pensait beaucoup d’argent, beaucoup de soins. Tant d’efforts du comte d’Arnim n’aboutissaient à rien. Ali pacha a réussi du premier coup.
Ce fait est d’autant plus remarquable que le bal n’existe pas en Orient. Les Musulmans n’ad
mettent la danse que comme un art d’en bas ; ils n’en usent que par les yeux, c’est-à-dire quand elle est pratiquée par des bouffons et des aimées. En 1840, quand Reschid pacha, le premier envoyé du Commandeur des croyants, arriva à Paris, on crut lui faire plaisir en l’invitant à un bal de la cour. On s’attendait à le voir sourire au spectacle des princes et des princesses s’élançant dans un galop; l’Oriental, au contraire, manifestait un certain étonnement mêlé d’effroi. Interrogé à ce sujet, Reschid répondit qu il ne comprenait pas que des fils et des.filles de roi se donnassent la peine de danser eux-mêmes, et qu’ils devaient bien avoir assez d’argent pour payer des gens dansant pour eux. Trente-cinq ans ont passé sur le monde depuis cette soirée-là. Tout a changé. L’Orient s’accommode de plus en plus à l’euro
péenne. Ali pacha, successeur de Reschid, organise des bals où cinq cents membres de l’aristocratie du continent se donnent la main. Un de ces jours, très-prochainement, ces franchises chorégra
phiques de Paris entreront de plain pied à Con
stantinople et s’en empareront, il y aura des bals de nuit au sérail.
MM. les gens du monde se sont amusés, l’autre samedi, à tuer l’un des leurs. Il existe sur le boulevard des Italiens un arpent d’asphalte où la nouvelle a circulé pendant toute une soirée,
allongée des plus effrayants commentaires. Le personnage qu’on faisait ainsi passer de vie à trépas n’était autre que le marquis de Gaux, le mari de Mrae Adélina Patti, pour le moment à Vienne. « Vous savez, il est mort. — Comment » ça? — C’est à la suite d’un duel avec le comte » de Z***. — Au pistolet? — Non, à l’épée. — Où » a-t-il été frappé? — Dans l’aine. — Non, c’est » dans le ventre. -Non, c’est au-dessus de l’œil. »
Renseignemens pris, il n’y avait rien de tout ça; MM. les promeneurs du boulevard, hommes de trop d’imagination, avaient fait un roman en deux cigares, avec un dénoûment à la manière d’Alexandre Dumas père.
Mais pour une nécrologie imaginaire que de morts réelles! Ces jours-ci, le monde lit
téraire, déjà si rudement éprouvé, a vu tomber encore quelques-uns des siens. En première ligne,
citons Léo Lespès, le même qui a été un moment si populaire sous le pseudonyme de Timothée Trimm. Ecrivain d’une très-mince importance,
mais d’une abondance rare, il s’élait fait une
place à part dans la chronique du jour par la fougue de ses excentricités. Avant de débuter dans les lettres, il avait passé plusieurs années de sa jeunesse en Angleterre. De ce séjour chez nos voisins, il lui était resté un goût dominant pour tout ce qui .est étrange.
De là ces costumes qui échappaient à toute règle convenue, ces cols d’enfant portés sur un cou de quarante à soixante ans, ces habits de ve
lours fortement passementés, un pantalon à la hussarde pour un flâneur qui ne montait jamais à cheval, une large cravate rouge sans symbole politique. Léo Lespès exhibait sur le tambour de son ventre un paquet de breloques retentissantes,
à la mode du temps où Ton allait sous l’arbre de Cracovie ; il se chargeait les dix doigts de grosses bagues et de chevalières. Depuis le Consulat, tout
le monde a les cheveux à la Titus ; il se laissait pousser une chevelure plus longue que celle d’un Chérusque. Il n’v avait pas jusqu’à sa voix qui ne se prélâtàne ressembler en rien à celle des autres hommes ; elle avait le ton aigu qui sort du gosier des chanteurs de la chapelle Sixtine.
On sait ses succès, qui ont roulé à la fois sur une grande vogue et sur une magnifique évolu
tion de gain. Après avoir fait par lui-même vingt tentatives de journaux qui n’avaient pas réussi,
au contraire, changeant de nom, il avait fini par faire de son écritoire un autre Sacramento. De
1863 à 1870, il a gagné de 80 000 à 150 000 fr. par an. Même en menant la vie à grandes guides,
tout autre, avec de telles ressources, aurait su se garder une poire pour la soif; mais il ne savait pas résister au plaisir de jeter l’or par les fe
nêtres; d’ailleurs, se voyant caressé jusqu’à la démence par la Fortune, il s’imaginait très-sé
rieusement que le monde finirait peut-être, mais que son succès ne finirait pas.
Dans le temps de cette prospérité, le matin, en se levant, son article fait, il n’avait d’autre souci que de savoir comment il dépense
rait son temps et son lucre. A cette époque, on ne le rencontrait jamais qu’en cabriolet. Ne fût-ce que pour aller d’un numéro pair à un numéro impair de la même rue, il ne consentait point à faire le trajet à pied. Ajoutez que quand il avait à s’arrêter quelque part, au café, au journal, au théâtre, n’importe où, s’agît-il de dix minutes ou de trois heures, le cabriolet demeurait de planton à la porte pour l’attendre. Sur la fin de la journée, la note du cocher devenait un total.
Au reste, il tirait vanité de celte prédilection. Nous l’avons entendu dire :
— Eh bien, oui, c’est une fantaisie. Ne faut-il pas que chacun ait la sienne ? Roger de Reauvoir a bu pour 150 000 francs de vin de Champagne; Alexandre Dumas père a payé pour 150000 francs de frais d’huissier ; j’aurai déboursé pour 150 000 francs de pourboires.
A Pour la table, c’était bien une autre chanson. Ce pauvre garçon n’avait aucune notion de la science des gastrosophes. Raison de plus pour qu’il singeât les gourmands célèbres. A ses yeux, dépenser beaucoup pour un repas, c’était bien vivre. Un jour, il avait entendu, par hasard,
Capefigue, un vrai viveur, poser en fait qu’un homme qui se respecte ne doit pas consacrer à son déjeuner moins de vingt-cinq francs. Tout aussitôt il s’élait mis à exagérer la portée de cet aphorisme, qu’il trouvait plus rigoureux que tous ceux de l’école de Salerne. Vingt-cinq francs!
Qu’était-ce que vingt-cinq francs pour le déjeuner de Son Altesse Timothée Trimm? En entrant au café du quai d’Orsay, il avait déjà l’idée d’y mettre
le double. Ce qu’il voulait surtout, c’était épater la galerie.
— Garçon, deux œufs sur un plat d’or. — Nous n’avons que des plats d’argent.
— Il faudra donc que je me contente d’un plat d’argent. Une bouteille de lacryma-christi.
N. B. — Le lacryma-christi est un affreux vin, mais fort cher.
On lui servait les larmes du Christ qu’il buvait, hélas ! en les étendant avec de l’eau de Sellz, so
lécisme des solécismes; cependant tout cela ne faisait encore que trente francs. Comment faire pour que le déjeuner coûtât cinquante francs?
— Garçon, des mauviettes farcies aux truffes avec une gelée de la crème des Barbades ; plus, le café.
Total : cinquante francs. Et il se frottait les mains.
Un certain avril, en 1868, pour épater de plus en plus ses voisins, il avait imaginé une grande chose : l’omelette aux fleurs de pêcher. L’idée lui était venue de mêler à des œufs brouillés ces fleurs blanches et roses qui sont l’honneur du printemps. Coûte que coûte il fal
lait que le café où il déjeunait se procurât, chaque matin, une branche de pêcher fleuri. Cette branche, on la lui apportait aussitôt qu’il était entré. Il la regardait, il la touchait ; il la suivait à la cuisine, où il voulait constater par ses yeux comment le chef la traduisait en omelette. Le plat coûtait vingt-cinq francs à lui tout seul. Trèssouvent il était accompagné de château-yquem,
dont la bouteille est de trente francs. — Il aurait fallu acquitter la carte avec des rubis et des brillants que Timothée Trimm n’aurait pas hésité.
Au milieu de ces extravagances, il avait trouvé une innovation fort gracieuse, un truc
tres-délicat, qui est entré dans nos mœurs et qui y restera. Dans ce temps-là, aux lieux où Ton mange, quand on avait à présenter des fruits au consommateur, on se servait de l’assiette classique, recouverte d’une feuille de vigne. Il supprima cet usage.
— Apportez-moi la corbeille entière, dit-il, un malin : je choisirai celles des primeurs qui seront de mon goût.
Les maîtres de maison ont trouvé cette méthode si naturelle et si charmante qu’ils se sont empressés de l’adopter.
Cependant la guerre vint. Avec elle le sybaritisme de nos mœurs tomba. La sévérité des temps nouveaux nous faisait redevenir Spartiates.
Premier point, un diseur de riens tel que lui ne pouvait plus être de mise. Second point, comme il n’avait pas imité la fourmi de la fable, il se trouva bientôt dans la situation de la cigale, en pleine bise, à travers la neige et le vent. Une tristesse morose le mordait alors au cœur avec ses dards de serpent : Timothée Trimm ne fat bientôt plus que l’ombre de lui-même.
En courant de journal en journal, en cultivant le champ plein de ronces de la réclame, en ven
dant ses bijoux, enbrocantant, il parvenait encore à mettre la main sur quelques louis. Un louis! ah ! c’était l’indigence pour celui qui mangeait, la surveille, des omelettes aux fleurs de pêcher ! On ne le rencontrait plus que rarement en ca
briolet. Sa résidence fixe était le café de la Porte- Montmartre; il s’y montrait solitaire, attristé, amaigri, vieilli, maquillé, très-peu superbe. Aimant encore la mise en scène, il se plaisait à éta
ler ses papiers sur une table et à écrire en public. C’était la dernière lueur d’un feu de joie, l’étin
celle d une allumette chimique après un éclair d’août. Finalement il s’est éteint à l’hospice Du
bois, emporté bien plus par le chagrin et par le désenchantement que par la maladie.
Octave Ferré a succombé à la même heure. Autant l’autre avait cherché à être bruyant,
autant celui-là s’était étudié à être modeste. Il a lait cinquante romans, notamment la Vipère noire et le Médecin confesseur. Après quarante
ans de labeur, parvenant à peine à l’aisance, il venait de s’acheter, près des Buttes-Chaumont, une petite maison à contrevents verts et un jar
din, qu’il voulait cultiver de ses mains, afin de ressembler à Candide. Ce jardin, il avait com
mencé à le bêcher, à le planter, à y faire des semis. Il y a gagné une insolation; l’insolation lui a enflammé le cerveau ; il y a trouvé une fluxion de poitrine et tout a été fini pour lui.
Ainsi le fou et le sage ont succombé le même jour, à la même mort.
Demain s’ouvre, au palais des Champs- Elysées, l’exposition de 1875.
Tous les salonniers seront à leur poste.
Sur vingt ou. vingt-cinq de ces criti ,ues, quinze pour le moins vont s’évertuer, comme toujours, à faire de grandes pages pour dire : « Ceci est bon » ou: « Ceci est mauvais. »
Pourquoi ne pas imiter plutôt le laconisme des gens du peuple?
Ces jours-ci, en parcourant l’admirable Musée du Louvre, nous nous trouvions devant un groupe de gens de maison, comme on dit. Valets et soubrettes ils lâchaient la bride à leur admiration, en présence des chefs-d’œuvre étalés devant eux.
Le tableau de Drolling : Un intérieur de cuisine fixa longtemps leur attention.
— Quelle marmite à donner envie de tâter au. pot-au-feu !
— Quelles belles casseroles bien étamées et bien reluisantes !
— Voilà des carottes à vous donnef de l’appétit.
— Seulement c’est fâcheux, observa un laquais : le manche de ce balai est trop long et trop gros ; on ne pourrait s’en servir.
Philibert Audebrand.
Ce fait est d’autant plus remarquable que le bal n’existe pas en Orient. Les Musulmans n’ad
mettent la danse que comme un art d’en bas ; ils n’en usent que par les yeux, c’est-à-dire quand elle est pratiquée par des bouffons et des aimées. En 1840, quand Reschid pacha, le premier envoyé du Commandeur des croyants, arriva à Paris, on crut lui faire plaisir en l’invitant à un bal de la cour. On s’attendait à le voir sourire au spectacle des princes et des princesses s’élançant dans un galop; l’Oriental, au contraire, manifestait un certain étonnement mêlé d’effroi. Interrogé à ce sujet, Reschid répondit qu il ne comprenait pas que des fils et des.filles de roi se donnassent la peine de danser eux-mêmes, et qu’ils devaient bien avoir assez d’argent pour payer des gens dansant pour eux. Trente-cinq ans ont passé sur le monde depuis cette soirée-là. Tout a changé. L’Orient s’accommode de plus en plus à l’euro
péenne. Ali pacha, successeur de Reschid, organise des bals où cinq cents membres de l’aristocratie du continent se donnent la main. Un de ces jours, très-prochainement, ces franchises chorégra
phiques de Paris entreront de plain pied à Con
stantinople et s’en empareront, il y aura des bals de nuit au sérail.
MM. les gens du monde se sont amusés, l’autre samedi, à tuer l’un des leurs. Il existe sur le boulevard des Italiens un arpent d’asphalte où la nouvelle a circulé pendant toute une soirée,
allongée des plus effrayants commentaires. Le personnage qu’on faisait ainsi passer de vie à trépas n’était autre que le marquis de Gaux, le mari de Mrae Adélina Patti, pour le moment à Vienne. « Vous savez, il est mort. — Comment » ça? — C’est à la suite d’un duel avec le comte » de Z***. — Au pistolet? — Non, à l’épée. — Où » a-t-il été frappé? — Dans l’aine. — Non, c’est » dans le ventre. -Non, c’est au-dessus de l’œil. »
Renseignemens pris, il n’y avait rien de tout ça; MM. les promeneurs du boulevard, hommes de trop d’imagination, avaient fait un roman en deux cigares, avec un dénoûment à la manière d’Alexandre Dumas père.
Mais pour une nécrologie imaginaire que de morts réelles! Ces jours-ci, le monde lit
téraire, déjà si rudement éprouvé, a vu tomber encore quelques-uns des siens. En première ligne,
citons Léo Lespès, le même qui a été un moment si populaire sous le pseudonyme de Timothée Trimm. Ecrivain d’une très-mince importance,
mais d’une abondance rare, il s’élait fait une
place à part dans la chronique du jour par la fougue de ses excentricités. Avant de débuter dans les lettres, il avait passé plusieurs années de sa jeunesse en Angleterre. De ce séjour chez nos voisins, il lui était resté un goût dominant pour tout ce qui .est étrange.
De là ces costumes qui échappaient à toute règle convenue, ces cols d’enfant portés sur un cou de quarante à soixante ans, ces habits de ve
lours fortement passementés, un pantalon à la hussarde pour un flâneur qui ne montait jamais à cheval, une large cravate rouge sans symbole politique. Léo Lespès exhibait sur le tambour de son ventre un paquet de breloques retentissantes,
à la mode du temps où Ton allait sous l’arbre de Cracovie ; il se chargeait les dix doigts de grosses bagues et de chevalières. Depuis le Consulat, tout
le monde a les cheveux à la Titus ; il se laissait pousser une chevelure plus longue que celle d’un Chérusque. Il n’v avait pas jusqu’à sa voix qui ne se prélâtàne ressembler en rien à celle des autres hommes ; elle avait le ton aigu qui sort du gosier des chanteurs de la chapelle Sixtine.
On sait ses succès, qui ont roulé à la fois sur une grande vogue et sur une magnifique évolu
tion de gain. Après avoir fait par lui-même vingt tentatives de journaux qui n’avaient pas réussi,
au contraire, changeant de nom, il avait fini par faire de son écritoire un autre Sacramento. De
1863 à 1870, il a gagné de 80 000 à 150 000 fr. par an. Même en menant la vie à grandes guides,
tout autre, avec de telles ressources, aurait su se garder une poire pour la soif; mais il ne savait pas résister au plaisir de jeter l’or par les fe
nêtres; d’ailleurs, se voyant caressé jusqu’à la démence par la Fortune, il s’imaginait très-sé
rieusement que le monde finirait peut-être, mais que son succès ne finirait pas.
Dans le temps de cette prospérité, le matin, en se levant, son article fait, il n’avait d’autre souci que de savoir comment il dépense
rait son temps et son lucre. A cette époque, on ne le rencontrait jamais qu’en cabriolet. Ne fût-ce que pour aller d’un numéro pair à un numéro impair de la même rue, il ne consentait point à faire le trajet à pied. Ajoutez que quand il avait à s’arrêter quelque part, au café, au journal, au théâtre, n’importe où, s’agît-il de dix minutes ou de trois heures, le cabriolet demeurait de planton à la porte pour l’attendre. Sur la fin de la journée, la note du cocher devenait un total.
Au reste, il tirait vanité de celte prédilection. Nous l’avons entendu dire :
— Eh bien, oui, c’est une fantaisie. Ne faut-il pas que chacun ait la sienne ? Roger de Reauvoir a bu pour 150 000 francs de vin de Champagne; Alexandre Dumas père a payé pour 150000 francs de frais d’huissier ; j’aurai déboursé pour 150 000 francs de pourboires.
A Pour la table, c’était bien une autre chanson. Ce pauvre garçon n’avait aucune notion de la science des gastrosophes. Raison de plus pour qu’il singeât les gourmands célèbres. A ses yeux, dépenser beaucoup pour un repas, c’était bien vivre. Un jour, il avait entendu, par hasard,
Capefigue, un vrai viveur, poser en fait qu’un homme qui se respecte ne doit pas consacrer à son déjeuner moins de vingt-cinq francs. Tout aussitôt il s’élait mis à exagérer la portée de cet aphorisme, qu’il trouvait plus rigoureux que tous ceux de l’école de Salerne. Vingt-cinq francs!
Qu’était-ce que vingt-cinq francs pour le déjeuner de Son Altesse Timothée Trimm? En entrant au café du quai d’Orsay, il avait déjà l’idée d’y mettre
le double. Ce qu’il voulait surtout, c’était épater la galerie.
— Garçon, deux œufs sur un plat d’or. — Nous n’avons que des plats d’argent.
— Il faudra donc que je me contente d’un plat d’argent. Une bouteille de lacryma-christi.
N. B. — Le lacryma-christi est un affreux vin, mais fort cher.
On lui servait les larmes du Christ qu’il buvait, hélas ! en les étendant avec de l’eau de Sellz, so
lécisme des solécismes; cependant tout cela ne faisait encore que trente francs. Comment faire pour que le déjeuner coûtât cinquante francs?
— Garçon, des mauviettes farcies aux truffes avec une gelée de la crème des Barbades ; plus, le café.
Total : cinquante francs. Et il se frottait les mains.
Un certain avril, en 1868, pour épater de plus en plus ses voisins, il avait imaginé une grande chose : l’omelette aux fleurs de pêcher. L’idée lui était venue de mêler à des œufs brouillés ces fleurs blanches et roses qui sont l’honneur du printemps. Coûte que coûte il fal
lait que le café où il déjeunait se procurât, chaque matin, une branche de pêcher fleuri. Cette branche, on la lui apportait aussitôt qu’il était entré. Il la regardait, il la touchait ; il la suivait à la cuisine, où il voulait constater par ses yeux comment le chef la traduisait en omelette. Le plat coûtait vingt-cinq francs à lui tout seul. Trèssouvent il était accompagné de château-yquem,
dont la bouteille est de trente francs. — Il aurait fallu acquitter la carte avec des rubis et des brillants que Timothée Trimm n’aurait pas hésité.
Au milieu de ces extravagances, il avait trouvé une innovation fort gracieuse, un truc
tres-délicat, qui est entré dans nos mœurs et qui y restera. Dans ce temps-là, aux lieux où Ton mange, quand on avait à présenter des fruits au consommateur, on se servait de l’assiette classique, recouverte d’une feuille de vigne. Il supprima cet usage.
— Apportez-moi la corbeille entière, dit-il, un malin : je choisirai celles des primeurs qui seront de mon goût.
Les maîtres de maison ont trouvé cette méthode si naturelle et si charmante qu’ils se sont empressés de l’adopter.
Cependant la guerre vint. Avec elle le sybaritisme de nos mœurs tomba. La sévérité des temps nouveaux nous faisait redevenir Spartiates.
Premier point, un diseur de riens tel que lui ne pouvait plus être de mise. Second point, comme il n’avait pas imité la fourmi de la fable, il se trouva bientôt dans la situation de la cigale, en pleine bise, à travers la neige et le vent. Une tristesse morose le mordait alors au cœur avec ses dards de serpent : Timothée Trimm ne fat bientôt plus que l’ombre de lui-même.
En courant de journal en journal, en cultivant le champ plein de ronces de la réclame, en ven
dant ses bijoux, enbrocantant, il parvenait encore à mettre la main sur quelques louis. Un louis! ah ! c’était l’indigence pour celui qui mangeait, la surveille, des omelettes aux fleurs de pêcher ! On ne le rencontrait plus que rarement en ca
briolet. Sa résidence fixe était le café de la Porte- Montmartre; il s’y montrait solitaire, attristé, amaigri, vieilli, maquillé, très-peu superbe. Aimant encore la mise en scène, il se plaisait à éta
ler ses papiers sur une table et à écrire en public. C’était la dernière lueur d’un feu de joie, l’étin
celle d une allumette chimique après un éclair d’août. Finalement il s’est éteint à l’hospice Du
bois, emporté bien plus par le chagrin et par le désenchantement que par la maladie.
Octave Ferré a succombé à la même heure. Autant l’autre avait cherché à être bruyant,
autant celui-là s’était étudié à être modeste. Il a lait cinquante romans, notamment la Vipère noire et le Médecin confesseur. Après quarante
ans de labeur, parvenant à peine à l’aisance, il venait de s’acheter, près des Buttes-Chaumont, une petite maison à contrevents verts et un jar
din, qu’il voulait cultiver de ses mains, afin de ressembler à Candide. Ce jardin, il avait com
mencé à le bêcher, à le planter, à y faire des semis. Il y a gagné une insolation; l’insolation lui a enflammé le cerveau ; il y a trouvé une fluxion de poitrine et tout a été fini pour lui.
Ainsi le fou et le sage ont succombé le même jour, à la même mort.
Demain s’ouvre, au palais des Champs- Elysées, l’exposition de 1875.
Tous les salonniers seront à leur poste.
Sur vingt ou. vingt-cinq de ces criti ,ues, quinze pour le moins vont s’évertuer, comme toujours, à faire de grandes pages pour dire : « Ceci est bon » ou: « Ceci est mauvais. »
Pourquoi ne pas imiter plutôt le laconisme des gens du peuple?
Ces jours-ci, en parcourant l’admirable Musée du Louvre, nous nous trouvions devant un groupe de gens de maison, comme on dit. Valets et soubrettes ils lâchaient la bride à leur admiration, en présence des chefs-d’œuvre étalés devant eux.
Le tableau de Drolling : Un intérieur de cuisine fixa longtemps leur attention.
— Quelle marmite à donner envie de tâter au. pot-au-feu !
— Quelles belles casseroles bien étamées et bien reluisantes !
— Voilà des carottes à vous donnef de l’appétit.
— Seulement c’est fâcheux, observa un laquais : le manche de ce balai est trop long et trop gros ; on ne pourrait s’en servir.
Vérification faite, la critique était exacte.
Philibert Audebrand.