LE CHAUDRON DU DIABLE


NOUVELLE
( Suite)
Pendant que son maître parlait, le chien s’était dirigé vers la porte ; arrêté sur le seuil, il pous
sait des abois significatifs, tantôt en regardant cette porte et tantôt en fixant sur son maître ses veux singulièrement expressifs.
— Et que veut-il de nous maintenant?
— Ali ! vous n’entendez pas sa langue, mon cher ami; moi je ne perds pas un mot de sa con
versation. Caporal nous dit qu’il a découvert une garenne d animaux semblables à celui-là, et il nous invite, le plus poliment du monde, à nous associer à la petite partie de plaisir qu’il se promet.
— Et pourquoi pas? s’écria avec vivacité M. de Tancarville, enchanté de cette occasion de tirer le vieux gentilhomme de la torpeur dans laquelle il le voyait plongé.
— Chasser le rat, vous n’y pensez pas, repartit le chevalier avec une moue dédaigneuse.
— Pourvu que nous ne soyons pas forcés de manger notre gibier, je ne vois pas qu’il soit plus désagréable à fusiller qu’un autre ; certes le rat a de bons titres à être classé au nombre des
animaux malfaisants, et bien que sa destruction ne soit pas aussi glorieuse que celle du sanglier Calydon, elle a son utilité. D’ailleurs, c’est un moyen de vous démontrer qu’avec la belle jambe de bois de frêne, que l’on vous a apportée ce matin, vous ferez votre partie dans un tiré tout comme un autre; et puis, ne faut-il pas, che
valier, que vous me prouviez que vous ne vous êtes pas trop avancé en me vantant votre adresse.
Le chevalier restait irrésolu : il flottait entre la crainte de compromettre dans un divertisse
ment peu classique sa dignité de disciple de saint Hubert, et les sollicitations qu’exerçait sur lui
l’aspectd’unfusildouble, suspendu avec sesarmes de guerre, au-dessus de sa couchette.
M. de Tancarville surprit un de ses regards; il détacha de leur clou le fusil et la carnassière du chevalier, et lui offrit son bras.
Celui-ci colora sa défaite par le désir de ne pas désobliger son jeune camarade, et tous les deux prirent la direction du jardin de l’hôpital, précédés de Caporal, qui éclairait le chemin.
Le chien s’arrêta devant l’orifice d’un grand égout qui déchargeait dans le fossé de ceinture les eaux de la maison, et les rayonnements de ses prunelles fauves, les ondulations de sa queue, les pourlèchements auxquels il se livrait, disaient clairement : nous y voilà !
M. de Bourguebus continuait de protester contre ce qu’il appelait une absurde parodie; mais il n’en chargeait pas moins son fusil avec un scrupule qui indiquait que, pour le gibier, du moins, la larce aurait un parfum de tragédie. Quand il eut garni de poudre les deux bassinets, il fit signe à Caporal, qui s’élança dans le souterrain fangeux.
Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que deux énormes rats sortaient à toutes pattes de leur re
traite ; le vieil officier fit feu à droite et à gauche et les culbuta tous les deux.
— Bravo ! lui cria le cornette. Le chevalier se rengorgea.
— C’est uniquement pour vous être agréable, répondit-il, en revenant à la modestie, que je brûle de bonne poudre en l’honneur de semblables espèces.
Cela n’empêcha pas que bientôt deux autres rats ne fussent couchés, comme les premiers, sur le revers du fossé, et la fusillade se poursuivit avec des intervalles de plus en plus rapprochés,
tant le tireur apportait de promptitude à regarnir son arme de poudre et de plomb.
Malheureusement tout s’épuise, même les rats d’un çgout ; lorsque le chevalier en eut occis une
vingtaine, les survivants ne se montrèrent plus etM. de Bourguebus essuya son front baigné de sueur.
— Ouf! dit-il, cela finit au moment même où je commençais à me faire illusion.
— Ne vous plaignez pas, mon cher chevalier, votre chasse d’aujourd’hui aura son bouquet; après le poil, voici la plume ; regardez là-haut, s’il vous plaît.
Les yeux du chevalier avaient suivi la direction que lui indiquait son camarade ; entre les bran
ches et les feuilles, il avait distingué le plumage d’un pigeon. 11 épaula rapidement ; mais presque aussitôt il rabattit son arme.
-— Qu’avez-vous donc? lui demanda M. de Tancarville.
— Que j’aimerais mieux être condamné à ne jamais trouver que des oreilles de rais au bout de mon fusil, plutôt que de faire feu sur ce pauvre oiseau.
— Et pourquoi cela?
— Regardez, répondit le chevalier, c’est un invalide comme nous.
M. de Tancarville se baissa afin d’observer plus attentivement le pigeon, et il reconnut en effet qu’une de ses ailes était brisée et pendait tristement le long de son corps.
— Hélas! dit-il, avec un soupir qui indiquait que ce spectacle le ramenait lui-même au senti
ment de sa propre position, vous lui rendez un bien mauvais service en l’épargnant ; la mort im
médiate ne vaut-elle pas mieux pour lui que les angoisses de la faim et la lente agonie qui l’attendent sur cette branche?
— Bast! répliqua M. de Bourguebus, il y a remède à tous les maux, un seul excepté, celui-là précisément que vous venez d’indiquer.
Us parlaient encore qu’ils entendirent le bruit d’un oiseau à l’essor, qu’ils virent un second pi
geon s’abattre sur le pommier, s’approcher du blessé et dégorger dans le bec de celui-ci la nourriture que contenait son jabot.
Pendant quelques instants, les deux olficiers contemplèrent en silence ce singulier spectacle.
— Voilà la réplique du bon Dieu, dit enfin M. de Bourguebus, et cette bestiole vous donne là un exemple qu’il serait peut-être sage d’imi
ter ; .voyez donc si ce brave éclopé croit qu’il importe à son honneur de repousser les secours que l ami, qui a conservé ses ailes, est assez heureux pour pouvoir lui apporter.
Le cornette sourit à l’allusion.
— D’abord, chevalier, répondit-il, vous ignorez s’il n’existe, pas entre ces oiseaux un de ces liens qui lève les scrupules d’une âme fière?
— Que voulez-vous dire?
— Que la charité dont nous sommes les témoins est probablement un des bénéfices de l’union conjugale, qui légitime la résignation avec laquelle elle est acceptée ; il y a toute vrai
semblance que ces deux pigeons sont le mâle et la femelle.
Le chevalier fit un brusque mouvement.
— L’union conjugale, un mariage ! s’écria-t-il, avec une sorte de transport; je suis un grand fou de n’y avoir pas pensé plus tôt.
En même temps, et pour témoigner de la satisfaction qu’il éprouvait, oubliant absolument que sa base avait perdu son équilibre, M. de Bour
guebus voulut essayer une de ces pirouettes dans lesquelles il avait jadis excellé; mais les temps étaient bien changés ; elle ne se lut pas achevée
sans dommage si son jeune compagnon ne l’eût
soutenu.
— A quel vertigo cédez-vous? chevalier, lui demanda celui-ci.
— Un mariage, reprit le vieux gentilhomme, voilà la solution du problème qui, depuis qua
rante-huit heures, martelle si cruellement ma pauvre cervelle, que j’y avais gagné une terrible migraine.
1_ Bon ! dit M. de Tancarville, en éclatant de rire, vous allez me demander ma main, et me proposer de vous suivre devant les auteis?
— Quelque chose comme cela peut-être ; vous


le saurez quand il en sera temps. Ah ça, quand partons-nous?




— Vous savez, chevalier, que sous ce rapport je suis complètement à vos ordres.




— Ce sera donc demain, si vous le voulez bien, mon enfant. Votre farouche délicatesse ne




saurait vous empêcher de poursuivre jusqu’au bout l’œuvre charitable que vous avez entreprise en devenant l’appui et le soutien du vieil invalide; vous m’accompagnerez jusqu’à Bourgue


bus; vous ne refuserez pas d’y rester un mois pour présider à mon installation. Ce mois écoulé, si rien ne vous retient, vous serez libre de dire un éternel adieu à votre hôte.


M. de Tancarville ne jugea pas convenable d’insister pour que son vieil ami lui expliquât ces paroles passablement énigmatiques et il acquiesça pleinement à ses propositions.




Le lendemain, dès l’aube, ils se mettaient en roule.


G. DE CHERVILLE. (La suite prochainement.)
NOS GRAVURES
Edgar Quinet
L’homme qui vient de disparaître et dont la droite vie, à l’abri de tout reproche, fut consacrée à la propagation des idées généreuses, à la science et au tra
vail, Edgar Quinet, marquera dans Thistoire littéraire de ce siècle. Il fut un des premiers après les plus grands philosophes, poètes,historiens,critiques ; il sut donner à tout ce qui sortit de sa plume une hauteur d’idées
inaccoutumée, et sa vaste intelligence avait la plus large envergure d’ailes. Edgar Quinet avait soixantetreize ans. Sa fin marque le terme d’une génération, littéraire que la France ne reverra pas de bien long
temps et que l’étranger admira autant que nousmêmes. Il était né à Bourg (Ain), le 17 février 1803. Fils d’un commissaire des guerres, après avoir com
mencé des études profondes en France il était allé les compléter en Allemagne. Il fut élève de l’Université d Heidelberg, son premier travail fut justement la traduction d’un livre allemand, les Idées sur la philo
sophie de T histoire de Kerder. Puis, après une série de recherches sur l’Allemagne, sur les épopées fran
çaises ou bohèmes, en 1833, il donnait une œuvre étrange et puissante, un poème entraînant et superbe, Ahasvérus, qu’il appelait « l’histoire du monde et du » doute dans le monde ». Napoléon, un poème con
sacré à cette gloire du premier empire dont M. Quinel devait plus lard avec le colonel Darras, travailler à détruire la légende, Prométhée, un troisième poème, complètent dans l’œuvre de M. Quinet la partie poéti
quement philosophique. Il faudrait y joindre aussi Merlin l enchanteur, un maître livre d’un charme et d’une puissance incomparables que l’illustre écrivain devait publier presque trente ans après ces durables essais.
Aucun homme plus que M. Edgar Quinet n’a eu sur la jeunesse, sur les générations nouvelles, une influence meilleure et plus profonde. Professeur de lit
térature étrangère (littérature de l’Europe méridio
nale) au collège de France, Edgar Quinet fit avec J. Michelet et Adam Mickiewicz, partie de ce magni
fique trio d’orateurs dont l’éloquente voix trouvait un écho dans le cœur même de la jeunesse française. On ne verra plus de telles journées ! On n’entendra plus de telles paroles ! En 1846, la parole fut retirée à Edgar Quinet. Il quitta sa chaire et partit pour l’Es
pagne. Il visita Madrid, Séville, Grenade, écrivit son admirable livre Mes vacances en Espagne. La révo
lution de Février fit de Quinet un représentant du peuple et un chef de légion de la garde nationale. Le 2 décembre en fit un exilé. Ilsupporta dignement les dures épreuves de la proscription que l’affection pleine d’admiration d’une femme aimée rendait d’ailleurs moins dures. Retiré en Suisse, il pensait, il écrivait. C’est alors qu il produisit Les Esclaves, L Histoire de mes idées, où se rencontre l’inoubliable tableau de la première invasion, son étude sur Marnix de Sainte- Aldegonde, sa Philosophie de Thistoire de France et cette critique de La Révolution qui substitua si coura
geusement, au point de vue même de la république, les principes sympathiques de la pitié et de la raison
à la dure doctrine des Jacobins. Depuis, M. Edgar Quinet avait donné un livre important, Delà Création, et il traçait encore d’une main qui ne semblait pas défaillante une touchante préface à un livre nouveau