scène. Ce jour-là, elle portait une écharpe sinistre; c’était jaune et noir; c’étaient les cou
leurs de Saltarelle, la jument de M. Edouard Fould; ce sont aussi celles de la Prusse.
— Isabelle, disait-on, prenez garde, ça vous portera malheur.
Ames sensibles, toujours portées à plaindre les vaincus, ne plaignez pourtant pas trop la disgraciée. S’il faut en croire ce qu’on rapporte dans les coulisses de la vie sportive, la bouquetière du Jockey-Club se retire dans une maison de campagne, avec des épargnes qui s’élèvent à 200 000 francs ; c’est un chiffre qui suffirait à dix philosophes. On parle aussi d’un riche écrin, composé de divers brillants, qu’elle aurait reçus en cadeau le soir des grandes jour
nées du Derby. Il s’y trouverait surtout une bague portant en forme de devise ces mots presque pro
phétiques tirés des Saltimbanques, rôle d’Odry ; Tout n’est pas jasmin dans la vie.
A propos de ce nom de Fould, une halle en passant. Sachez donc qu’on vient de vendre aux enchères l’écurie de M. Adolphe Fould, l’un des membres de cette dynastie, récemment mort.
Ne vous disais-je pas, la semaine dernière, qu’il est de plus en plus de mode chez nous de tout vendre ? On vient de vendre un très-beau gril qui avait appartenu au feu prince Galitzin ; on a
vendu la bibliothèque de M. Guizot; on vend à cette heure les bijoux de M1 Julia Baron. Nestor Boqueplan nous faisait voir, un jour, une demidouzaine de bassinoires historiques. « Voilà,
» disait-il, ce que je laisserai après moi. » Elles ont été cataloguées, on les a vendues, ces bassi
noires. Où sont-elles allées? Où va tout ce qui sort de l’hôlel de la rue Drouot, c’est-à-dire on ne sait où. Eh bien, il n’en est pas de même pour les écuries. Un cheval de race a cela de particu
lier qu’on ne perd pas sa trace. Tout pur sang a son dossier, son blason et ses archives. On commence par dresser en règle son acta de naissance.
« Fils de Gladiateur et de Miss Annette. » Des papiers racontent par qui il a été entraîné, qui l’a acheté, quels jockeys l’ont monté, combien de paris il a gagnés.
Il y a en Europe 500000 paires d’veux pour le moins qui ne le perdent pas de vue. C’est pourquoi il était accouru de Russie, d’Autriche, d’An
gleterre et de Nice cent amateurs pour assister à la vente de l’écurie de M. Adolphe Fould. Un fils de Nautilus et de Sornette y a été couvert d’or.
— Ah! les chevaux d’aujourd’hui, comme aurait dit Gavarni, voilà qui vous donne une crâne idée de l’homme !
En tirant à sa fin, le Carême se montre de plus en plus dansant. Le cilice qu’on porte,
cette année, est doublé de soie, de gaze ou de velours brodé. Si le terrible P. Brydaine, si peu tendre, comme vous le savez, aux folies mon
daines, revenait dans Paris, il faudrait qu’il en prît son parti. On danse, on ne fait que danser, on ne veut que danser. La sauterie prime la poli
tique. Une polka avant tout. On a dansé trois jours de suite dans la colonie américaine; on a dansé aussi chez les Russes, qui fêtaient par avance l’arrivée de leur impératrice ; on dansera,
cette semaine, chez le peintre Yibert; on a dansé toute la nuit de samedi dernier, à l’Opéra-Gomique, où se donnait, au milieu d’une magni
fique mise en scène, le bal annuel des artistes dramatiques.
A propos de cette fête, il court une vieille légende. Depuis Julien l’Apostat, dit-on, le bal des artistes dramatiques n’existe que de nom. Qui donc consent à y croire? Peut-être un étudiant de première année, tout frais émoulu de sa pro
vince ; sans doute encore quelque boyard, arrivé de la veille du fond de la Petite-Russie. Les comédiens en vedette venir tendre le jarret en pu
blic, au bruit d’un orchestre? Allons donc! Y a-t-on jamais entrevu une actrice en réputation? Bon pour les figurantes et pour les allumeurs de lampe tout au plus. — Voilà la légende ; voilà ce que disent les plaisanteurs. — La vérité est que,
l’autre soir, le bal des artistes dramatiques présenlait un coup d’œil féerique. — On aurait pu s’élever, peut-être, contre la trop grande abon
dance des habits noirs. Les comédiens tenaient à se faire voir en gens du monde. Mais le côté des femmes avail tenu à accuser son origine théâtrale en se produisant sous des costumes de fantaisie tous plus éblouissants les uns que les autres. Les bornes de cet article seraient vite dépassées s’il fallait citer les noms de toutes les étoiles de grande et de petite grandeur qui circulaient dans la salle ou s’asseyaient dans les loges. Prenez un pro
gramme des théâtres, cherchez les plus jeunes,
ies plus jolies, celles qu’on applaudit le plus souvent, ce sera cela.
Il faut cependant noter à part que ceile de ces dames qui a été le plus entourée, le plus fêlée, le plus complimentée, a été M Ghinassi, la domp
teuse. On se marchait sur les pieds les uns des autres pour la voir ; on se donnait des coups de coude pour l’approcher ; on s’exposait à être étouffé par la foule pour pouvoir lui dire un mot et pour en recueillir un de sa bouche. Une femme qui est sortie vivante de la cage de Bidel! Les petits jeunes gens tenaient à emporter sa vive
image avec eux, le soir, bien mieux que s’il se fût agi de cetle Cléopâtre, dont le nez si pur a pensé, à ce que dit Pascal, changer la face du monde.
Continuons à indiquer, à main levée, quelques-uns des nombreux envois faits au Salon de cette année.
De T. Ribot, un portrait d’homme et une scène de genre : Une famille normande au cabaret; — de Mérino, Un seigneur espagnol sous Philippe Il et Un Turc ; — de Dehodencq, le por
trait de Léopold Dancla, Un homme lisant et quelques portraits intimes ; — d’Alex. Prévost, retour d’Espagne, Une course de taureaux à Sé
ville; — de Jundt, Une foire au Mont-Dore (la vente des chevaux) ; — de Lapostolet, Vue de Rouen et Marine à Villerville; — de Boëtzel, des fusains, des portraits en pied, notamment celui du guitariste espagnol Bosch; — de Bureau,
deux paysages, Une route en Champagne et un Lever de lune ; — de Groizeilliez, les Fonds de Moussy au printemps, les Roches de Guesceny,
dans le Finistère ; — de Chataud, T Intérieur d’un harem ; — de Lasnyer, l’Anse de Plomach,
la Plage et Ârvechen, la Marée montante àPloumanach ; — d’Octave de Champeaux, une Vue de Venise et un Paysage de Fontainebleau; — de
Porcher, la Plage à Honfleur et le Retour des bâteaux de pêche ; — de Tournier, le Ron Pas
teur ; —de Béguin, la Forêt de Compicgne et une Marine à Schweningue ; — de Guillemet, Vue de la Seine, à Paris ; — de Cornillon, le Supplice de Tantale et le Tertre fleuri ; — de Langerock, la Reine Planche (forêt de Fontainebleau) ; — d’André Gill, le caricaturiste, le portrait du comédien Daubray; — de Jean Des
brosses, les Bords de la Semoie (effet du soir), la Prairie (effet du malin dans les Ardennes), et un beau portrait du peintre Chintreuil ; — de Fran
cisque Desportes, la Tranchée du plateau d’Avron ; — d’Eug. Petit, le Bouquet du jardi
nier et Fleurs d’automne; — de Berne-Bellecour, un épisode du siège : Combat dans la presqu’île clc Gennevilliers. Une compagnie de francs-tireurs, composée presque exclusivement d’artistes, fait le coup de feu avec les Prussiens.
M. Berne-Bellecour s’y est représenté avec ses compagnons Vibert, Leroux, Leloir, Turquet, etc.; — de Brown, Chevaux au marché; — de VVorms,
deux tableaux espagnols : Un crieur public et Une leçon de danse; — de Rousseau, Le Loup et T Agneau (la fable de La Fontaine) ; — de Pallière, trois tableaux : Un frère quêteur, Contes de la reine de Navarre, le Bénitier. — Nous en passons et des meilleurs.
Terminons cette nomenclature par une nouvelle qui fera certainement plaisir à tous nos lecteurs.
Le Salon de 1875 aura un tableau posthume de Corot, la Danse antique. On sait que le vieux


peintre a achevé cette œuvre en janvier dernier. On s accorde a dire qu’elle est d’un charme extra




ordinaire et qu’elle est bien supérieure à tout ce que le célèbre paysagiste a fait en ce genre.




Tous les journaux, prenant l’avance, ont annoncé le mariage de M. Charles Le Maréchal avec Mlle Augustine Marc, fille de M. Auguste Marc, le directeur de notre journal. Mardi der




nier, à midi, la bénédiction nuptiale a été donnée à l’église de Suresnes; c’était une fête de famille pour l’Illustration. Un soleil de printemps, l’en




cens, une messe en musique, les premières fleurs, rien ne manquait à cette heureuse et touchante cérémonie. Un nombreux concours d’a­




mis, de gens du monde, de littérateurs et d’arfistes se pressaient autour des jeunes mariés et témoignaient par leur présence des vives sympathies que cette union a fait naître.




L’Orient, vous le savez, déborde sans cesse sur nous. En ce moment, Paris assiste à un nouveau et centième débarquement de figures africaines. On voit donc défiler à travers les rues, par groupes de cinq ou six, des turbans retenus par une corde en poil de chameau et de longs burnous blancs dont les plis balayent ma




jestueusement le pavé. D’où viennent ces hommes à tête énergique? Les uns vous disent que c’est une ambassade de Tunis; d’autres prétendent que c’est tout simplement une députation de la grande Kabylie qui vient présenter une requête au pré




sident de la République. Quoi qu’il en soit, ces hommes sont d’une sobriété héroïque et ils par




lent sabir, deux choses qui font toujours sourire le Parisien.




On pourrait se demander où nous prenons le droit de nous moquer du langage sabir, nous qui nous servons à toute minute du style télégraphique, qui est cent fois plus dépourvu d’euphonie et infiniment moins intelligible. Mais la para




bole de la paille et de la poutre sera toujours une vérité.




A propos du langage sabir, dont Molière tirait déjà un si bon parti, on raconte une légende bien amusante. C’est un nègre, portefaix dans la rue Bab-el-Oued, à Alger, qui raconte à des Européens l’histoire de la conquête.


— Spagnols andar (venir) Aljère ; firent tousser canon : — boum ! — boum ! — boum ! Allah ! rnackake cbapar Aljère. (Par Dieu!Ils n’ont pas pris Alger!) English andar Aljère. Aussi canon :
— boum!—boum!—boum! Allah! mackake chapar Aljère! Francis, andar Aljère. Chanter avec trompette : tu, tu, tu. — As-tu vu la casquette! la casquette! Allah! Francis chapar Aljère. (Par Dieu! ces Français ont pris Alger!)


Une version du même orateur sur les grands événements dont notre pays a été le théâtre depuis la prise d’Alger :


— Francis ié fous! (Les Français sont gais!) Allah! Francis rire; Francis reboular Hussein
dey. (Par Dieu! les Français ont voulu s’amuser: ils ont renvoyé Hussein dey!) Francis rire, Allah !
Francis reboular sultan Lui-le-Philippe. (Par
Dieu! les Français ont voulu s’amuser : ils ont congédié le roi Louis-Philippe.) Allah! F’rancis rire; Francis reboular Bounaberdi Apoléon.
(Par Dieu! les Français ont voulu rire, ils ont chassé Napoléon Bonaparte.) Allah! Francis, ié fous! Tète en plate; ça Rélapublique; chantar, dansar, avec trompette. Z’enfants de la patrie!
Z’enfants de la patrie ! (Les Français sont gais ; ils ont installé une République en plâtre (une sta
tue), dansant, chantant autour d’elle avec cle la
musique : Allons, enfants de la patrie!) Francis, mackake reboular Rélapublique, y pas jambes.
(Les Français renverront difficilement la Répu
blique, puisqu elle n’a pas de jambes.) Francis cô rire? (Comment donc les Français s’amuseront-ils désormais?)


Ici se termine le récit de l’IIérodote noir.


Philibert Audebrand.