place. Il paraît,en effet, que le Palais de l’Industrie, si vaste qu’il soit, est déjà tout encombré par les œuvres agréées. Ainsi pas une travée ne pourrait être mise à la disposition de ceux qui n’ont point été admis. Si les refusés tiennent à une exhibi
tion, ils ont le loisir de se cotiser et d’organiser à leurs frais une baraque dans les alentours. La Ville est disposée à leur livrer un terrain du voi
sinage, propre à une exposition de ce genre. — Pour le reste, l’ouverture de l’exposition demeure toujours fixée au 1er du mois prochain.
J’ai déjà eu occasion de dire un mot du brillant accueil qui a été fait à M Puskawa, à la salle Yentadour, le soir où, pour la première fois, on a joué la Noce russe. Il paraît que cette jeune
fdle, contralto sans pareil, ne retournera pas à Moscou. Paris, usant de représailles, retient l’ac
trice russe. On vient de lui donner pour profes
seur une grande chanteuse du temps, M”‘“ Viardot-Garcia, la sœur de la Malibran. — On sait
que Mme Viardot-Garcia a longtemps habité la Russie qui l’a tant fêlée. Sachant la langue qu’on parle à Saint-Pétersbourg, elle réussira bien plus qu’une autre à faire l’éducation musicale du jeune sujet qui lui est confié. — On tire déjà l’horoscope de la jeune Moscovite; M110 Puskawa sera, dit-on, dans un an, une des premières can
tatrices de l’Europe. La pierre se sera changée en diamant. Quand la fantaisie de M. Taneïef, le directeur de Moscou, d’amener sa troupe à Paris n’aurait servi qu’à produire ce résultat, ce serait déjà quelque chose.
Paris ne parle plus que d’un Anglais.
Le capitaine Boyton vient de traverser la Manche à la nage, en parlant de Douvres. Il y a mis dix-huit heures. Non-seulement il a pu effec
tuer cette traversée, mais encore, grâce à un appareil en caoutchouc, il a été à même de faire, au nez des monstres marins, tout ce qu’on ne
fait que sur terre. Le capitaine a débouché une bouteille de Porto ; il y a bu à la régalade ; il l’a rebouchée, puis serrée dans son sac. Le capitaine a mangé une tranche de jambon,àl’aide d’un couteau et d’une fourchette. Ce petit festin fini, toujours en nageant, il a déployé le Times et l’a lu, armé d’un pince-nez. Après la lecture, voulant donner un spectacle qui ne s’est jamais vu, il a ouvert son parapluie, le premier qui ait jamais sur
monté la surface des flots amers. Enfin, réalisant l’idée paradoxale de vivre entre l’eau et le feu, le capitaine a allumé des cigares qui l’ont mené délicieusement jusqu’à la jetée de Boulogne.
Où va donc l’homme moderne ? Et comme tout cela nous rejette loin de l’antique! En lisant le récit de cette baignade, on ne s arrête plus qu’a­
vec pitié au quatrain de l’Anthologie, si joliment traduit par Voltaire.
Léandre, guidé par l’amour,
îln nageant disait aux orages ;
« — Laisscz-moi gagner les rivages; Ne me noyez qu’à mon retour. »
Peu lui importait qu’il fût noyé plus tard, pourvu qu’il vît Héro. qui l’attendait sur le sommet de la tour, un flambeau à la main. — Mais l’appareil du capitaine Boyton n’était pas encore inventé ;
Léandre a été enroulé par les vagues de l’Hellespont et il s’est noyé. — Il est vrai que s’il y avait eu, dans ce temps-là, des nageoires en caout
chouc, à l’usage des amoureux, nous n’aurions pas les quatre vers de l’Anthologie.
Je reviens au capitaine Boyton, le lion du jour. Il dépasse déjà de cent piques Bidel, l’homme aux lions; il l’emporte même sur Holtum, l’a­
thlète qui arrête de ses mains un boulet qui sort de la gueule du canon.
Va donc pour le capitaine Boyton !
Ce voyage ne saurait être révoqué en doute, puisqu’il a eu de constants témoins, montés sur une barque ayant charge de suivre le nageur à distance. Oui, la prouesse de l’Anglais est réelle. Néanmoins elle nous rappelle comme à point
nommé une des plus bizarres fantaisies d’un excentrique d’il y a dix ans, le parcours de France en Amérique, effectué par André de Goy.
Les survivants de ce café littéraire qu’on nommait le Divan, rue Le Peletier, se rappellent en
core un petit Nivernais au sourire narquois, à l’œil vif, toujours affairé. Tel était André de Goy, autrement dit le Chevalier. Pourquoi lui don
nait-on ce titre? Nul n’aurait pu répondre. Ce qu’on savait mieux c’est qu’il avait passé sa jeunesse en Amérique. Au retour, sa légitime cro
quée, il s’était avisé de courir les journaux pour vivre. Il traduisait l’anglais avec assez de netteté. C’est lui qui, l’un des premiers, nous a fait connaître les contes d’Edgar Poe. Il nous familiari
sait avec les autres humoristes, Chambers : Ainsworth, etc., etc. Mais le caractère distinctif de son esprit, c’était ce que les comédiens appellent « la cascade », et ce que nos pères se bornaient à nommer « la blague ».


Un soir, en 1857, à ce même Divan, je ne sais plus qui se mit à raconter les exploits d’un nageur. Il s’agissait de lord Byron.


On appuyait sur ce fait qüe l’auteur de Child- Harold avait nagé trois heures sans s’arrêter, effort prodigieux, on en conviendra.
Byron avait fait plus de quatre milles.
— Belle chose! repartit ironiquement André de Goy. J’ai fait mieux que ça, moi qui vous parle.
Je suis allé du Havre à New-York, tout d’une traite.
— Ah ! par exemple ! s’écria Guichardet. Mais comment ça?
— J’avais acheté en Normandie une vache, excellente lailière. Après l’avoir conduite sur la jetée, je la précipitai dans la mer. Je la suivis ensuite, me meltant à cheval sur son dos. Je le répète, c’était une bête sans pareille ; elle na
geait comme une dorade, sans se fatiguer. Ce
pendant lorsque j’avais faim ou soif, je faisais une légère halte. Etant descendu de ma monture,
je pressais ses mamelles; j’aspirais cinq gorgées d’un lait savoureux; puis, en roule, je remon
tais en croupe. La vache (j’insiste là-dessus) me conduisit ainsi, sans encombre, jusqu’à New- York, au bout de quatorze jours, frais, dispos, toujours bien nourri.
Ici le marquis de Belloy hasarda une objection. — Chevalier, vous venez de nous dire que
vous vous souteniez avec le lait de la vache ; voilà qui va pour le mieux, mais la vache elle-même comment se nourrissait-elle?
— La vache ? Tiens, en nageant, elle paissait tantôt des sardines, tantôt des soles.
Encore un deuil pour le monde littéraire. Alphonse Royer vient de mourir. Ce sombre hiver, qui finit à peine en ce moment, l’avait fort éprouvé. En passant du salon d’un cercle trop chauffé à la température glacée du boulevard, il avait gagné un rhume. On a l’habitude de rire de ces choses-là. Bast! un rhume! Y a-t-il à s’inquiéter pour si peu? A tout instant, vous enten
dez dire : « Un tel tousse; ce ne sera rien; ça passe toujours. » Le rhume négligé se change en
point pleurétique ou en fluxion de poitrine. Au bout de huit ou dix jours, l’homme est perdu.
C’est ce qui s’est vu, il y a trois semaines, pour Amédée Achard; c’est ce qui arrive encore pour celui qui a écrit le joli livret de la Favorite et tant d’autres belles choses en prose et en vers.
Alphonse Royer était, suivant toutes les apparences, de ceux qui devaient vivre encore de longs jours. Bien planté sur ses jambes, sobre, raison
nablement studieux, réglant sa vie sur la loi d’une hygiène sévère, rien n’annonçait qu’il put être entamé si rapidement par le mal. Il y a un mois
à peine, nous le rencontrions fort alerte, la canne à la main, sur le boulevard des Italiens, et il racontait comment pour se maintenir jeune il se livrait à de constants exercices, surtout à la promenade à pied. lise flattait d’avoir fait en une demi-heure le trajet de l’Arc de Triomphe au coin de la rue Richelieu, ce qui était d’un bon marcheur. Mais pourtant une teinte de mélancolie s’étendait parfois sur sa figure. Nos revers


et la perte soudaine d’une partie de sa fortune l’avaient péniblement affecté. Peut-être ces causes de tristesse ont-elles jusqu’à un certain point servi d’aliment à la maladie qui l’a emporté.




Au demeurant, la vie aura été bonne pour cet excellent homme. En 1830, Alphonse Royer fai




sait parlie de cette jeunesse libérale à laquelle l’exercice du métier littéraire ne faisait pas né




gliger l’élégance des manières. Né avec un peu de fortune, il vivait en homme de loisir comme Alfred de Vigny, en touriste comme Roger de Beauvoir, en romancier de salon comme Bazancourt. Il avait passé une dizaine d’années à Constantinople, d’où il avait rapporté de belles études sur l’Orient et en [re autres un fort beau por




trait du sultan Mahmoud, grande figure histo




rique dont il se montrait l’admirateur passionné.




A son retour, reprenant la plume, il se remettait à faire tour à tour du théâtre et des essais d’his




toire. On connaît ses succès, ses drames, ses




opéras, ses vaudevilles, ses recherches sur le théâtre espagnol ; on sait aussi qu’il a été long




temps directeur de l’Odéon, d’abord, de l’Opéra ensuite, amenant toujours le succès à la suite de sa personne.




En discutant sur les affaires du jour, il avait une étrange façon de grouper ses argu




ments. Ainsi, de quelque objet qu’il s’agît, il trouvait toujours moyen de manifester sa ten




dresse pour les Turcs et, par conséquent, son aversion pour les Grecs. Ah ! la Grèce moderne, c’était sa bête noire.




Très-peu de temps après la lamentable campagne de 1870, il disait:




— Qui croyez-vous qui soit la cause première de la troisième invasion ?— Napoléon III, allezvous répondre. — Eh bien, non. La source de notre défaite remonte à l’impolitique délivrance des Grecs. —Gomment ça?— Si l’on n’eût pas




battu les Turcs à Navarin, la Turquie n’aurait pas élé diminuée. Si la Sublime Porte fût restée fa même, on n’aurait pas eu à faire la campagne de Crimée. Si l’on n’était pas allé faire tuer nos hommes à Sébastopol, ils nous seraient restés en ligne; nous n’eussions donc pas été battus. C’est donc, au bout du compte, Charles X qui a fait Sedan.




Alphonse Royer voyait bien qu’il n’arrivait à convaincre personne, mais il n’en tenait que plus à son paradoxe.




Il était tout plein de souvenirs. En voici un qu’il prenait plaisir à conter.




En 1836, la Revue des Deux Mondes éprouva le besoin de découvrir la Belgique, c’est pourquoi elle dit à Alphonse Royer :




— Allez donc voir s’il existe réellement dans le pays brabançon une ville nommée Bruxelles.




Royer partit; seulement il emmenait avec lui Roger de Beauvoir, c’est-à-dire le plus fou et le plus joyeux des compagnons de voyage.




En arrivant, ils prirent une chambre à deux lits, à l’hôtel de Suède.




Dès le matin, les célébrités belges d’alors affluaient près desdeux Français. Van Hawelt avec ses vers, Leys avec ses toiles, Brakeleer avec ses esquisses d’Anvers !




Et les compliments ! et les promenades et les dîners !




— La charmante ville ! dit Roger de Beauvoir. Il faut que j’y passe au moins quarante jours.




— Quarante jours ! plaisantez-vous? répliqua Royer : je m’y oppose.




Le jour même, l’auteur de l’Ecolier de Clitny grimpa sur un cheval fougueux. Comme il était mauvais cavalier, il tomba et se cassa la jambe.




On le ramena à l’hôtel en toute hâte.




— Monsieur, lui dit un chirurgien qu’on avait appelé, ce ne sera rien ; vous en serez quitte pour garder le lit pendant quarante jours.




— Pendant quarante jours ! riposta Roger de Beauvoir en riant aux éclats. Eh bien, ne vous l’avais-je pas dit, mon cher Royer?


Philibert Audebrand,