LE CHAUDRON DU DIABLE NOUVELLE
(Suite)
Depuis lors, le jeune homme avait successivement perdu son protecteur et sa mère. Forcé d’abandonner le drapeau à l’ombre duquel il avait grandi, le régiment qui était devenu sa famille, il allait se trouver isolé dans le monde et il avait devant lui un horizon autrement sombre,
autrement menaçant que ne pouvaient l’être ces loisirs de la gentilhommerie, auxquels M. de Bourguebus regrettait quelquefois de se voir réduit.
Si amères que dussent être les réflexions de M. de Tancarville, elles n’ébranlaient pas son courage ; pendant les longs mois de traitement et de convalescence, la fermeté avec laquelle il soutenait cette cruelle épreuve ne se démentit pas un instant.
Quelquefois, lorsque le-roulement du tambour, les mâles accents des clairons du dehors arri
vaient affaiblis dans l’intérieur de l’hôpital, on pouvait surprendre une vague expression de mé
lancolie dans les grands yeux noirs de l’officier ; mais il maîtrisait rapidement les sensations qui débordaient de son âme.
En revanche, lorsqu’il voyait son voisin disposé à mettre la conversation sur leurs mutuelles infortunes, ce qui arrivait régulièrement trois ou quatre fois par jour, il trouvait pour détour
ner ces fâcheuses impressions de l’esprit de son vieux camarade, tantôt des paroles pleines de sens et de raison, tantôt une gaieté si communi
cative, que le capitaine de Navarre-Infanterie tardait rarement à se mettre à l’unisson.
Non content d’apporter au rétablissement du pauvre invalide ce concours d’un ordre pure
ment moral, et, plus promptement rétabli que son vieux camarade, il s’était fait son infirmier et lui donnait des soins qu’un fils n’eût pas désavoués.
Il n’était qu’un chapitre sur lequel l’éloquence consolatrice du cornette était absolument inefficace ; ce chapitre était celui de la chasse.
M. de Tancarville était cependant parvenu à atténuer la véhémence du désespoir cynégétique de son ami, en étendant au chien de l’invalide l’amitié qu’il avait vouée à celui-ci ; M. de Bour
guebus se désolait autant de ne plus pouvoir faire chasser ce chien, que de ne plus chasser lui-même.
Grâce à lui, Caporal, c’était le nom de cet animal, eut au moins sa promenade quotidienne, et le chevalier fut peut-être plus sensible à cette attention qu’à celles dont lui-même il avait été l’objet.
Le vieux soldat n’était ni tendre ni démonstratif; et cependant, bien souvent, lorsque la fièvre le clouait sur son grabat, si son regard s’arrêtait sur son jeune camarade, on voyait une larme perler dans le seul œil qui lui restait, descendre
lentement sur ses joues tannées; un éloquent serrement de main protestait de sa reconnaissance.
Plus tard, ce sentiment se manifesta plus vivement encore.
Un jour, après une longue causerie, dans laquelle il avait interrogé le cornette sur sa situation, sur ses projets après leur rentrée en France,
M. de Bourguebus resta pendant assez longtemps absorbé dans de graves réflexions ; enfin, relevant la tête et caressant machinalement son chien,
dont le museau reposait sur le genou valide de son maître.
— Mordieu ! s’écria-t-il, mon jeune ami, je ne vous trouve pas du tout aussi dénué que vous me semblez le croire.
— Diable ! lui répondit le jeune homme en souriant, je vous serai bien obligé, chevalier, de me confier où gisent les richesses que vous venez de me découvrir ?
-— C’est bien facile. Il existe de par le monde un vieux soldat auquel vo e philosophie a en
seigné à supporter ses misères, que vous avez veillé, soigné, pansé avec un dévouement qui peut-être a fait reculer la mort, que vous avez traité lui et son chien comme s’ils eussent été des frères ; or, ce vieux soldat possède, là-bas, en Normandie, le petit castel de Bourguebus,
quelques douzaines d’acres de bonne terre et un neveu qui mesure ses écus de six livres au bois
seau; n’cst-il pas juste et naturel que la moitié de tout cela soit à vous ?
— Même du neveu?
— Du neveu surtout, s’écria le chevalier, dont l’œil rayonna de concupiscence ; ah! mon ami,
quelle terre que Colleville ! Des bois où foisonnent les chevreuils, les lièvres, les lapins ! des champs grouillants de perdrix !...
Comme s’il eût- compris, Caporal agita sa queue.
— Sois tranquille, Caporal, reprit le vieil officier avec une nuance d’attendrissement, tu auras comme nous ta part de joies dans ce paradis terrestre.
M. de Tancarville paraissait également fort ému, bien que son émotion n eùt certainement pas les mêmes causes ; il prit la main de son vieil ami :
— Merci de votre offre, chevalier, et je ne l’oublierai jamais; mais avant de l’accepter,
soyez assez bon pour m’affirmer, sur votre foi de gentilhomme, que vous ne la déclineriez pas vous-même si vous étiez à ma place et moi à la vôtre.
Le chevalier de Bourguebus aplatit son oreiller d’un coup de poing, en accompagnant ce geste d’une imprécation.
— Par la corbleu ! s’écria-t-il, pour une fois dans ma vie que je cède à la fantaisie d’acquitter une dette, je joue de malheur ! mais je n’en aurai pas le démenti ; j’y veux penser.
Et le digne gentilhomme y pensa si bien, en effet, que pendant les deux jours qui suivirent, il fut impossible à son jeune camarade de lui arracher une parole.
III
Nous avons été assez prolixes dans la biographie des bipèdes de notre histoire, que nous ne pouvons faire moins que de consacrer quelques lignes au quadrupède qui doit y figurer, et que nos lecteurs considèrent avec raison comme devant devenir un de nos plus intéressants personnages.
Sa généalogie sera courte à établir.
C’était un véritable enfant de la halle.
Son extérieur se ressentait terriblement de l’incohérence de sa filiation, et c’était ainsi que Caporal, qui ne ressemblait à personne,
ressemblait à tout le monde. Il avait emprunté à Phœbus son ventre harpé, à Cascaro l’épais
seur de sa toison, au barbet de M. de Montlouis, maréchal de camp et grand chasseur de bécassines, la nuance roussâtre de son pelage, au braque d’un autre officier, la largeur de sa tête, la profondeur de son poitrail et l’inclinaison perpendiculaire de Tune de ses oreilles, tandis que, par la direction du second de ses conduits auditifs, qu’il portait droit comme un loup, par sa queue abondamment fournie de poils et ga
lamment retroussée sur son échine, il se rapprochait beaucoup d’un chien de berger qui appartenait à un employé du service des vivres.
Confessons-le humblement, en dépit du préjugé qui attribue aux enfants de l’amour tous les avantages extérieurs dont Apollon reste le type, cet ensemble laissait quelque peu à désirer.
Si Caporal était laid, en revanche il avait été si libéralement doué sous le rapport de l’intelli
gence, que personne avant moi, peut-être, ne s’était avisé de s’apercevoir de ce qui lui manquait.
Choisi dans Je giron de sa mère par le caporal
La Valeur, baptisé par les soldais du titre qualificatif de son maître, adopté par l’escouade à la
quelle celui-ci avait l’honneur de commander, il avait eu une demi-douzaine d’instituteurs qui, du matin au soir, et quelquefois du soir au matin, s’occupaient de son éducation.
Et Dieu sait s’il en avait profité.
Jamais pâte plus malléable n’avait été donnée à l’homme pour la pétrir à sa guise et la façon
ner à sa fantaisie ; Caporal retenait tout ce qu’on lui montrait.
Il savait fermer les portes, parader au port d’armes, sauter une fois pour le roi et deux fois pour Mme de Pompadour, faire le mort et ressus
citer, danser le menuet et faire sa partie à la drogue; il fumait comme un Suisse, il buvait comme un templier; jamais chien ne toucha de si près à la perfection humaine.
La distinction avec laquelle il pratiquait les arts d’agrément n’était rien auprès de la solidité de son instruction classique.
Dans ces temps-là, une administration prévoyante ne se chargeait pas de pourvoir à tous les besoins des troupes. On s’en rapportait un peu à l’industrie du soldat du soin de le faire vivre, et la pratique quotidienne de la maraude avait sin
gulièrement développé les instincts de flibuste qui existaient en germe chez notre animal.
Il y avait dans son ascendance assez d’aptitudes cynégétiques pour qu’il eût hérité de quelquesunes, et il résultait également de ce conflit de paternités qu’il jouissait du privilège d’associer en lui les plus dissemblables.
C’était ainsi qu’il lerait l’arrêt aussi solidement qu’un vrai braque, sauf à happer, au départ, lièvre ou faisan, lapin ou perdrix, si l’occasion
lui semblait favorable ; il excellait dans ce tour de gueule ; — cela ne l’empêchait de mener gail
lardement le lièvre, ou bien un chevreuil, et même un cerf, pendant une heure, quelquefois deux, aussi droit dans sa voie que le meilleur chien courant.
Avec un pareil pourvoyeur, dans la giboyeuse Allemagne, jamais la marmite de l’escouade du caporal La Valeur ne fut exposée à murmurer la triste chansonnette de l’Eau claire.
En raison de ses états de service, Caporal jouissait de quelque considération dans le régiment de Navarre ; si le colonel et lui se fussent trouvés en même temps en péril, je ne sais trop auquel des deux on eût couru en premier.
Son maître, La Valeur, ayant eu la maladresse de se faire tuer aux avant-postes, le capitaine de la compagnie, M. de Bourguebus, recueillit cette part de l’héritage du défunt, que probablement il convoitait depuis longtemps.
Ce que M. de Bourguebus dut à son chien de jouissances cynégétiques et autres, il faudrait un volume pour le raconter. L’animal était si com
plètement devenu la vivante doublure de l’homme, que pas une des sensations de celui-ci ne lui échappait, qu’il suffisait qu’un pli aux muscles faciaux de l’officier traduisît sa pensée pour que Caporal devinât ce qu’il désirait.
J’ai raconté comment M. de Bourguebus, ayant pris la résolution de réfléchir aux moyens de vaincre les délicats scrupules de son jeune ami,
s’absorba si bien dans ses réflexions, que pendant deux jours il resta muet.
Cet état rêveur agaçait visiblement Caporal qui, supposant probablement que son maître se laissait envahir par la mélancolie, multipliait ses dé
monstrations bruyantes pour attirer son attention et le distraire.
Vers le milieu du second jour, il s’absenta ; au bout de dix minutes il était de retour, tenant dans sa gueule un animal au pelage d’un gris roussâtre, qu’il déposa devant le fauteuil sur lequel le chevalier était assis.
— Que diable nous apporte-t-il là? demanda M. de Tancarville.
— U y a trois mois, je vous eusse répondu les yeux fermés : c’est le lapin de quelque margrave ; mais, ce triste séjour ne réserve pas de sembla
bles bonnes fortunes à mon pauvre Caporal ; ce n’est qu’un rat, répliqua M, de Bourguebus,