je ne peux même pas tourner la tête pour regarder mes compagnons, qui, je crois, se sont assis. Je veux saisir le tube à oxygène, mais il m’est impossible de lever le bras. Mon esprit était encore très-lucide :
j’avais les yeux sur le baromètre, et je vois l’aiguille passer sur le chiffre de la pression 290, puis 280,
qu’elle dépasse. Je veux m’écrier : « Nous sommes à 8000 mèlres! » mais ma langue est presque comme paralysée.
« Tout à coup je ferme les yeux et je tombe inerte, perdant absolument le souvenir : il était environ une heure et demie. A deux heures huit minutes, je me réveille un moment; le ballon descendait rapidement, j’ai pu couper un sac de lest pour arrêter la vitesse. Sivel et Crocé étaient encore évanouis au fond de la nacelle. »
Mais aussitôt après, l’aéronaute retombe dans sa syncope. Un vent violent, venant de bas en haut, in
diquait une descente rapide. « Quelques moments après, ajoute-t-il, je me sens secouer les bras, et je reconnais Crocé qui s’est ranimé : « Jetez du lest, me dit-il, nous descendons. » Mais c’est à peine si je puis ouvrir les yeux et je n’ai pas vu si Sivel était réveillé. Je me rappelle que Crocé a détaché l’aspirateur qu’il a jeté par-dessus bord, et qu’il a jeté du lest, des cou
vertures, etc. Tout cela est un souvenir extrêmement confus, qui s’éteint vite, car je retombe dans mon inertie, plus complètement encore qu’auparavant, et il me semble que je m’endors d’un sommeil éternel.
» Que s’est-il passé? Je suppose que le ballon, délesté, imperméable comme il l’était, et très-chaud, a remonté encore une fois dans les hautes régions.
» A trois heures quinze minutes environ, je rouvre les yeux, je me sens étourdi, affaissé, mais mon es
prit se ranime. Le ballon descend avec une vitesse effrayante, la nacelle est balancée avec violence et décrit de grandes oscillations; je me trouve sur mes genoux et je tire Sivel par le bras ainsi que Crocé.
» Sivel ! Crocé ! m’écriai-je, réveillez-vous ! Mes deux compagnons étaient accroupis dans la nacelle, la tête cachée sous leurs manteaux. Jerassemble mes forces et j’essaye de les soulever ; Sivel avait la figure noire, les yeux ternes, la bouche béante et remplie de sang; Crocé-Spinelli avait les yeux fermés et la bouche ensanglantée. »
Cet émouvant récit nous montre que les trois aéronautes étaient déjà très-faibles, lorsqu’à 7000 mètres de hauteur Sivel eut la malheureuse pensée de se dé
lester encore de trois sacs de lest de 20 kilogr. chacun.
Le ballon atteignit et dépassa 8000 mètres : les aéronautes s’évanouissent tous les trois, Crocé d’abord,
sans doute, Tissandier ensuite, Sivel le dernier, à quelques minutes d’intervalle.
Après êlre monté à une hauteur inconnue, le ballon redescend. A deux heures huit minutes, Tissandier se réveille un moment, et, voyant le ballon descendre trop vite, jette un sac de lest : ses deux compagnons restent évanouis.
Un peu plus tard, Crocé se réveille et secoue ses camarades par le bras en s’écriant que le ballon descend trop vite et qu’il faut rejeter du lest. Ses com
pagnons restent muets. Alors d’un dernier effort il saisit lui-même l’aspirateur à acide carbonique, pe
sant 40 kilogr., des sacs de lest, des couvertures, et jette tout par-dessus bord. La descente s’arrête. Le ballon remonte... jusqu’à quelle hauteur? C’est ce que nous ne pouvons calculer. Il pouvait être alors deux heures dix minutes.
Que s’est-il passé désormais? Nul ne peut le savoir.
Ce n’est qu’une heure après que celui d’entre eux qui a le bonhenr de survivre à une pareille cata
strophe, se réveilla de sa mort passagère et constala que ses compagnons ne devaient plus se réveiller.
Il y eut donc deux ascensions, la seconde plus élevée que la première. L’étude spéciale que j’ai faite, en ballon et dans les Alpes, des conditions de la vie dans les régions supérieures de l’atmosphère, me porte à conclure que trois causes ont été en jeu dans la mort de nos malheureux aéronautcs, et que la pre
mière de ces causes est la principale et suffirait à elle seule pour l’expliquer.
Cette cause capitale est, comme nous l’avons dit plus haut, la différence d’équilibre.
La première est la différence d’équilibre entre la pression atmosphérique ambiante et la pression inté- j rieure du corps.
A la surface du sol, au niveau de la mer, ou à 50 ou 100 mètres d’altitude à la hauteur moyenne du baromètre de 76 centimètres, nous vivons au sein d’une atmosphère très-dense, un peu comme le poisson dans l’eau, et nous supportons sans nous en dou
ter un poids de 15 500 kilogr. qui pèse sur nos épaules et sur toute la surface de notre corps. Pourquoi n’é­ prouvons-nous aucune gêne sous cette pression? Parce
que la circulation du sang, l’air et les gaz intérieurs qui remplissent tous nos tissus exercent une pression analogue sur chaque molécule de notre corps et nous maintiennent en équilibre parfait avec le milieu am
biant. Mais pénétrons sous la cloche de la machine pneumatique d’où l’on soutire une certaine quantité d’air, ou élevons-nous à 1000 mètres seulement : déjà il y a une différence sensible d’équilibre, mais non désagréable parce que le corps parait plus plein, plus vivant en quelque sorte à cause de la tension plus grande des vaisseaux. Si l’on s’élève à 2600 mètres, on a laissé au-dessous de soi un quart de l’atmosphère en poids, et le baromètre est descendu à 560 milli
mètres. A 5500 mètres le baromètre est descendu à 380 millimètres et la pression atmosphérique a dimi
nué de moitié. A 9500 mètres elle a diminué des trois quarts et Ton n’a plus autour de soi qu’un quart de l air qui existe en bas.
Comme la pression intérieure du corps est restée la même et que le sang circule toujours avec la même force intrinsèque, l’équilibre est rompu et nous ob
servons une tendance progressive à la congestion : le sang cherche à réagir vers l’extérieur. J’ai ordinaire
ment éprouvé à 4000 mètres des bruits dans les oreilles, et j’ai souvent eu les yeux injectés de sang. Le pouls s’accélère et devient i’ébrile. A 5000 mètres,
les mains bleuissent très-souvent. A 6000, la figure devient ordinairement rouge pour bleuir à mesure qu’on s’élève davantage. En même temps la tête s’assoupit, l’estomac éprouve une sorte de sensation
de vide, le cœur faillit, et l’on peut être atteint d’une syncope.
Ayant dépassé l’altitude de 8000 mètres, et approchant des régions où la pression est réduite au quart de la pression normale, les passagers du Zénith se trouvèrent donc dans les conditions malheureuses de celte tendance à la congestion. Une seconJe cause très-influente est venue s’ajouter à la première et l’activer. C’est la chaleur solaire.
Dans une série d’expériences aéronauliques, j’ai pu mesurer l’augmenta ion relative delà chaleur solaire a mesure qu’on s’élève et que décroît l’humidité. L’air se refroidit, et la chaleur solaire restant la même paraît d’autant plus intense : elle frappe avec une grande violence sur la tête, qui lui est exposée,
tandis que les pieds sont dans l’ombre et dans le froid. La différence entre la température d’un ther
momètre à l’ombre et d’un thermomètre au soleil
s’élève alors à 15 et 20 degrés. L’effet de cette chaleur est encore augmenté par l’absence du plusjléger courant d’air.
Cette action directe de la chaleur solaire sur la tète, d’autant plus intense et d’autant plus funeste que l’humidité de l’air avait complètement disparu, dut activer la tendance à la congestion. Cos pauvres aéronaules devinrent noirs. Ceux qui succombèrent élaient les plus sanguins et les plus forts; de plus ils avaient déjeuné, et Tissandier était àjeun.
Ici vient se surajouter une troisième cause : la disparition de la volonté et la diminution d’une idée fixe au milieu d’une sorte de somnolence.
L’homme soumis à ces conditions anormales tombe dans un état de prostration tout particulier. Il pense encore, mais il cesse de vouloir. Le corps n’obéit plus à l’esprit. Les membres inférieurs se paralysent les premiers, puis les mains, puis la tête elle-même. On devient absolument indifférent. On ne désire pas
plus vivre que mourir. Il faudrait simplement lever le doigt pour éviter la mort, que l’homme, déjà endormi dans l’éther, ne ferait même pas ce signe. Il ne lient plus à rien. Et la mort, doucement, enveloppe l’être dans son souffle glacial : il ne se réveillera plus!
Nous voyons donc, en résumé, que la mort de ces martyrs de la science est due principalement à une apoplexie causée par la diminution de pression atmo
sphérique. Lorsqu’on se propose de s’élever à c;s grandes hauteurs, il serait donc prudent, pour ne pas dire indispensable, de s’organiser de façon à conserver autour de soi une pression ambiante peu differente de la pression normale, soit à l’aide d’un sca
phandre, soit en construisant la nacelle dans une forme spéciale pour ce but. Il n’est permis à l’homme de dompter la nature qu’en obéissant à ses lois.
Sivel et Crocé-Spinelli sont les quinzième et seizième martyrs de l’aérostation. Leur mort est la plus déplorable de toutes et la plus douloureuse, car c’est exclusivement au service de la science qu’ils consa
craient leur vie et leur courage. Le premier, ancien capitaine au long cours, quoique fort jeune encore,
avait fait plusieurs fois le tour du monde, et s’était depuis quelques années entièrement voué à la cause de la navigation aérienne. Crocé-Spinelli, animé de la même passion, était aussi d’une intrépidité peu commune. Nous n’avons pas besoin de présenter Gaston Tissandier à nos lecteurs : iis le connaissent
de longue date par scs travaux si remarquables sur la chimie, par ses ouvrages si sympathiques et par son journal la Nature.
Nos gravures reproduisent les principaux incidents de ce drame si douloureux : la chute du ballon près de Ciron : les malheureux aéronautes gisent à terre,
près de la nacelle; — l’arrivée des corps à la ferme des Néraux près de la grange dans laquelle ils furent déposés; — le transport à la gare de ces pauvres corps enfermés dans des cercueils de plomb.....
Quelle page dans l’histoire de l’aérostation et dans les fastes des martyrs de la science!
Camille Flammarion.
Le capitaine Boylon et sa traversée du past de Calais
Parmi les nombreux appareils de sauvetage des naufragés que nous avons déjà mis sous les yeux de nos lecteurs, aucun ne paraît devoir soutenir ia com
paraison avec celui que portait le capitaine Paul Boylon pour franchir le bras de mer entre Douvres et Boulogne.
Paul Boyton est un jeune homme de vingt-six ans, très-robuste, d’une énergie peu commune, devant à son emploi dans le service de sauvetage des Etats- Unis son titre de capitaine. Inventé par un Américain du nom de Merrvman, l’appareil dont il se sert a été repris par lui et amené à son degré de perfection actuelle. Il consiste en un vêtement de caoutchouc vul
canisé composé de deux parties : une espèce de tu
nique ou blouse avec manches et capuchon bien serrés autour des poignets et de la tête, dont le visage seul reste à découvert; un pantalon terminé par une paire de bottes et serré à la taille par une ceinture d’acier. Le bas de la tunique et le haut du pantalon s’adap
tent l un à l’autre et sont recouverts d’une ceinture élastique formant un joint imperméable. A l’intérieur de ce vêtement sont disposées cinq poches à air : une derrière la tête ; la seconde, sur le dos ; la troisième, sur la poitrine ; les deux autres sous les jambes. Elles sont munies d’un tuyau de caoutchouc assez long pour venir s’appliquer sur la bouche du porteur du vêtement, qui peut les gonfler en quelques instants. Re
vêtu de ce costume, le corps d’un homme flotte comme un véritable bouchon de liège en suivant lous les mouvements, tous les caprices de l’eau ; qu’il soit couché sur le dos, sur la poitrine, ou se maintienne dans la position verticale, il n’a pas à craindre d’être
submergé. Au vêtement est adapté une boussole et à l’une des bottes une fonte dans laquelle s’implante un petit mât destiné à porter tantôt une flamme ou un pavillon de signal, tantôt une petite voile manceuvrée
au moyen de courroies. Enfin une pagaie reliée par des lanières au poignet ou à la ceinture sert de rame et de gouvernail.
Bien qu’à son arrivée en Angleterre, le capitaine Boyton eut déjà fait des essais très-sérieux de sou appareil, il voulut pour en démontrer l’excellence et la solidité traverser le pas de Calais à la nage.
C’est le samedi, 10 avril, à trois heures du matin, que le capitaine Boyton revêtit son costume, se munit d’une trompe, d’un flacon d’eau-de-vie, d’un énorme couteau destiné à combattre au besoin les marsouins ou les congres trop curieux, puis descendit les mar
ches de la jetée de Douvres pour se mettre à l’eau,
par une nuit sombre et une mer agitée. Le hardi expérimentateur était accompagné du Rambler, pe
tit steamer sur lequel avaient pris passage son frère, un médecin et divers invités. Tout d’abord, les re
mous causés par les roues d’un remorqueur mirent le capitaine dans une situation assez dangereuse ; au moyen de sa pagaie, il réussit à se tirer du mauvais pas . A quatre heures, Boyton, alors en haute mer, hissait sa voile et malgré son peu de surface — à peu près celle d’un mouchoir de poche— il en recevait un secours très-appréciable. A plusieure reprises,
durant son voyage, le capitaine, parfaitement maître de ses mouvements, se rapprocha du steamer, soit pour donner de ses nouvelles, soit pour demander un cigare qu’il fumait tout en gouvernant. Vers six heures du matin, il avait franchi environ trois lieues. A sept heures, un canot vint du steamer lui servir son
premier déjeuner, et des pigeons voyageurs allèrent poiter à Douvres l’avis : Tout va bien. Arrivé sur le banc de Varne, le premier que l’on rencontre dans le détroit en venant d’Angleterre, le nageur sonna de la trompe pour signaler sa présence aux nombreux bateaux dq pèche et les prier ainsi d’éviter de l’aborder.
A neuf heures, on le vit, bateau vivant, amener sa voile et rester un certain temps immobile, prenant ce
qu’il appelait un temps de repos. Sur les deux heures parut le paquebot-poste le Napoléon, allant de Folkestone à Douvres ; les passagers saluèrent de leurs ac
clamations le capitaine Boyton, qui les remercia en élevant et agitant sa pagaie. Plus tard, un autre stea