jeune femme qui vient de donner à la salle Taitbout un concert aussi étrange qu’elle-même. Nous n’avons plus à présenter au public M 0 Ol
ga de Janina, puisqu’elle est une des figures les plus connues de Paris. Mais elle possède au plus
haut point l’art de varier cette figure, et c’est un fait que la chronique a le devoir de noter. L’an dernier, cette jeune étrangère se produisait tout à la fois comme conteur et comme conféren
cière; elle discourait publiquement, dans la salle du boulevard des Capucines, sur la musique de Beethoven ; à quelques jours de là, elle publiait un livre un peu scabreux, assez friand, les Sou
venirs d’une Cosaque, in-18 endiablé qui contient le récit de ses escapades. Et ce livre est parvenu en six mois à sa douzième édition. Hier donc,
comme je le disais, elle donnait à la salle Taitbout un concert sans pareil.
Mm3 Olga de Janina se montre en public, non en femme, mais en androgyne. On l’a vue appa
raître vêtue d’une longue robe de velours noir, aux manchettes et au col de dentelle blanche. Sous la tunique ouverte, elle portait un justaucorps de satin blanc, à grands boutons ; ses che


veux, arrangés à la garçon, sa figure poudrée,


achevaient de la mettre en relief. Un romancier bien connu a dit d’elle qu’elle joue du piano comme un cheval qui piaffe. Elle est l’élève de Liszt et il est bien juste qu’elle frappe sur l’in
strument au point d’avoir envie de le casser toutes les vingt minutes au moins. Avec tout cela, elle ne
manque pas de talent et ceux mêmes qui n’aiment pas les excentricités se surprennent souvent à I applaudir.
Ce concert, donné à la salle Taitbout, n’était composé, suivant l’affiche, que de motifs graves ; et cependant les auditeurs, accourus en grand nombre ontpassé unbon bout de temps à rire aux éclats. Toutes ces façons d’amazone mêlées à la furie de la virtuose excitaient une sorte d’hila
rité. On se contait d’ailleurs la vie si accidentée de la bénéficiaire ; on se transmettait de proche en proche ses opinions sur les œuvres de ceux que nous avons la faiblesse de traiter de maîtres.
Ah ! oui, les maîtres ! nous ne vous conseillons pas de vanter leur génie en présence de Mm’ Olga de Janina !
— Qu’est-ce que c’est que la musique de Meyerbeer? — De TOffenbach grave, rien de plus. — Qu’est-ce que c’est que la musique de Rossini? —- De TOffenbach alcoolisé. — Qu’estce que c’est que la musique d’Auber? — De TOf
fenbach de salon. — Qu’est-ce que c’est que la musique d’Halévy?— De TOffenbach des dimanches. — Tout n’est plus qu’Offenbach en France.


II n’y aurait de potable que Beethoven; il n’y au


rait de beau que Liszt, même depuis qu’il est tonsuré.
Voilà un petit alinéa qui enfonce d’un coup tous les ponsifs du feuilleton.
Vous n’avez sans doute pas oublié qu’il y a deux fauteuils vides à l’Académie française :
celui de M. Guizot, celui de. Jules Janin. A l’heure qu’il est, on ne compte pas moins de sept candidats pour ces deux survivances. Ce
sont : M. John Lemoinne, rédacteur du .Journal des Débats; M. Charles Blanc, ex-directeur des Beaux-Arts; M. Jules Simon, ancien ministre;
M. Dumas, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences; M. Charles de Mazade, le chroni
queur politique de la Revue des deux mondes;
M. Auguste Laugel, ancien secrétaire du duc d’Aumale, et enfin M. Gaston Boissier, profes
seur de poésie- latine au collège de France. Si,
comme on le dit, M. Paul Féval sort des coulisses pour prendre part au concours, cela fera donc un double quadrige de compétiteurs, huit candidats. Que de visites !
Mme V. Ancelot vient de mourir dans un âge avancé ; c’était une femme d’esprit. Ayant été mêlée de bonne heure au grand monde des dernières années de la Restauration, elle savait donner à sa causerie un tour tout à la fois plein
de finesse et d’élégance. Littérairement parlant, elle n’avait plus la même importance; ce ne fut qu’une figure vite effacée. De 1830 à 18/iS, elle a fait, en collaboration avec son mari, une vingtaine de pièces dont on se rappelle à peine les titres. Quatre ou cinq romans d’elle, après avoir eu quelque vogue, sont de même tout à fait oubliés. Dans le faubourg Saint-Germain, qu’elle a longtemps habité, elle tenait, non sans distinc
tion, une manière de salon, qui, suivant le mot de Sainte-Beuve, « était à TAbbaye-au-Bois ce » que l’œillet d’Inde est à la tulipe ». Pendant plus de vingt années, on a pu remarquer dans ce groupe les lauréats d’académie, les peintres ama
teurs, les poètes qui vivaient moins du son de leurs lyres que de leurs rentes. Elle a fait ellemême, avec beaucoup de délicatesse, l’histoire de ce salon-là. Finissons là-dessus par une boutade bien connue d’II. de Balzac, mais que l’actualité rajeunit.
— Le véritable écrivain, c’estM™0 George Sand ; le véritable bas-bleu, c’est Mme Ancelot.
Si les primevères sont en retard, si les lilas ne se décident pas encore à fleurir, en re
vanche il y a une fort belle éclosion de livres
nouveaux : voyez, par exemple, les Récits du golfe Juan, par Juliette Lambert (Mme Edmond Adam). Jamais la Provence, éternellement poé
tique, n’aura été aussi bien décrite que dans ce
recueil. Voyez aussi Camille Desmoulins, Lucile Desmoulins, Etudes sur les Dantonistes, par Jules Claretie.
Il s’agit là d’une de ces monographies dont les amis de l’histoire se montrent désormais si friands. Pour bien éclairer les grandes figures qu’il a étudiées, l’auteur n’a rien épargné, ni le temps ni les recherches. L’auteur du Vieux Cordelier et sa jeune femme, si courageuse et si belle, revivent dans ce livre qui est autant une série de Mémoires intimes qu’une galerie de portraits. Ainsi qu’on le voit par le titre de l’ou
vrage, Jules Clarelie s’occupe aussi de Danton;
mais, à ce sujet, il devait moins s’étendre, soit que le grand et terrible révolutionnaire ait été l’objet d’Eludes venues avant la sienne, soit parce que les documents nouveaux lui ont manqué.
Mais croyez néanmoins qu’il a écrit un livre des plus intéressants.
En voyant défiler sous mes yeux, dans ce volume, les noms de Camille Desmoulins et de Danton, je n’ai pu m’empêcher de me rappeler un de leurs contemporains que les hasards de la vie ont, un moment, placé sur mon chemin. Je veux parler de Courtois, le fils du conventionnel qui a été chargé d’inventorier les papiers trouvés après le 9 Thermidor chez Maximilien Robespierre.
Au Corsaire, où je l’avais vu pour la première fois, ceux que Leportevin Saint-Alme ap
pelait ses petits crétins essayaient de faire souffrir mort et passion à ce vieillard, qui avait osé écrire le premier : « Eugène Delacroix fait des chevaux » roses. » Comme il était sourd, toujours armé d’un cornet acoustique, cet ustensile devenait l’objet de mille brocarts. Baudelaire l’avait des
siné à la plume, Champfleurv avait mis l’homme lui-même en scène dans une pochade intitulée : M. Prudhomme au Muséum) Murger, Théodore de Banville, Busquet et tous les autres s’ingé
niaient à des farces d’écoliers afin de le faire battre en retraite, et, à la fin, en effet, il disparaissait du journal, trop fantaisiste pour lui.
Tout cela n’empêchait pas qu’il ne fût fort curieux à entendre, surtout quand il se mettait à parler de la première révolution. Ceux qui l’ont un peu écouté ont pu ainsi apprendre bien des
particularités intimes sur les membres de la Convention nationale.
« — Enfant, j’ai joué avec Camille Desmoulins ; » — je me suis mis souvent à cheval sur les ge» noux de Danton. » Il partait de là pour arriver aux révélations les plus piquantes. — Il possédait beaucoup de choses précieuses, de ce qu’on
appelle aujourd’hui des bibelots ; mais la misère lui faisait déjà une loi de s’en défaire. En 18à8,
il ne lui restait que des autographes qu’il faisait mettre en vente de palais en palais. Il avait aussi des cheveux de Marie-Antoinette et des rasoirs fleurdelysés ayant appartenu à Louis XVI.
— H est assez étrange, lui disais-je, que ces deux choses-là se soient trouvées chez Robespierre.
Et lui de prétendre que VIncorruptible s’était mis en tête de jouer le rôle de Cromwell.
Au reste, il avait aussi très-soigneusement conservé dans une boîte de carton la dent que Robespierre s’était enlevée, en se fracassant. la mâchoire d’un coup de pistolet, à l’Hôtel de Ville.
— Il exhibait aussi un pauvre petit couteau qu’il affirmait être le poignard avec lequel Aréna au


rait projeté d’assassiner Bonaparte, retour d’E­ gypte. Mais sa grande affaire, c’était la réhabili


tation et l’éloge de Danton. II avait sans cesse à la bouche le nom du député d’Arcis-sur-Aube.
— Danton était le résumé du peuple français en 92, disait-il.
Il prenait plaisir à donner lecture d’une lettre du terrible agitateur sur Condorcet. L’é- pitre était adressée à un intime.
» Défiez-vous des hommes à systèmes. Us sont aussi bêtes et aussi coquins que les sorciers.
Tenez, voyez l’illustre Condorcet! Quand je veux avoir une idée de la sottise humaine, je vais le voir; je lui fais quelques compliments et je lui dis ; — Philosophe, parlez.— Condorcet me détaille alors un procédé dont il est l’in
venteur et à l’aide duquel il affirme qu’on peut amener l’homme à vivre cent cinquante ans au lieu de soixante-quinze. Un jour, je lui ai dit, en affectant de garder mon sérieux : — Philo
sophe, vous faites des prodiges. Je ne vois pas pourquoi vous n’amèneriez pas le chien de Sieyès à parler correctement et à prononcer des discours comme son maître. —Eh bien, il m’a répondu que c’était une chose à voir et qu’ i songerait. »
™nn Du même Danton, il rappelait ces pa rôles prophétiques et qui, je crois, ne se trou
vent nulle part, pas même dans l’étude de Jules Claretie ; c’est un billet à Hérault de Séchclles.
« Ce qui m’em.... c’est que ce que nous démo» lissons aujourd’hui sera relevé par nos petits» fils. »


Il y avait du gamin de Paris dans ce Titan.


Un dernier trait, tout à tait inédit, achèvera de peindre ce Milon de Crotone de la Révolution.
Jupiter a été nourri par une chèvre, Romulus par une louve.


Danton a été allaité par une vache.


Qui sait si ce n’est pas à cette circonstance qu’il a dû sa stature d’athlète, sa voix de tonnerre et cette puissance de musculature qu’il montra jusque sur l’échafaud?
Danton, enfant, avait une vive tendresse pour sa nourrice.
Un jour, un taureau éventrala vache. —- Je la vengerai, dit tout bas l’enfant.
Plus tard, en effet, il assomma un taureau à coups de poing.
On retrouve là-dedans, tout entier, le lutteur du Dix-Août, le tribun, qui, en 92, au moment de l’invasion, juché sur les charrettes du fau
bourg Saint-Antoine, adjurait les femmes du peuple d’armer elles-mêmes les volontaires, l’ac
cusé du tribunal révolutionnaire qui jetait des boulettes de papier à la tète de ses juges, le condamné, qui, sous le couteau de la guillotine, di
sait à Samson : « Tu montreras ma tête au » peuple; elle en vaut la peine; il n’en voit pas » de pareilles tous les jours ! »
Danton avait conté cet épi ode du taureau à son secrétaire, R. de Saint-Albin, futur député de la Sarthe, le biographe de Lazare Hoche. C’est, par ce dernier que le fait est arrivé jusqu’à nous.
Philibert Audebrand