quait aussi des Scandinaves et des Hongrois. Mais les Français s’élaient fait un devoir d’accourir en foule.
Quelques gourmets littéraires paraissaient regretter que le choix du directeur ne se fût pas arrêté de préférence sur quelque pièce d’un ton plus raffiné. Ceux-là auraient souhaité des say
nètes de Poushkine ou un drame de Nicolas Gogol. Tout bien pesé, on a fini par comprendre que M. Tanéieff avait agi en homme fort habile et que
celte Noce russe était encore ce qu’il y avait de mieux à faire voir. Aucun autre ouvrage ne sau
rait réussir à encadrer aussi bien les tableaux de mœurs, la musique du passé et les danses
nationales. Ajoutez que les costumes exhibés sont magnifiques et il faut féliciter sincèrement le di
recteur du luxe qu’il a déployé. A tant d’éclat on devinait les vieilles traditions de Byzance, si su
perbement soutenues par Basile 11. Hommes et femmes resplendissent là-dedans comme une voie lactée au ciel. Ces robes à la grecque, ces san
fones de velours enrichies de pierres précieuses, ces bonnets chatoyants, ces riches ceintures éblouissantes de soie, de gemmes, d’aciers rayés, d’argent cabossé et d’or mat, donnent une écla
tante idée de ces cours du Nord encore illuminées par les reflets de l’Asie antique.
La danse a surtout obtenu un grand succès. Est-ce qu’il n’y a pas une lointaine et secrète pa
renté entre les bayadères de l’Inde et ces aimées du Nord qui lèvent si bien les bras en dansant? Sans doute on ne comprenait pas toute la poésie des chants, puisqu’on ne parle pas le russe à Paris, mais plus d’un chœur a louché le public et a été redemandé. Une jeune chanteuse, douée d’un contralto admirable, a été applaudie avec transport toutes les fois qu’elle a ouvert la bouche; on la nomme Mlle Puskawa. Les loges et les avant-scènes ont fait tomber à ses pieds une pluie de fleurs.
Vous rappelez-vous le prince Tufiakin? Celui-là était un Russe pur sang. Aimant Paris avec passion, il en avait fait une seconde patrie.
Son hôtel se trouvait juste à l’endroit où est maintenant l’entrée du passage Jouffroy. Le prince portait la tête tout de travers, en ce qu’il avait eu le cou pris dans une porte entrebâillée pendant une nuit fameuse, à la suite d’un drame terrible (la mort de Paul Pr). Tous les jours, de deux à quatre heures, on le voyait sortir, appuyé sur le bras d’un valet et tenant de l’autre main un jonc à pomme d’or. Chemin faisant, il s’arrêtait vo
lontiers, une minute ou deux, à causer avec les jeunes gens. — Paris était alors fort antimosco
vite. — La consigne avait été depuis longtemps de dire pis que pendre de la Russie. Mais le prince Tufiakin écoutait tout en souriant.
— Ça ne durera pas, ce mal que vous dites de nous, répliquait-il.
Une fois, un jeune peintre prononça devant lui le vieux mot c
— Les Russes sont des Scythes; — les Russes sont des barbares !
— S’ils n’étaient que cela! répliqua le vieux prince en souriant. Tenez, mon père était, je
crois bien, un Tartare ; mon grand-père était quelque Kalmouck. Quant à mon aïeul, c’était un ours. J’ai encore son portrait.
Sur ce, il souriait d’un air de persiflage et ajoutait finement :
— Eh bien, un jour, les fils des ours seront vos meilleurs amis.
La prophétie du prince Tufiakin est, comme vous voyez, en train de s’accomplir.
L’Opéra vient de reprendre Hamlct ; Faure y a chanté, comme toujours, d’une manière irréprochable ; Mrae Miolan-Carvalho débu
tait, sur la nouvelle scène, par le rôle d’Ophélie. 11 n’y a pas à relever ici le mérite de la cantatrice; Paris entier connaît ses éminentes qualités ; peut-être les connaît-il depuis trop long
temps. Sans doute M e Miolan-Carvalho a été applaudie et il était tout juste qu’elle le fût. Ce
pendant plus d’un habitué de l’orchestre hochait la tète. « — Ce n’est plus ça, » avait-il l’air de
dire dans sa cravate. En réalité, il songeait moins à la débutante qu’à celle qui l’a précédée. Le souvenir de Christine Nilsson paraissait voltiger comme un oiseau moqueur au-dessus de ce grand drame lyrique. C’est la chanteuse suédoise quia créé, Dieu sait avec quel succès, le personnage de la blonde et touchante fiancée du jeune roi de Danemark. Beaucoup la revoyaient encore par
la pensée, telle qu’on l’a tant fêtée, avec sa double couronne de folle et de promise, ayant dans sa belle chevelure des brins de paille et des Heurs. Mmî Miolan-Carvalho chante-t-elle aussi
bien? La question n’est pas là. Elle ne reproduit plus l’Ophélie de Shakespeare delà même façon. J’imagine que c’est pour cette raison bien fri
vole, convenons-en, qu’il y a eu un peu de froid dans l’accueil fait à la nouvelle venue. Tel est Paris, en effet, dans ses prédilections ; tantôt il s’y montre mobile comme l’hirondelle, tanlôt fixe comme le hibou de Minerve. « — Ce n’est pas ça » est un mot qu’il répète tous les jours à propos de tout et souvent hors de propos.
Eh! tenez, justement, pour bien comprendre le va-et-vient des caprices de Paris, lisez le Panthéon de poche de Pierre Véron, une des nouveautés, je veux dire un des succès du jour ; c’est un Yapereau en raccourci écrit à l’aide, non
d’une plume, mais d’une pointe d’aiguille. En trois lignes, on y voit l’endroit et l’envers de toutes les célébrités contemporaines.
Quelques citations pour appuyer ce que nous venons de dire.
« Abd-el-Kader. — Un lion qui a pris du ventre.
d Nous le traitions de gredin du temps où il s’immortalisait par le plus indomptable patrio
tisme. Nous nous sommes mis à l’admirer quand il a commencé à se faire des rentes avec sa défaite.
» C’est tant pis pour lui et pour nous.
» On a annoncé récemment sa mort. Est-ce qu’il n’y a pas longtemps déjà que ce fauve en chambre n’est plus qu’une ombre?
» Alboni. — Il y a longtemps qu’on a donné de la grande artiste celte définition :
» — Un éléphant qui a avalé un rossignol. » Le rossignol est digéré.
» Belmontet. — Le grognard de la poésie. A mis à la Muse une culotte de peau et un plumet de lancier polonais.
» Excellent homme au demeurant qui ne s’aperçoit pas qu’en enroulant ses vers autour delà colonne, il en a fait un mirliton. »
Montesquieu était de ce sentiment qu’un écrivain devait souvent changer sa plume en un fouet cinglant. On sait ce qu’il a dit à propos de l ignorance nationale : « Ce qui fait la force des » Anglais, c’est qu’ils apprennent tous leur his» toire ; quant aux Français, ils paraissent très» fiers de ne point connaître un mot de la leur. »
C’est là, par malheur, une vérité que les faits se chargent de mettre de plus en plus en évidence. Ces jours-ci, on a enlevé l’échafaudage qui cachait aux yeux la façade rajeunie de l’Ecole polytechnique, rue Descartes. A l’avenir celui qui passera par là lira sur la pierre les noms des person
nages illustres qui ont fondé cette pépinière de savants et de généraux.
Mais, dès les premiers jours, faut-il l’avouer? ces noms ont absolument dérouté l’esprit du passant. En tête de cette légende dorée, il aperce
vait, par exemple, celui de Lamblardie. « —Lam» blardie? Où prenez-vous Lamblardie? » se demandait-il. —S’il eût été question d’un entraî
neur de chevaux ou d’un joueur de flûte, à la bonne heure ! le Parisien n’aurait éprouvé aucune hésitation. « — Connu! » se serait-il écrié. — Lamblardie est le véritable créateur de
la célèbre école. En 93, il était directeur des ponts et chaussées ; c’est alors qu’il conçut la première idée d’un collège militaire où l’on for


merait des hommes d’avenir, moitié ingénieurs,


moitié soldats. Celte pensée, Monge l’accueillit en esprit qui concevait rapidement les grandes choses.
« — Monge a dans le sang du vin de Bourgogne, » disait un faiseur de bons mots.
Deux membres du Comité de salut public, deux autres Bourguignons, se rencontrèrent aussi pour l’accueillir sans retard; c’étaient Carnot et Prieur (de la Côte-d’Or).
Tous ces noms-là sont donc sculptés sur le mur, ainsi que ceux de Lagrange, de Fourcroy,
deLaplace, deChaptal, de Vauquelin, de Prony et de plusieurs autres. Si l’on eût mentionné tous les hommes illustres qui sont sortis de la rue Des
cartes depuis quatre-vingts ans, il aurait fallu faire une litanie d’un kilomètre de long. Toute


fois une célébrité manque; c’est celle d’un simple sous-officier, celle de l’adjudant Rostan.


Rostan, un des rares survivants de l’expédition d’Egypte, avait été placé par le général Bonaparte à l’Ecole polytechnique en qualité d’ad
judant, ce qui veut dire qu’il avait la surveillance des dortoirs et des cours.
Rostan, bien qu’à demi rejeté dans la vie civiie, était demeuré le type primordial du soldat, esclave de l’ordre, observateur aveugle de la consigne.
Jamais il ne lui arriva d’examiner si une chose était possible, mais bien si on la lui avait ordonnée.
En Syrie, devant Saint-Jean-d’Acre, un aide de camp du général Lassalle dit à Rostan :
« — Prends cette échelle, escalade ce mur et déharrasse-nous de ces deux Turcs. »
Rostan part; il essuie, sans être atteint, une triple décharge; il monte, monte encore et croit toucher le but; mais son échelle est trop courte de six pieds ! Que faire? Sa baïonnette et son sabre, enfoncés dans les interstices du revêtement, lui servent d’échelons pour se hausser jus
qu’au niveau du parapet; oui, mais il n’a plus d’armes! Déjà ses deux ennemis, qui, heureuse
ment, ont épuisé toutes leurs cartouches, lèvent sur sa tète leurs cimeterres et se penchent pour mieux le frapper ; Rostan, saisi d’une double inspiration, bondit jusqu’à leur barbe. Il s’y cramponne de ses doigts de fer, se précipite avec eux du haut de l’escarpe dans le fossé, se casse les deux cuisses ; et lorsque son capitaine ac
court pour le relever, il lui montre les deux Turcs mourantsàses côtés, et dit froidement :
— Mon officier, voilà votre affaire !
A l’Ecole polytechnique, c’est la tradition qui le rapporte, Rostan n’avait pas changé.
Les considérations les plus puissantes étaient sans force contre l’inflexibilité des ordres dont l’exé
cution lui était confiée. Pendant tout le temps qu’il était là, il répétait, chaque malin, invariablement les mêmes paroles :
— Messieurs, vous ôtes prévenus qu’il faut que vos baraques soient bien fermées, vos lits bien fait-’, vos épées dans le fourreau.
— Mais, monsieur Rostan, je n’ai pas de serrure à ma baraque.
— C’est égal, c’est Tordre.
— Mais, monsieur Rostan, on ne m’a pas encore donné d’épée.


— C’est égal, c’est l’ordre.


La consigne était qu’on ne laissât pénétrer aucune femme dans l’Ecole.


Un jour, la maréchale Lefèvre se présenta pour voir un jeune protégé de son mari, qui était à l’infirmerie.


L’histoire raconte qu’elle avait la langue bien pendue.


Rostan accourut sur le pas de la porte.


— Impossible, madame ; l’ordre est. formel : les femmes n’entrent pas.
— Mais je suis la duchesse de Dantzick.
— Une duchesse est une femme : les femmes n’entrent pas.
— Mais je vais aller chercher le maréchal Lefèvre, mon mari.
— Allez-y. Le maréchal entrera ; c’est un bon ziguc, c’est un homme; vous, non: les femmes n’entrent pas.
Philibert Audebrand