HIYOTOKO
NOUVELLE JAPONAISE
(Fin)
Deux norimons, hermétiquement clos, attendaient sur le rivage Lavison et son compagnon. Le capitaine entra dans l’un et se sentit aussitôt
enlevé, non sans quelque émotion. Il s’aperçut plusieurs lois en route qu’on renouvelait les por
teurs, et enfin, au bout de deux ou trois heures, il sentit qu’on déposait le norimon avec précaution. La portière s’ouvrit ; le capitaine sauta de
hors avec vivacité, mais s’arrêta aussitôt comme ébloui.
Il se trouvait dans une pièce assez étroite, mais ornée avec un luxe dont Lavison n’avait ja
mais conçu l’idée. Une cloison de laque verte, ornée de riches dessins d’or et de couleur, s’éle
vait, tout autour de la pièce, à une hauteur de 3 mètres environ. Au-dessus, des stores de bambou peints en rouge vif tamisaient une lu
mière fantastique. Près du parquet, que couvrait un riche tapis de velours rouge, régnait une large étagère de laque, sur la pielle étaient disposés des
aquariums où nageaient des poissons d’or, des pots de laque remplis de fleurs éblouissantes, des cages à papillons, des vases de toute sorte du tra
vail le plus bizarre mais le plus élégant. Vers le milieu de la pièce, perdu dans un flot de soie blanche et presque aussi blanc qu’elle, un homme était là, accroupi, souriant d’un sourire triste.
Lavison s’inclina jusqu’à terre : il était en face du petit-fils du Soleil. Le mikado lui fit signe de s’accroupir en face de lui.
— Tu m’as écrit plusieurs fois, lui dit-il. Tu as un grand courage, toi ; car tu savais bien que si le taïkoun eût connu tes lettres, tu eusses été contraint de t’ouvrir le ventre. Moi, condamné par ma naissance à ne voir que des femmes, l’i
dée m’est venue de parler enfin à un homme et je t’ai fait appeler. Te voilà. Parle-moi.
— Prince, dit Lavison avec une profonde émotion, je t’ai écrit librement, trop librement peutêtre ; je ne pourrais pas avec convenance te parler du même ton.
— Je le veux, dit le mikado impatienté. On m’adorera assez quand tu seras parti ; je suis las d’être le fils du Soleil et je liens à entendre une fois en ma vie une chose singulière : la vérité. Que penses-tu de moi, toi qui ne crois certainement pas que je sois un dieu?
— Prince, ma raison, en effet, m’empêche de croire à un dieu visible et mortel ; mais je sens, dans ma conscience, que tu peux, quand tu l’au
ras résolu, jouer dans le monde un rôle bien plus important que celui des trente-trois mille trois cents trente-trois divinités qu’on adore dans ta capitale. Tu peux sauver le Japon.
— L’empire de mon grand’père le Soleil serait-il menacé? demanda le mikado avec une nuance d’ironie.
— Il l’est. Tu vas en juger. Toutes les nations civilisées, au couchant comme à l’orient, ont les yeux ouverts sur ton pays et méditent de l’envahir......
— Le taïkoun saura se défendre contre des barbares, dit le prince avec un certain orgueil.
— J’ai dit de l’envahir, non pour en faire la conquête, mais pour y introduire les sciences, les arts, le commerce qui font la gloire et le bon
heur du reste de la terre, et que le Japon ne peut négliger plus longtemps sans se déshonorer et se ruiner à tout jamais.
— Je ne comprends pas bien, dit le mikado après un instant de réflexion; mais si toutes ces choses sont aussi nécessaires que tu ledis, pour
quoi le taïkoun refuse-t-il de les introduire dans mon empire?... Je Veux dire dans le sien, ajouta le prince avec amertume.
— C’est ce que j’ai essayé de lui persuader. Mais le taïkoun n’est pas assez clairvoyant pour pénétrer l’avenir, pas assez désintéressé pour
renoncer au passé. Entouré de daïmios qui détestent sa tyrannie tout en partageant ses erreurs et ses passions, il ne veut-connaître ni le peuple,
une classe toute-puissante par le nombre, ni la bourgeoisie, une autre classe puissante par la richesse et par l’instruction. Si les daïmios, comme je le crois, s’avisent un jour de s’ap
puyer sur ces deux forces, le taïkoun est perdu. Au profit de qui sera-t-il renversé? ce n’est pas à moi de le dire. Mais je prévois, si une main ferme ne prend le gouvernement, une longue et cruelle guerre civile.
— Avoir la main ferme!... Prendre le gouvernement quand on n’a jamais connu que des femmes! dit mélancoliquement le mikado. — Dis-moi cependant, poursuivit-il avec vivacité, crois-tu utile pour un empire d’avoir deux sou
verains, l’un qui gouverne réellement, et l’autre qui est censé gouverner et passe sa vie parmi des femmes, à écouter des propos inutiles?
—- Je le crois tout à fait funeste.
— Mais que devrait faire, dis-moi, fit le prince en s’animant, celui qui aurait renversé le taï
koun par le moyen des daïmios? Ne te semblet-il pas qu’il serait exposé à être renversé à son tour s’il ne gouvernait pas à leur gré? Ne devraitil pas les obliger tous à s’ouvrir le ventre pour régner en paix?
Lavison frissonna à l’expression naïve d’une politique si atroce.
— Non, non, dit-il, Dieu me garde de conseiller un acte aussi injuste, et aussi imprudent. Il serait plus utile et plus sage de les réduire à l’impuissance, en les privant du droit qu’ils possèdent de gouverner à leur gré dans leurs pro
vinces, en les réduisant, sans les appauvrir ni les humilier, au rôle de conseillers du souverain.
— Tes paroles sont sages, dit le mikado. Tu m’as écrit que tu quittais le Japon, j’espère que tu y reviendras.
—-Tu ne dois pas en douter, maintenant que je sais que tu le désires.
— Nous nous reverrons alors. En ce moment, je suis attendu pour assister à un combat de coqs, grave occupation, comme tu vois, pour le petit-fils du Soleil. Tu m’as entr’ouvert un nou
vel avenir. Une noble femme, que j’aime plus que moi-même, m’avait préparé à concevoir des idées dignes de mon rang. C’est grâce à elle que j’ai pu lire tes lettres; c’est elle qui m’a conseillé de te voir et qui a tout disposé pour t’amener ici. Il faut que nous achevions ensemble ce que tous deux «vous avez commencé. J’y perdrai ma divinité, mais j’y gagnerai la vraie puissance et la liberté. Ma prison s’ouvrira, je le veux. Adieu et à bientôt.
Le mikado se leva et disparut derrière une tapisserie. Lavison écouta un instant une petite voix joyeuse et douce qui s’affaiblissait en s’éloi
gnant. Mais entendant un bruit de pas, il se jeta dans le norimon et en referma la portière. Presque aussitôt, il se sentit enlevé de terre. Avant la fin du jour il était de retour sur la frégate et donnait l’ordre du départ.
— Nous partons ! dit Tsjoo avec tristesse. Reverrons-nous jamais le Japon?
— Nous le reverrons, je te le jure. Mais alors, Tsjoo, une ère nouvelle aura lui pour ton pays; alors tu ne seras plus contraint de courber ta tête devant un insolent et ridicule samouraï ;
alors ton fils Soukouné, instruit dans nos arts et dans nos sciences, sera plus considéré et plus honoré que le fils ignorant d’un daïmio et du taïkoun......Ne saluez donc pas, dit Lavison en
voyant toutes les têtes s’incliner; alors, poursuivit-il, alors ta fille n’aura plus à craindre de devenir malgré elle la femme d’un Ongazawara.
— Je serai la tienne, dit Iliyotoko en saisissant la main du capitaine.
— Si Tsjoo le veut, dit Lavison avec un regard suppliant.
— Mes enfants ! s’écria le brave Japonais en les réunissant sur son cœur. Il les y tint longtemps pressés en pleurant.
Quand il releva la tête, la frégate avait filé rapidement vers le sud. La côte s’abaissait sensi
blement; on ne distinguait plus qu’avec peine, dans un lointain vaporeux, les grandes tours carrées du château de Kioto. Avant la nuit, l’île de Sikoff s’était peu à peu enfoncée dans la mer;
la terre japonaise n’était plus marquée au nord que par une brume légère, qui finit par se con
fondre avec l’ombre croissante. Lavison et toute la famille de Tsjoo, réunis sur la dunette, essayèrent encore un instant de distinguer les der
nières traces à l’horizon; puis ils firent ensemble un signe d’adieu, mais dans ce dernier geste il y avait plus d’émotion que de tristesse : tous s’é
taient laissé gagner par la confiance de Lavison. L’avenir ne Ta pas démentie.
Après une révolution merveilleuse que tout le monde connaît, Moutsoukito, pelit-fils du Soleil, a établi au Japon une véritable monarchie con
stitutionnelle. Lespalier dirige à Yédo une école de peinture en pleine prospérité. Il réclame ce
pendant à cor et â cri des modèles européens des deux sexes; mais il déclare que, pour les fleurs et la nature morte, il n’a besoin de rien, et af
firme qu’avant peu l’écolê hollandaise, dans celte partie, trouvera à qui parler. On verra bien. En attendant, le jeune Soukouné poursuit avec suc
cès ses études dans un lycée de Paris; le domaine de Tsjoo est devenu une vaste manufacture peuplée d’ouvriers européens et d’apprentis japonais; un grand arsenal a été construit, un ma
gnifique port militaire a été creusé sur les plans et par les soins de Lavison, à quelques kilomè
tres d’Yokohama; enfin, Iliyotoko, qui a conservé ses belles dents blanches, malgré la mode japo
naise qui condamne toute femme mariée à les avoir couleur d’ébène, Iliyotoko, mère de deux superbes enfants, les élève, les aime et les gâte......à la française.
Peyremal.
Opéra-Comique : Carmen, opéra-comique en quatre actes, de MM.* Meilhac et Halévy, musique de M. Georges Bizet.
Vous vous souvenez de Carmen, de Mérimée. Vous n avez pas oublié l’histoire de cette gitana que le romancier conduisait à travers les montagnes de l’An
dalousie et dans les renias de Grenade et de Séville, au grand scandale de quelques lecteurs effrayés de cette audace et au grand plaisir de nombreux aff ecionados, émerveillés de ce talent. Mérimée aimait de telles difficultés littéraires, et il ne lui déplaisait pas de raconter à son tour les faits et gestes d’une Manon Lescaut, mais d’une Manon Lescaut de la bohème. Une fois parti dans de pareilles aventures, il ne recu
lait plus. Il avait l’esprit b ave ; il attaquait résolûment le sujet, et en homme habile qu’il était il comp
tait sur lui pour se tirer d’affaire. 11 osait tout, mais avec prudence : Nec temere, ncc timide. Mérimée aurait pu prendre au besoin cette devise ; il Ta mise bien souvent en pratique et principalement dans Car
men. Tout y est avec le réalisme de la vie des gitanas, dans les bouges de la rue du Serpent ou du
Candilijo, à Séville. Celte Carmen était dessinée de main de maître. C’est le caprice changeant d’heure en heure, c’est le vice dans les carrefours, cela com
mence par le vol et finit par le meurtre. Mais le talent de l’auteur répond de tout, si bien qud ce monde de bandits vous intéresse en fin de compte. Et puis, comme ces gens se font juriiee sommaire entre eux,
et que tout cela se termine par la mort de Carmen et par le supplice de José Navarro, la morale est satislaite ; j’entends la morale littéraire.
C’est à cette ouvelle que MM. Meilhac et Halévy -ont demandé un sujet d’opéra-comique. Je tenais à coup sûr ces deux ailleurs pour gens d’infiniment d’esprit; je sava: dleté au théâtre; mais j’a voue que je redon. pareille tentative. Cette
transposition du drami ; semblait impossible au volume du théâtre LV.npi nt fait au livre ne pou
vait se faire qu’ei mettant singulièrement, à mon avis du moin . ou i omancier ou les auteurs. Si Ton habillait I suivant les exigences de
l’opéra-comique, 1- r. ;le était perdue; si on la conduisait telle qu sur la scène, avec sa jupe
rouge, sa mantille p h de trous et scs bas de soie aux mailles échapp s u maints endroits, on mettait
NOUVELLE JAPONAISE
(Fin)
Deux norimons, hermétiquement clos, attendaient sur le rivage Lavison et son compagnon. Le capitaine entra dans l’un et se sentit aussitôt
enlevé, non sans quelque émotion. Il s’aperçut plusieurs lois en route qu’on renouvelait les por
teurs, et enfin, au bout de deux ou trois heures, il sentit qu’on déposait le norimon avec précaution. La portière s’ouvrit ; le capitaine sauta de
hors avec vivacité, mais s’arrêta aussitôt comme ébloui.
Il se trouvait dans une pièce assez étroite, mais ornée avec un luxe dont Lavison n’avait ja
mais conçu l’idée. Une cloison de laque verte, ornée de riches dessins d’or et de couleur, s’éle
vait, tout autour de la pièce, à une hauteur de 3 mètres environ. Au-dessus, des stores de bambou peints en rouge vif tamisaient une lu
mière fantastique. Près du parquet, que couvrait un riche tapis de velours rouge, régnait une large étagère de laque, sur la pielle étaient disposés des
aquariums où nageaient des poissons d’or, des pots de laque remplis de fleurs éblouissantes, des cages à papillons, des vases de toute sorte du tra
vail le plus bizarre mais le plus élégant. Vers le milieu de la pièce, perdu dans un flot de soie blanche et presque aussi blanc qu’elle, un homme était là, accroupi, souriant d’un sourire triste.
Lavison s’inclina jusqu’à terre : il était en face du petit-fils du Soleil. Le mikado lui fit signe de s’accroupir en face de lui.
— Tu m’as écrit plusieurs fois, lui dit-il. Tu as un grand courage, toi ; car tu savais bien que si le taïkoun eût connu tes lettres, tu eusses été contraint de t’ouvrir le ventre. Moi, condamné par ma naissance à ne voir que des femmes, l’i
dée m’est venue de parler enfin à un homme et je t’ai fait appeler. Te voilà. Parle-moi.
— Prince, dit Lavison avec une profonde émotion, je t’ai écrit librement, trop librement peutêtre ; je ne pourrais pas avec convenance te parler du même ton.
— Je le veux, dit le mikado impatienté. On m’adorera assez quand tu seras parti ; je suis las d’être le fils du Soleil et je liens à entendre une fois en ma vie une chose singulière : la vérité. Que penses-tu de moi, toi qui ne crois certainement pas que je sois un dieu?
— Prince, ma raison, en effet, m’empêche de croire à un dieu visible et mortel ; mais je sens, dans ma conscience, que tu peux, quand tu l’au
ras résolu, jouer dans le monde un rôle bien plus important que celui des trente-trois mille trois cents trente-trois divinités qu’on adore dans ta capitale. Tu peux sauver le Japon.
— L’empire de mon grand’père le Soleil serait-il menacé? demanda le mikado avec une nuance d’ironie.
— Il l’est. Tu vas en juger. Toutes les nations civilisées, au couchant comme à l’orient, ont les yeux ouverts sur ton pays et méditent de l’envahir......
— Le taïkoun saura se défendre contre des barbares, dit le prince avec un certain orgueil.
— J’ai dit de l’envahir, non pour en faire la conquête, mais pour y introduire les sciences, les arts, le commerce qui font la gloire et le bon
heur du reste de la terre, et que le Japon ne peut négliger plus longtemps sans se déshonorer et se ruiner à tout jamais.
— Je ne comprends pas bien, dit le mikado après un instant de réflexion; mais si toutes ces choses sont aussi nécessaires que tu ledis, pour
quoi le taïkoun refuse-t-il de les introduire dans mon empire?... Je Veux dire dans le sien, ajouta le prince avec amertume.
— C’est ce que j’ai essayé de lui persuader. Mais le taïkoun n’est pas assez clairvoyant pour pénétrer l’avenir, pas assez désintéressé pour
renoncer au passé. Entouré de daïmios qui détestent sa tyrannie tout en partageant ses erreurs et ses passions, il ne veut-connaître ni le peuple,
une classe toute-puissante par le nombre, ni la bourgeoisie, une autre classe puissante par la richesse et par l’instruction. Si les daïmios, comme je le crois, s’avisent un jour de s’ap
puyer sur ces deux forces, le taïkoun est perdu. Au profit de qui sera-t-il renversé? ce n’est pas à moi de le dire. Mais je prévois, si une main ferme ne prend le gouvernement, une longue et cruelle guerre civile.
— Avoir la main ferme!... Prendre le gouvernement quand on n’a jamais connu que des femmes! dit mélancoliquement le mikado. — Dis-moi cependant, poursuivit-il avec vivacité, crois-tu utile pour un empire d’avoir deux sou
verains, l’un qui gouverne réellement, et l’autre qui est censé gouverner et passe sa vie parmi des femmes, à écouter des propos inutiles?
—- Je le crois tout à fait funeste.
— Mais que devrait faire, dis-moi, fit le prince en s’animant, celui qui aurait renversé le taï
koun par le moyen des daïmios? Ne te semblet-il pas qu’il serait exposé à être renversé à son tour s’il ne gouvernait pas à leur gré? Ne devraitil pas les obliger tous à s’ouvrir le ventre pour régner en paix?
Lavison frissonna à l’expression naïve d’une politique si atroce.
— Non, non, dit-il, Dieu me garde de conseiller un acte aussi injuste, et aussi imprudent. Il serait plus utile et plus sage de les réduire à l’impuissance, en les privant du droit qu’ils possèdent de gouverner à leur gré dans leurs pro
vinces, en les réduisant, sans les appauvrir ni les humilier, au rôle de conseillers du souverain.
— Tes paroles sont sages, dit le mikado. Tu m’as écrit que tu quittais le Japon, j’espère que tu y reviendras.
—-Tu ne dois pas en douter, maintenant que je sais que tu le désires.
— Nous nous reverrons alors. En ce moment, je suis attendu pour assister à un combat de coqs, grave occupation, comme tu vois, pour le petit-fils du Soleil. Tu m’as entr’ouvert un nou
vel avenir. Une noble femme, que j’aime plus que moi-même, m’avait préparé à concevoir des idées dignes de mon rang. C’est grâce à elle que j’ai pu lire tes lettres; c’est elle qui m’a conseillé de te voir et qui a tout disposé pour t’amener ici. Il faut que nous achevions ensemble ce que tous deux «vous avez commencé. J’y perdrai ma divinité, mais j’y gagnerai la vraie puissance et la liberté. Ma prison s’ouvrira, je le veux. Adieu et à bientôt.
Le mikado se leva et disparut derrière une tapisserie. Lavison écouta un instant une petite voix joyeuse et douce qui s’affaiblissait en s’éloi
gnant. Mais entendant un bruit de pas, il se jeta dans le norimon et en referma la portière. Presque aussitôt, il se sentit enlevé de terre. Avant la fin du jour il était de retour sur la frégate et donnait l’ordre du départ.
— Nous partons ! dit Tsjoo avec tristesse. Reverrons-nous jamais le Japon?
— Nous le reverrons, je te le jure. Mais alors, Tsjoo, une ère nouvelle aura lui pour ton pays; alors tu ne seras plus contraint de courber ta tête devant un insolent et ridicule samouraï ;
alors ton fils Soukouné, instruit dans nos arts et dans nos sciences, sera plus considéré et plus honoré que le fils ignorant d’un daïmio et du taïkoun......Ne saluez donc pas, dit Lavison en
voyant toutes les têtes s’incliner; alors, poursuivit-il, alors ta fille n’aura plus à craindre de devenir malgré elle la femme d’un Ongazawara.
— Je serai la tienne, dit Iliyotoko en saisissant la main du capitaine.
— Si Tsjoo le veut, dit Lavison avec un regard suppliant.
— Mes enfants ! s’écria le brave Japonais en les réunissant sur son cœur. Il les y tint longtemps pressés en pleurant.
Quand il releva la tête, la frégate avait filé rapidement vers le sud. La côte s’abaissait sensi
blement; on ne distinguait plus qu’avec peine, dans un lointain vaporeux, les grandes tours carrées du château de Kioto. Avant la nuit, l’île de Sikoff s’était peu à peu enfoncée dans la mer;
la terre japonaise n’était plus marquée au nord que par une brume légère, qui finit par se con
fondre avec l’ombre croissante. Lavison et toute la famille de Tsjoo, réunis sur la dunette, essayèrent encore un instant de distinguer les der
nières traces à l’horizon; puis ils firent ensemble un signe d’adieu, mais dans ce dernier geste il y avait plus d’émotion que de tristesse : tous s’é
taient laissé gagner par la confiance de Lavison. L’avenir ne Ta pas démentie.
Après une révolution merveilleuse que tout le monde connaît, Moutsoukito, pelit-fils du Soleil, a établi au Japon une véritable monarchie con
stitutionnelle. Lespalier dirige à Yédo une école de peinture en pleine prospérité. Il réclame ce
pendant à cor et â cri des modèles européens des deux sexes; mais il déclare que, pour les fleurs et la nature morte, il n’a besoin de rien, et af
firme qu’avant peu l’écolê hollandaise, dans celte partie, trouvera à qui parler. On verra bien. En attendant, le jeune Soukouné poursuit avec suc
cès ses études dans un lycée de Paris; le domaine de Tsjoo est devenu une vaste manufacture peuplée d’ouvriers européens et d’apprentis japonais; un grand arsenal a été construit, un ma
gnifique port militaire a été creusé sur les plans et par les soins de Lavison, à quelques kilomè
tres d’Yokohama; enfin, Iliyotoko, qui a conservé ses belles dents blanches, malgré la mode japo
naise qui condamne toute femme mariée à les avoir couleur d’ébène, Iliyotoko, mère de deux superbes enfants, les élève, les aime et les gâte......à la française.
Peyremal.
LES THÉATRES
Opéra-Comique : Carmen, opéra-comique en quatre actes, de MM.* Meilhac et Halévy, musique de M. Georges Bizet.
Vous vous souvenez de Carmen, de Mérimée. Vous n avez pas oublié l’histoire de cette gitana que le romancier conduisait à travers les montagnes de l’An
dalousie et dans les renias de Grenade et de Séville, au grand scandale de quelques lecteurs effrayés de cette audace et au grand plaisir de nombreux aff ecionados, émerveillés de ce talent. Mérimée aimait de telles difficultés littéraires, et il ne lui déplaisait pas de raconter à son tour les faits et gestes d’une Manon Lescaut, mais d’une Manon Lescaut de la bohème. Une fois parti dans de pareilles aventures, il ne recu
lait plus. Il avait l’esprit b ave ; il attaquait résolûment le sujet, et en homme habile qu’il était il comp
tait sur lui pour se tirer d’affaire. 11 osait tout, mais avec prudence : Nec temere, ncc timide. Mérimée aurait pu prendre au besoin cette devise ; il Ta mise bien souvent en pratique et principalement dans Car
men. Tout y est avec le réalisme de la vie des gitanas, dans les bouges de la rue du Serpent ou du
Candilijo, à Séville. Celte Carmen était dessinée de main de maître. C’est le caprice changeant d’heure en heure, c’est le vice dans les carrefours, cela com
mence par le vol et finit par le meurtre. Mais le talent de l’auteur répond de tout, si bien qud ce monde de bandits vous intéresse en fin de compte. Et puis, comme ces gens se font juriiee sommaire entre eux,
et que tout cela se termine par la mort de Carmen et par le supplice de José Navarro, la morale est satislaite ; j’entends la morale littéraire.
C’est à cette ouvelle que MM. Meilhac et Halévy -ont demandé un sujet d’opéra-comique. Je tenais à coup sûr ces deux ailleurs pour gens d’infiniment d’esprit; je sava: dleté au théâtre; mais j’a voue que je redon. pareille tentative. Cette
transposition du drami ; semblait impossible au volume du théâtre LV.npi nt fait au livre ne pou
vait se faire qu’ei mettant singulièrement, à mon avis du moin . ou i omancier ou les auteurs. Si Ton habillait I suivant les exigences de
l’opéra-comique, 1- r. ;le était perdue; si on la conduisait telle qu sur la scène, avec sa jupe
rouge, sa mantille p h de trous et scs bas de soie aux mailles échapp s u maints endroits, on mettait