittant tout à coup sa préfecture, il vint à Paris, rassembla six de ses amis et leur donna à dîner, afin de fêter l’événement. La scène se pas
sait dans un des meilleurs cabarets du Palais- Royal. Il y eut, dit-on, pour 500 francs de vins
fins; mais la chère, très-bourgeoise, laissait à désirer : — un simple gigot rôti, avec des flageolets.
L’un des convives en fit la remarque.
— Eh bien, c’est exprès, répondit l’excentrique préfet, j’ai voulu vous donner absolument le
même dîner qu’a fait, pendant cinquante ans, le président -de ***, c’est-à-dire le brave homme d’oncle dont nous venons d’arroser l’héritage.
Philibert Audebrand.
Une idée ! Pourquoi le nouveau venu n’enverrait-il pas un cartel au phylloxéra?
Encore un peu de temps, disent les princes de la science, et le jaborandi deviendra l’herbage à la mode. Le rameau d’or que la Sy
bille a donné un jour à Enée, avant sa descente aux enfers, serait moins précieux, à beaucoup
près. Une vipère vous a piqué? exprimez le suc du jaborandi et il n’y paraît plus. Une pincée d’arsenic jetée dans le potage par une main scélé
rate n’est pas à craindre. On se rit de la morsure d’un chien enragé. On ne redoute ni la langue d’un avocat, ni l’éloge d’un confrère. En cas d’un procès en séparation de corps, le jaborandi, pris à petite dose, raccommode les deux parties et d’un ménage d’enfer fait une idylle de Florian.
Cela étant, pourquoi ne frète-t-on pas dix ou quinze navires afin d’en aller chercher toute une récolte aux lieux où il fleurit? Pourquoi, la pro
vision étant apportée en France, n’en ferait-on pas une décoction immense? Il y en aurait trentesix millions de bouteilles, une bouteille pour chacun de nous. Après avoir bu, il s’opérerait ce que nous désirons tous : nous serions purgés de nos mauvais instincts, de nos préjugés réciproques, de nos haines, de nos folies. Il ne reste
rait plus qu’une nation ayant un seul espril et battant d’un seul cœur !
Après tout, un tel miracle ne serait pas impossible.
Grippe à part, le prochain Salon est la chose dont on s’occupe le plus. Une activité sans pareille anime les ateliers. Nous avons déjà si
gnalé un certain nombre des œuvres qui sont en préparation; complétons cette nomenclature par les renseignements nouveaux qui, cette semaine, sont parvenus à notre connaissance.
De M. Charles Marcha], l’auteur de Pénélope et Phryné, on aura une scène de la vie parisienne, la Proie, c’est-à-dire une demi-mondaine s’em
parant d’un fils de famille ; c’est un souper en tète à tête, tel qu’il y en a tant encore en 1875 ; — de M. Luminais, deux sujets bien différents : 1 Guerriers gaulois poussant devant eux un troupeau pris à iennemi ; 2° Entre femme et prêtre, tableau d’histoire. Morvant, roi breton,
a devant lui un prêtre envoyé par Louis-le-Débonnaire pour lui demander la paix; mais la reine, sa femme, est là aussi, et elle veut la guerre ; —de M. Defaux, trois paysages : le Prin
temps clans les bois, vue prise à Auvert (Seineet-Oisej ; Intérieur de la ferme du Vieux-Chêne,
et enfin les Environs de Granville; — de M. Karl Daubigny, aussi trois paysages. On cite surtout de ce jeune artiste un Embarquement d’huîtres à Cancale, destiné, paraît-il, à produire quelque sensation. — M. Daubigny, père, hésite. Exposera-l-il, oui ou non? c’est ce qu’on ne sait pas encore. Trois autres paysages, ceux-là de M. Victor Dupré : 1 Effet de pluie d’après nature ;
T Bords d’un marais en Picardie; 3“ Bords de la Marne, à Saint-Maur.
Vous savez déjà que M. H. Donnât achève un portrait en pied de M™ Pasca, l’actrice du Gymnase, en ce moment à Saint-Pétersbourg. M. Gus
tave Boulanger termine le Gynécée, étude anti
que qui doit faire pendant à la Promenade sur ta via Appia. On dit beaucoup de bien de la Noce juive, de.M. Puvis de Cbavannes, une scène de la -yje.d.’Alger. M. Poilpot exposera le Torali oui;. — Rappelez-vous M. Poilpot; c’est le
peintre qui, l’an dernier, a exposé une scène de l҆Affaire Clemenceau. Celui des contemporains qui est arrivé le plus vite et le plus bruyamment à la renommée, M. Manet, aura deux œuvres : le portrait de Faure, de l’Opéra, dans Hamlet, d’abord, et, d’autre part, les Canotiers de la Gre
nouillère. — U se fera certainement autour de ces toiles plus de bruit qu’il ne s’en est fait tout récemment autour du Bon bock.
Les fureteurs d’ateliers, ceux qui ont toujours le lorgnon à l’œil, assurent que la section de sculpture sera particulièrement intéres
sante. Ainsi donc, ils citent dès à présent, de M. Falguière, un groupe de Lutteurs; — de M. Boisseaux, des bustes; — de M. Amy, un trio
de poètes de la Provence, les trois félibres dont on a tant parlé au moment du centenaire de Pé
trarque : MM. Mistral, Aubanel et Roumanille ;
— de M. Félix Martin, trois statues aussi, mais de sentiments variés : — un Saltimbanque ; — une Cléopâtre couchée, avec l’aspic autour du bras; —un Louis XI à P/essis-les- Tours.
Auguste Préault, lui, ne s’est pas occupé du terrible fils de Charles VII, mais il a voulu repro
duire l’argentier de celui que les Anglais appe
laient par dérision « le roi de Bourges ». Jacques Cœur est une des plus nobles figures de notre histoire. Nos annales racontent qu’il n’a pas moins contribué à la libération du territoire fran
çais que Jeanne d’Arc. Quand on traverse Bourges et qu’on s’arrête devant la façade du palais que le peuple nomme encore aujourd’hui l’hôtel Jacques Cœur, on aperçoit à une fenêtre une figure naïve, assez grossièrement taillée dans la pierre; c’est celle de cet illustre financier, qui a été, quoi qu’en ait dit Agnès Sorel, son ennemie, un si grand patriote.
J’espère bien que l’ami Préault sera allé consulter cette pierre, ainsi que la devise qui l’entoure : A vaillant cœur rien d impossible.
Petits drames, petites mœurs et petit langage du jour.
Une actrice, qui est, avant tout, une femme à la mode, avait copié à grands frais, dans un entresol, l’appartement-boudoir de Mme de Pompadour. Il y avait là-dedans pour 500 000 francs
de chiffons et d’objets d’art. En moins de vingt minutes, l’incendie a tout consumé. De la copie de Mine de Pompadour, il n’est plus resté qu’une poignée de cendres.
Toute autre se fût lamentée ; l’actrice, toujours de belle humeur, s’est vite consolée. Dès le jour même du sinistre, en montrant une deses photographies, elle s’est écriée :
— Après tout, je suis toujours sur pied : le feu a épargné ce qu’il y avait de mieux dans le baluchon.
On vient de vendre la bibliothèque de M. Guizot. Hélas ! que j’en ai déjà vu de vieux
livres s’éparpiller un peu partout au vent des enchères ! Ça été d’abord la collection de Charles Nodier, vendue, je crois, 60 000 francs. « — Que » voulez-vous? disait-on . L’auteur de Smarra » est mort pauvre; il ne laissa pas d’autre héri» tage. » — On a mis ensuite à l’encan la biblio
thèque de Casimir Delavigne. « — Que voulez
» vous? L’auteur de Don Juan d Autriche était » un héros d’honneur bourgeois; il a voulu payer » 200 000 francs de dettes laissées par son père,
» ancien armateur au Havre. Tout ce qu’il a ga
» gné avec sa plume y a passé. » — Bientôt c’est devenu une mode. On a eu beau répéter que, de tous les amis, les livres sont les plus fidèles et les meilleurs ; on a vainement cité le cri de Cicéron :
« Nobiscum rusticantur, ils nous suivent même à la campagne! », on n’a plus pour ces amis le respect filial que leur vouaient les âges passés.
Non, le fils ne tient plus à ne pas se détacher des vieux tomes qu’avait feuilletés la main de l’aïeul.
Tout à l’heure je parlais de Charles Nodier. Le charmant conteur, ce poète de la prose, comme l’appelait Némésis, avait, une manie de bibliophile et de botaniste ; c’était de mettre, en guise de
sinet, dans chacun des volumes qui lui appartenaient, un spécimen de sa fleur favorite, de celle ancolie du Jura, qu’il opposait à la pervenche de J.-J. Rousseau. Quand on vendit sa bibliothèque à la criée, sous les voûtes de la salle Sylvestre, les acquéreurs, qui n’avaient point la même prédilection, secouaient dédaigneusement les exem
plaires achetés, et l’ancolie desséchée retombait sur le parquet en poussière !
Reprenons ce que nous commencions à dire; on vend donc la bibliothèque de M. Guizot.père. Ces grandes et belles éditions que l’historien avait mis soixante ans de sa vie à gagner, à rassem
bler, à conserver, à travers les révolutions, les combats de tribune et l’exil, tout cela va s’émiet
ter aux quatre points de la rose des vents. Peutêtre même cela s’en ira-t-il à l’étranger. On vend ; ainsi l’a voulu la famille. Le droit de propriété
est absolu. Mais cependant ne porte-t-on pas un peu atteinte à sa sainteté?
Parmi ces 6000 volumes qui sont passés sous le marteau du commissaire-priseur, il en est 1500, dit-on, qui sont ce qu’on appelle. « un hommage de l’auteur », et comme tels revêtus d’une dédicace et d’une signature. D’autres, aussi en très-grand nombre, sont enrichis de notes marginales par celui qui a écrit VHistoire de la civilisation en Europe. Sans doute le code per
met de les vendre, mais est-ce qu’il n’y a rien, chez les civilisés, au-dessus du code?
Après ça, il n’y a plus tant à crier, puisque la vente aux enchères est entrée tout à fait dans le mouvement de la vie sociale actuelle. On vend tout, on vend de tout. Regardez nos murs ; ils sont tapissés d’affiches qui, en style de syrène,
invitent le passant à aller porter son argent à l’hôtel de la rue Rossini. Le grand seigneur vend ses tableaux, la mondaine ses bi joux, le viveur sa cave, le peintre ses ébauches ; à son tour, le sa
vant vend ses livres. Jadis il mourait dessus, et en mourant il recommandait à son fils de faire comme lui. — Que nous sommes loin de ces mœurs-là !
Un fou, un homme d’esprit, un éventé, feu Romieu, le joyeux convive du café Périgord, n’entendait pas raillerie à propos de ces ventes à la criée.
— Si la famille s’en va, disait-il, ne vous en prenez pas uniquement aux utopistes qui la battent en brèche dans leurs théories ; les plus cou
pables sont encore les fils et les petits-fils. Ceux-là ne veulent plus entendre parler du culte des dieux lares. Par dieux lares, j’entends, s’il vous plaît, les chaudrons dans le ventre desquels on a fait des œufs pochés pendant trois ou quatre gé
nérations de la même lignée ; j’entends aussi les vénérables casseroles qui ont aidé à nous fêter à notre naissance ; plus tard, à notre premier prix,
au collège ; plus tard encore, le jour où nous avons été reçu avocat ou élève de Saint-Cyr. Mais non, on ne respecte plus ces cuivres sacrés ; on vend tout cela ; on met à l’encan la batterie de cuisine de ses pères !
Romieu tenait expressément à ces idées d’hérédité en fait d’ustensiles culinaires.
En 1843, il fit un bel héritage, un million à peu près.
Quittant tout à coup sa préfecture, il vint à Paris, rassembla six de ses amis et leur donna à dîner, afin de fêter l’événement. La scène se pas
sait dans un des meilleurs cabarets du Palais- Royal. Il y eut, dit-on, pour 500 francs de vins
fins; mais la chère, très-bourgeoise, laissait à désirer : — un simple gigot rôti, avec des flageolets.
L’un des convives en fit la remarque.
— Eh bien, c’est exprès, répondit l’excentrique préfet, j’ai voulu vous donner absolument le
même dîner qu’a fait, pendant cinquante ans, le président -de ***, c’est-à-dire le brave homme d’oncle dont nous venons d’arroser l’héritage.
Philibert Audebrand.