la pièce en péril. Dangers de tous côtés. Eh bien, non. L’adresse de MM. Meilhac et Halévy a tout sauvé. C’est bien Carmen, le roman a été conservé dans la plupart de ses incidents, dans son mouvement général, dans son esprit et dans sa passion môme. Quelques parties, et cela devait êlre, en ont été voilées, mais avec beaucoup de tact et par un goût in
fini. Lorsque la nouvelle ne peut pas se montrer au public tout entière, on l’aperçoit encore ; elle se fait entendre pour qui sait écouter entre les scènes. Je le répète ce poème d’opéra-comique est d’une merveil
leuse habileté ; il est fin, spirituel, très-bien dit, et conduit de main de maître. C’est à coup sûr un des plus charmants que nous ayons entendus à la salle Favart, depuis le Domino noir, le chef-d’œuvre du genre. Il est bien coupé pour la musique, bien traité,
changeant d’acte en acte ses décors dramatiques, d’un très-grand effet dans les progressions scéniques habilement ménagées, et d’un véritable intérêt.
C’est Carmen, ou plutôt c’est le roman dès son début sur cette place de Séville, où les dragons assis devant le corps de garde regardent passer les gens de la rue et attaquent de leurs quolibets un peu solda
tesques les manolas qui se rendent à leurs affaires.
José Navarro, le brigadier, tresse sa chaîne de fil de laiton, pour tenir son épinglette, lorsque les filles employées à la manufacture de cigares passent de
vant les soldats. José ne songe guère à elles ; il pense à la Navarre, ce brave garçon qui regrette ses monta
gnes, lorsque la Carmen, une (leur de cassis dans le coin de la bouche, accoste le brigadier qui ne prend garde à cette gitana. La bohémienne s’olï ense de cette indifférence et, prenant la fleur de cassis, elle la lance d’un mouvement du pouce entre les deux yeux du soldat. La magie a commencé, puisque le briga
dier s’est machinalement saisi de la fleur, et lorsqu’on
l’appelle lui et quelques hommes pour mettre le holà dans la manufacture où Carmen a fait des siennes, en marquant de coups de couteau le front d’une cama
rade d’atelier, José sent que l’amour lui est venu pour cette malheureuse créature. C’eït à lui de la conduire en prison. Il lui attache les bras avec une corde, et sur un mot d’elle, un mot dit bien bas, à l’oreille, il la fait évader. Le cas est clair. Il y a complicité et le malheureux est disgracié. C’est peu de chose, vous le voyez, que ce premier acte. Il est charmant dans sa marche scénique, dans son mouvement dramatique,
dans ses détails. Il expose à merveille et le caractère de José et le personnage de Carmen. Il se meut gaiement, franchement, dans le milieu de la rue qui appartient aux soldats et au peuple. Il est plein de viva
cité, d’éclat et de lumière. Je n’en sais pas de mieux mis en œuvre.
Le second n’est pas moins heureux. Il se passe dans une venta des plus suspectes à la police de Sé
ville, où les contrebandiers donnent rendez-vous aux bohémiennes et où les nuits se passent au son des guitares, au bruit des castagnettes, aux boléros et aux danses des Romalis. José, complice de Carmen au premier acte, devient bientôt déserteur par amour pour elle. Il se bat pour la belle contre un officier de son régiment, et voilà ce garçon en train de se faire fusiller. Il n’a plus pour appui que les contreban
diers et pour refuge que ta montagne. Voilà où l’a
mené l’amour de la Carmen, et encore la gitana l’aime-t-elle ? Voilà beau temps que son cœur capri
cieux a quitté cet imbécile de Navarrais pour courir après le toréador Escamilla. Ce qui n’est pas peu fait pour exciter la jalousie de José.
Nous voici maintenant dans la sierra, à une halte de bohémiens-contrebandiers, au milieu des gorges des montagnes : à la comédie a succédé le drame. La jalousie terrible a éclaté et une lutte à coups do couteau a commencé entre José et Escamilla : Je tout pour cette Carmen dont l’esprit finit par s’alarmer pourtant, car elle a lu dans ses caries de bohémienne qu’elle mourrait de mort violente. Les cartes ont raison. Carmen est venue à Séville elle est là pour as
sister à la corrida et pour triompher dans le triomphe d’Escamilla. Mais pendant que la foule applaudit aux coups du torréador, pendant que les hommes crient vira et que les femmes brisent leurs éventails en ac
clamant le vainqueur, José tue Carmen et se venge de
cette victoire de son amant. Plus tard la justice fera son affaire. MM. Meilhac et Halévy se sont arrêtés là, en changeant le lieu de la mort de la gitana.
La nouvelle a donc été respectée de point en point, excepté aux endroits où un respect trop scrupuleux eût été une injure pour elle. Si vous vous souvenez bien de ce petit roman, vous vous rappellerez que Mérimée lui-même s’y était mis en scène en se char
geant de rapporter ur.e médaille de José à sa mère, une pauvre femme restée en peine et ignorante du sort de son fils. Il y avait une larme, une toute petite, une larme à la Mérimée, dans cette dernière prière du
brigand José et dans ce souvenir au pays natal. MM. Meilhac et Halévy n’ont eu garde de l’oublier.
Ils se sont servis de l’auteur. Seulement Mérimée a été remplacé dans le roman par une jeune Navarraise qui vient de ses montagnes pour parler de la mère abandonnée et pour pincer s’il se peut la corde du sentiment. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus heureusement imaginé dans la pièce. Passons, Il m’en coûte
rait d’appuyer sur cette critique, d’autant plus, je le répète, que cette pièce est des plus intéressantes et des plus heureuses.
Que je voudrais pouvoir applaudir à la partition comme je l’ai fait au poème. Pour un tel sujet, si mouvementé, si varié, si animé dans ses divers actes, il eût fallu un musicien hors ligne, un de ces tempé
raments exceptionnels d’artistes qui passent de la comédie au drame, de la gaieté à la tristesse, et qui accentuent nettement leurs personnages. M. Georges Bizet, qui est un homme de talent, un musicien con
sciencieux et qui compte parmi les premiers de notre jeune école, n’a pas eu les souplesses de l’imagina
tion. Il faut bien le dire : il n’a pas d’éclat. Aussi le premier acte, si spirituel, si ardent dans le poème, nous a paru des plus ternes dans la musique. Nous demandions en vain au musicien de nous rendre cette animation du corps de garde, ce bavardage des ma
nolas, ce bruit de la rue, cette gaieté et ce tapage. Tout cela est hésitant, sans parti pris, triste même. La chanson espagnole hésite, le boléro se paralyse ; je ne sais dans quel demi-sommeil rêveur s’endort volontairement ce premier acte. Rien ne s’v accentue,
ni l’indifférence de Carmen, ni son amour capricieux, ni la passion de José. Nous restons à moitié chemin de tout, de la comédie et du drame. Pourtant il faut prendre un parti. La pièce s’annonce résolument.
Pourquoi la musique a-t-elle de ces timidités qui font douter de l’auteur. Je sais bien que la chanson :
Si tu ne m’aimes pas, je l’aime; Si je t’aime, prends garde à toi.
a été très-applaudie ; je sais qu’on a fait fête aussi à quelques phrases du duo entre MUi Lhérie et Mlle Chapuv, qu’on a bruyamment accueilli une fort jolie marche de soldats qu’accompagne un chœur d’en
fants. Mais cela ne suffit pas ; l’acte n’en reste pas moins terne et froid.
Le second vaut mieux et de beaucoup. La séguidilie que chante Carmen au lever du rideau est ravissante. La scène de la danse est des plus mouvementées. Les couplets du toréador Escamilla sont d’un tour un peu
vulgaire, mais ils ont de l’entrain et leur chute n’est pas sans originalité et sans grâce. Il y a de bonnes parties dans le duo de Carmen et de José; et un quin
tette bouffe dont je n’ai pas retenu les paroles, et qui m’a paru assez lent à son début, s’csl dégagé dans un développement ingénieux et animé. Mais tout cela est encore bien timide quand on met le pied dans une [iosada de Séville ou de Cordoue, au milieu des majos, des contrebandiers, des gitanas et des dragons de la garnison ; il faut un peu plus d’audace. Je ne re
proche pas à M. Bizet d’avoir conduit sa muse dans les ventas, mais là je lui voudrais un air moins embarrassé.
Le troisième acte s’ouvre par un chœur de bohémiens d’un très-bon caractère : il a de la couleur. J’ai senti l’homme de talent et à ce début de l’acte et à ce
trio de gitanas qui consultent les cartes, et surtout à un air de MUs Chapuy, que cette artiste dit avec une grande pureté de style. Le quatrième est très-court ;
il se compose d’une marche de picadors servant de cadre a un cortège brillant, d’une ariette que Bouhy chante avec beaucoup de goût et d’un duo entre José et Carmen, dans lequel se détachent quelques chaleu
reuses phrases dramatiques, pendant que les chants de victoire éclatent derrière le rideau. 11 y a là véri
tablement une belle page. Mais comme elle est lente à venir, cette inspiration du musicien ! et comme cette partition touffue manque d’ordre, de plan et de clarté !
L’Opéra-Comique a monté avec un grand luxe de costumes et de décors cet ouvrage d’un jeune maître.
Il lui a donné aussi ses meilleurs artistes : M“ s Galli- Marié, excellente dans le rôle de Carmen ; Lhérie, qui se tire à merveille du personnage de José; Bouhy par
fait dans celui du toréador Escamilla; Mlles Ducasse et Chevalier, et Mlle Chapuy, qui est devenue à la fois une chanteuse et une comédienne de premier ordre.
M. Savigny.
Le théâtre Ventadour, fermé depuis quelques mois, avait pris hier un air de fête. C’était au profit de l’union des œuvres ouvrières catholiques en France que se donnait un très-beau concert. Nous y avons
applaudi Mme Conneau, qui a chanté avec un profond sentiment un morceau de Haendel. et avec beaucoup de goût le duo de Don Juan. La voix de M,ne Conneau est bien timbrée, elle a un grand charme, et M 10 Conneau la conduit en virtuose. Nous avons re
trouvé Delle-Sedie, ce talent si aimé, si sympathique
que le public parisien a particulièrement adopté. Le succès du capitaine Voyer a été des plus grands. M. le capitaine Voyer est un pianiste qui a pris rang parmi les grands artistes de son temps. Cette célé
brité, qui n’a pas été longue à se faire jour à Paris, s’est rapidement affirmée. C’est d’Allemagne, où la guerre l’avait retenu près d’un an prisonnier, que M. le capitaine Voyer nous a rapporté ce style net et. ferme dans lequel l’artiste traduit les œuvres de Beethoven et de Weber. Cette fois nous avons entendu une grande fantaisie de Thalberg sur la Muette de Portici, que le capitaine Voyer joue avec une grâce, un entrain, un trio incomparables. M. S.


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE


Le Harem, par M. E. d’Hervilly. — Les Ecolières, par M. Emile Dodiilou. (Chez Leinerre.) — Poésies couronnées au V° anniversaire de Pétrarque, par M. Aimé Giron. (Le Puy.) — Plaidoyer de maître Cupidon, par Max Troïl. (Chez Uentu.) — Tous les volumes dont je viens de donner les titres sont des volumes de vers. Je les signale à l’at
tention d’un seul coup et comme d’un bloc, non qu’ils soient de même valeur, mais parce qu’ils nous parlent la même langue et datent de la même semaine. Le plus re
marquable, à coup sùr, est celui de M. Ernest d’Hervilly,
le Harem, succession de peintures très-vivantes, où l’auteur se compose comme un musée féminin. Musée charmant où la Hollandaise coudoie l’Athénienne, la femme de Florence la fille d’Egypte et la grande dame russe la jeune miss de Hyde-Park :
Ce livre est mon harem. — Ici sont enfermées Les femmes qu’un poète aux espoirs persistants,
Chercha, d’un pôle à l’autre, à travers tous les temps, Sur les ailes du rêve, et qu’il a très-aimées.
Langue souple, pittoresque, curieuse, ironie et émotion, M. d’Hervilly réunit toutes ces qualités dans ce livre bizarre, amusant et exquis.
Les Ecolières sont le début d’un tout jeune homme, M. Dodillon :
Lecteur, j’eus dix-neuf ans l’an dernier. Aujourd’hui,
J’en ai donc vingt tout juste, ici comme à Gonnessc.....
Il y a de la flamme et de l’éclat dans ses vers, une note amoureuse, puis un coup de clairon patriotique. Les Ecolières sont de la bonne école et ne sont pas des vers d’écolier.
Je signale avec plaisir les vers de M. Aimé Giron, couronnés au V“ anniversaire de Pétrarque. Lauréat à Avignon,
à Marseille, à Toulon, M. Giron, dont les vers nous arrivent d’Auvergne, mérite d’être loué à Paris. Son vers est franc, solide et mâle.
Il fait contraste avec la langue aimable et facile que publie un autre poète, M. Max Troïl (un pseudonyme cer
tainement), sous ce titre : Plaidoyer de maître Cupidon. L’amour a bien raison de plaider; on le néglige, on l’oublie, on le bafoue. Mais s’il plaidait souvent ainsi, il pourrait bien, quelque jour, regagner sa cause perdue.
Les Gamineries de madame Rivière, par M. Xavier Eyma. (1 vol. in-18. Dentu.) — La donnée de ce roman est bien usée, c’est encore la rivalité entre une mère et sa fille ;
mais la situation, présentée sous un aspect nouveau et traitée avec talent, offre néanmoins beaucoup d’intérêt. Le récit manque d’unité ; il est un peu décousu ; mais les ca
ractères sont vigoureusement dessinés, étudiés avec soin, et les personnages vivent et agissent. La scène de séduc
tion entre Mme Rivière et Jacques, un professeur, est sur
tout traitée avec une vérité frappante. On aperçoit, on voit réellement cette femme, tour à tour provocante, modeste, humble, terrible, effrayante de corruption et révoltante de
cynisme, femme seulement par les sens, ne connaissant que son caprice et lui immolant tout.
Le personnage de Clotilde, bien que moins approfondi que celui de Mml; Rivière, est encore une étude intéres
sante : c’est la peinture d’une âme passionnée, entraînée tour à tour dans le bien comme daus le mal et succombant à ses remords, mais préférant la mort à une vie de honte et de mensonges.
Œuvres complètes de M. Camille Doucet. ( 2 vol , Michel Lévy.) — M. Doucet avait jadis, à la suite de sa candidature à l’Académie, donné une édition de ses œuvres choi
sies. Aujourd’hui on deux volumes élégants, il nous offre ses œuvres complètes. J’aime à connaître ainsi les lettrés dans leurs essais oubliés ou ignorés, dans leurs discours, dans les fragments de leur pensée. Leur physionomie, presque toujours, y gagne et apparaît sous un jour nou
veau. On connaît, pour les avoir goûtées, les comédies de M. Doucet, le Fruit défendu, les Ennemis de la maison, la