La physionomie de la jeune fille exprimait une vive émotion ; le frère de sa mère, le vieil ami
qui, lorsqu’elle était enfant, se prêtait à ses jeux avec la complaisante bonhomie du soldat, elle le retrouvait mutilé. Des larmes mouillèrent ses paupières, elle se jeta dans ses bras avec une effusion sincère et appliqua deux baisers retentis
sants à ses joues ; mais, presque sans transition, un sentiment bien différent succéda à celui qui l’avait si vivement remuée, elle se rejeta en ar
rière, elle joignit les mains avec stupéfaction, ses lèvres roses s’épanouirent et laissèrent éclater le plus frais, le plus argentin des éclats de rire.
— Mon Dieu ! comme vous voilà fait, mon oncle, s’écria-t-elle.
La tenue de M. de Bourguebus rendait, en effet, cette gaieté fort excusable. Ses habits trem
pés avaient délayé la terre sur laquelle il s’était traîné, et une épaisse cuirasse de boue en faisait disparaître les couleurs; son crâne était privé de la perruque qui en déguisait ordinairement la calvitie; ses mains et son visage avaient gardé des_ traces de la promenade souterraine qu’il avait entreprise.
Le délabrement du costume du chevalier semblait d’autant plus original, qu’en ce moment même, ayant pris le jeune officier par la main, il ébauchait une gracieuse attitude pour présenter convenablement celui-ci à sa nièce.
— Peuh ! dit-il, je vois au fusil que vous tenez à la main que vous avez reçu de madame ma sœur des goûts qui sont héréditaires dans notre famille ; ma chère nièce, vous n’ignorez pas, par conséquent, que les chasseurs sont autorisés à certaines petites négligences dans leurs vêtements; souffrez donc que je vous présente offi
ciellement M. de Tancarville, cornette aux chevau-légers, avec lequel vous avez fait déjà connaissance, paraît-il, et pour lequel vous nourrirez, j’espère, des sentiments véritablement af
fectueux, lorsque vous saurez qu’il est mon meilleur ami, et que c’est à ses bons soins que je dois le bonheur de vous avoir encore embrassée aujourd’hui.
Mlle Denise exécuta devant M. de Tancarville une révérence assez maigre pour qu’il fût permis de supposer qu elle avait toujours sur le cœur le sourire irrévérencieux qu’elle avait surpris sur ses lèvres lorsque celui-ci l’avait dégagée du buisson.
— Mais vous êtes trempé, mon oncle, repritelle avec vivacité ; grand Dieu ! que vous est-il arrivé ?
— Une assez triste aventure, mademoiselle, répondit le cornette, le cheval d’arquebuse de M. le chevalier...
— Ta! ta! ta! s’écria M. de Bourguebus, sans le laisser aller plus loin, il me semble que nous avons donné assez de temps aux bienséances mondaines et que nous ferions sagement de nous occuper de mon renard à présent.
— Mais il est impossible que vous demeuriez dans cet état, chevalier, objecta M. de Tancar
ville, venez vous sécher dans quelque ferme, nous retrouverons plus tard votre animal.
— Monsieur, répondit le vieil officier avec une gravité imperturbable, à la bataille de Piaucoux,
M. le maréchal de Saxe me fit l’honneur de me commander pour enlever une position dans la
quelle un parti ennemi était retranché ; quelques instants auparavant, ayant maladroitement en
jambé un fossé, je me trouvais exactement dans
le même état qu’aujourd’hui ; mais je vous le jure, si M. le maréchal se fut permis de me par
ler de quitter le poste qu’il m’assignait pour aller changer d’habits, j eusse considéré cette proposition comme une offense, et invoqué ma qualité de gentilhomme pour en obtenir satisfaction.
M. de Bourguebus apportait dans la narration du fait dont il s’autorisait un accent si convaincu que M. de Tancarville comprit qu’il ne gagnerait rien à insister; il crut plus sage de s’en aller à Bourguebus, sous le prétexte de ramener du ren
fort pour les travaux de sape et de mine que le chevalier voulait entreprendre, en réalité afin de
rapporter quelques vêlements à son vieil ami ; il pria MUc Denise de lui indiquer le chemin le plus court et il s’éloigna rapidement.
Lorsqu’il eut disparu M. de Bourguebus reprit sa position horizontale sur le terrier, et collant son oreille contre terre, il écouta avec attention.
— Je l’avais bien prévu, s’écria-t-il, après quelques secondes d’observation, le drôle est parvenu à une fusée dans laquelle mon chien est trop gros pour le suivre. Caporal joue des griffes au lieu de jouer de la mâchoire, je l’en
tends gratter. — Encore une présentation que vous aurez à subir; — c’est qu’on n’en rencontre pas tous les jours un chien comme Capo
ral, ma belle nièce ! — Avec un ami comme M. de Tancarville et un chien comme Caporal, je tiens qu’on n’a plus rien à exiger de la Provi
dence ! — Ah ça, à propos, comment le trouvezvous ?
— De qui voulez-vous parler, mon oncle ? demanda la jeune fille avec un étonnement assez légitime.
— De mon jeune camarade, parbleu, cela va sans dire.
M 8 Denise fit une petite moue assez dédaigneuse..
— Ah! continua M. de Bourguebus en se penchant sur la gueule du terrier, pour rappeler son chien qui s’obstinait à rester dans le souterrain,
il faut vous arranger pour le trouver à votre goût, il y va de votre intérêt, ma chère, car je ne saurais vous dissimuler plus longtemps que je vous le destine pour mari.
La jeune fille rougit et pâlit tour à tour; à son geste, à l’éclat que jeta son regard, il était permis de supposer qu’elle méditait une protesta
tion ; une violente exclamation du chevalier l’empêcha de la formuler.
— Mordieu! s’écria-t-il, Caporal est parvenu à étrangler le renard, il le rapporte, ce brave chien, ma chère amie.
En effet, dans la pénombre de l’entrée du terrier, on apercevait la tête hérissée de Caporal,
grise de terre, et dans sa gueule on distinguait un objet roussâtre.
M. de Bourguebus tendit les bras en avant, autant pour récompenser son serviteur par une caresse que pour le débarrasser de son fardeau, mais lorsqu’il le vit plus nettement, son enthou
siasme disparut tout à coup, ses sourcils se froncèrent et il poussa une interjection de surprise.
— Ah! mon Dieu! que tient-il là? dit M1!e Denise.
— Ce n’est que ma perruque qu’il aura ramassée dans le terrier où je l’avais laissée choir; mais il ne vous en donne pas moins là une preuve de sa prodigieuse intelligence, ma nièce.
Et époussetant fort légèrement cette perruque sur sa jambe, afin de la débarrasser de la terre dont elle était largement saupoudrée, le chevalier de Bourguebus l’adapta à son crâne sans aucune espèce de cérémonie et sans se sou
cier nullement du plus ou moins de régularité avec laquelle elle allait figurer une chevelure.
Le programme de M. de Bourguebus n’eut pas le sort de la plupart des programmes, c’est-à- dire qu’il fut exécuté à la lettre.
Les paysans ramenés par M. de Tancarville pratiquèrent une tranchée qui mit à ciel ouvert fa galerie dans laquelle le renard s’était réfugié ; à l’aide d’une fourche de fer, le chevalier maintint la tète de l’animal, afin de procurer à Capo
ral la satisfaction de travailler, sans danger, les côtes du mangeur de lapins, tâche dont celui-ci
s’acquitta avec un enthousiasme qui faisait plus d’honneur à la solidité de sa mâchoire qu’à la générosité de ses sentiments.
Ce ne fut que lorsque le renard fut dûment passé de vie à trépas, lorsqu’il eut reconnu que son chien s’acharnait sur un cadavre, que M. de Bourguebus consentit à endosser les vêtements que son jeune ami lui avait fait apporter.
Jean-Louis était occupé à maintenir Chariot, chez lequel l’accident de la matinée avait singu
lièrement développé les dispositions rétives de son espèce ; M. de Tancarville suivit son vieux camarade derrière un buisson métamor
phosé en cabinet de toilette, afin d’accélérer une opération dont la bise aigre, qui commençait à s’élever, augmentait les inconvénients.
— Eh bien ! murmura-t-il à demi-voix, au moment où l’officier des chevau-légers lui pré
sentait les emmanchures de son gilet de drap bleu galonné d’or, qu’est-ce que vous en dites?
— De votre chasse?
— Non, de ma nièce.
— Elle est charmante, répondit assez froidement le jeune homme.
M. de Bourguebus fronça le sourcil.
— Par la mordieu ! s’écria-t-il, vous dites cela comme vous répéteriez le garde à vous de votre capitaine à la manœuvre. Charmante ! une fil
lette qui réunit au minois de la Dubarry une taille de nymphe, une prestance de reine, les goûts de Diane chasseresse et quarante mille livres de rente en fonds de terre, sans compter les écus que monsieur son père doit empiler dans quelque sac à blé ! Par la courtine du diable! vous êtes bien dégoûté, monsieur le cornette.
Lorsque j’avais votre âge, si l’on m’eût montré
sa pareille, à défaut d’adjectifs pour la peindre j’eusse embouché ma trompe et sonné un bienallez comme on n’en a jamais entendu.
— Que voulez-vous? chevalier, ce sont peutêtre les quarante bonnes mille livres de rente qui gâtent pour moi des charmes, auxquels, avec vous, je m’empresse de rendre hommage.
— Qu’entendez-vous par là?
— Que moins riche, elle n’aurait peut-être pas ces airs d’impératrice qui, je vous l’avoue fran
chement, glacent mon enthousiasme pour ne laisser place qu’à mon admiration très-respec
tueuse. Mais, en vérité, mon cher chevalier, vous êtes bien bon de donner tant d’importance à mon opinion sur mademoiselle votre nièce, elle ne l’empêchera pas de trouver un mari digne d’elle.
— Par la mordieu ! s’écria le chevalier avec une sorte de rage concentrée, ce mari-là, ce sera vous, et ce ne sera pas un autre !
M. de Tancarville se mit à rire.
Le mouvement d’humeur que cette gaieté intempestive provoqua chez M. de Bourguebus fut si vif, que, dans un geste d’impatience, il man
qua l’entournure de son habit que son jeune ami lui présentait; et il le lui prit des mains avec quelque brusquerie.
— Que trouvez-vous donc de risible dans mon idée? lui dit-il.
— Mon bon chevalier, lui répondit avêe douceur M. de Tancarville, je resterai profondément touché de la bienveillante amitié qui vous l’a in
spirée ; si je ris c’est qu’elle me paraît destinée à rester dans le domaine des chimères, puisqu’elle a contre elle M. de Chastel-Chignon, très-vraisemblablement Mlle Denise, et......
— Vous-même! osez achever. Eh bien! ce n’est qu’une raison de plus pour que je m’y acharne, mon jeune camarade ; j’aime à me col
leter avec l’impossible, moi; et, mordieu! Je vous le jure, j’y perdrai mon nom, ou ma nièce s’appellera Mme de Tancarville.
Sans attendre la réponse du cornette,_ le chevalier rejoignit sa nièce ; Jean-Louis l’aida à en
fourcher son âne qui, en l’apercevant, commença de donner les signes d’une véritable terreur et de regimber de son mieux. Il eut beau se dérober, ruer, gambader, M. de Bourguebus ne par
vint pas moins à se mettre en selle ; alors, il sc pencha sur l’encolure du baudet, et, lui pinçant celie de ses oreilles que le plomb avait respectée :
— Tu ne veux décidément point passer cheval d’arquebuse, mon pauvre Chariot, lui dit-il ; il faut cependant t’y résigner, car tu chercherais vainement dans ta famille, y compris tes cousins germains, un personnage aussi entêté que moi. Cela sera, parce que je le veux, ami Chariot, cela et beaucoup d’autres choses encore.
G. de Cherville.
( La suite prochainement.)
qui, lorsqu’elle était enfant, se prêtait à ses jeux avec la complaisante bonhomie du soldat, elle le retrouvait mutilé. Des larmes mouillèrent ses paupières, elle se jeta dans ses bras avec une effusion sincère et appliqua deux baisers retentis
sants à ses joues ; mais, presque sans transition, un sentiment bien différent succéda à celui qui l’avait si vivement remuée, elle se rejeta en ar
rière, elle joignit les mains avec stupéfaction, ses lèvres roses s’épanouirent et laissèrent éclater le plus frais, le plus argentin des éclats de rire.
— Mon Dieu ! comme vous voilà fait, mon oncle, s’écria-t-elle.
La tenue de M. de Bourguebus rendait, en effet, cette gaieté fort excusable. Ses habits trem
pés avaient délayé la terre sur laquelle il s’était traîné, et une épaisse cuirasse de boue en faisait disparaître les couleurs; son crâne était privé de la perruque qui en déguisait ordinairement la calvitie; ses mains et son visage avaient gardé des_ traces de la promenade souterraine qu’il avait entreprise.
Le délabrement du costume du chevalier semblait d’autant plus original, qu’en ce moment même, ayant pris le jeune officier par la main, il ébauchait une gracieuse attitude pour présenter convenablement celui-ci à sa nièce.
— Peuh ! dit-il, je vois au fusil que vous tenez à la main que vous avez reçu de madame ma sœur des goûts qui sont héréditaires dans notre famille ; ma chère nièce, vous n’ignorez pas, par conséquent, que les chasseurs sont autorisés à certaines petites négligences dans leurs vêtements; souffrez donc que je vous présente offi
ciellement M. de Tancarville, cornette aux chevau-légers, avec lequel vous avez fait déjà connaissance, paraît-il, et pour lequel vous nourrirez, j’espère, des sentiments véritablement af
fectueux, lorsque vous saurez qu’il est mon meilleur ami, et que c’est à ses bons soins que je dois le bonheur de vous avoir encore embrassée aujourd’hui.
Mlle Denise exécuta devant M. de Tancarville une révérence assez maigre pour qu’il fût permis de supposer qu elle avait toujours sur le cœur le sourire irrévérencieux qu’elle avait surpris sur ses lèvres lorsque celui-ci l’avait dégagée du buisson.
— Mais vous êtes trempé, mon oncle, repritelle avec vivacité ; grand Dieu ! que vous est-il arrivé ?
— Une assez triste aventure, mademoiselle, répondit le cornette, le cheval d’arquebuse de M. le chevalier...
— Ta! ta! ta! s’écria M. de Bourguebus, sans le laisser aller plus loin, il me semble que nous avons donné assez de temps aux bienséances mondaines et que nous ferions sagement de nous occuper de mon renard à présent.
— Mais il est impossible que vous demeuriez dans cet état, chevalier, objecta M. de Tancar
ville, venez vous sécher dans quelque ferme, nous retrouverons plus tard votre animal.
— Monsieur, répondit le vieil officier avec une gravité imperturbable, à la bataille de Piaucoux,
M. le maréchal de Saxe me fit l’honneur de me commander pour enlever une position dans la
quelle un parti ennemi était retranché ; quelques instants auparavant, ayant maladroitement en
jambé un fossé, je me trouvais exactement dans
le même état qu’aujourd’hui ; mais je vous le jure, si M. le maréchal se fut permis de me par
ler de quitter le poste qu’il m’assignait pour aller changer d’habits, j eusse considéré cette proposition comme une offense, et invoqué ma qualité de gentilhomme pour en obtenir satisfaction.
M. de Bourguebus apportait dans la narration du fait dont il s’autorisait un accent si convaincu que M. de Tancarville comprit qu’il ne gagnerait rien à insister; il crut plus sage de s’en aller à Bourguebus, sous le prétexte de ramener du ren
fort pour les travaux de sape et de mine que le chevalier voulait entreprendre, en réalité afin de
rapporter quelques vêlements à son vieil ami ; il pria MUc Denise de lui indiquer le chemin le plus court et il s’éloigna rapidement.
Lorsqu’il eut disparu M. de Bourguebus reprit sa position horizontale sur le terrier, et collant son oreille contre terre, il écouta avec attention.
— Je l’avais bien prévu, s’écria-t-il, après quelques secondes d’observation, le drôle est parvenu à une fusée dans laquelle mon chien est trop gros pour le suivre. Caporal joue des griffes au lieu de jouer de la mâchoire, je l’en
tends gratter. — Encore une présentation que vous aurez à subir; — c’est qu’on n’en rencontre pas tous les jours un chien comme Capo
ral, ma belle nièce ! — Avec un ami comme M. de Tancarville et un chien comme Caporal, je tiens qu’on n’a plus rien à exiger de la Provi
dence ! — Ah ça, à propos, comment le trouvezvous ?
— De qui voulez-vous parler, mon oncle ? demanda la jeune fille avec un étonnement assez légitime.
— De mon jeune camarade, parbleu, cela va sans dire.
M 8 Denise fit une petite moue assez dédaigneuse..
— Ah! continua M. de Bourguebus en se penchant sur la gueule du terrier, pour rappeler son chien qui s’obstinait à rester dans le souterrain,
il faut vous arranger pour le trouver à votre goût, il y va de votre intérêt, ma chère, car je ne saurais vous dissimuler plus longtemps que je vous le destine pour mari.
La jeune fille rougit et pâlit tour à tour; à son geste, à l’éclat que jeta son regard, il était permis de supposer qu’elle méditait une protesta
tion ; une violente exclamation du chevalier l’empêcha de la formuler.
— Mordieu! s’écria-t-il, Caporal est parvenu à étrangler le renard, il le rapporte, ce brave chien, ma chère amie.
En effet, dans la pénombre de l’entrée du terrier, on apercevait la tête hérissée de Caporal,
grise de terre, et dans sa gueule on distinguait un objet roussâtre.
M. de Bourguebus tendit les bras en avant, autant pour récompenser son serviteur par une caresse que pour le débarrasser de son fardeau, mais lorsqu’il le vit plus nettement, son enthou
siasme disparut tout à coup, ses sourcils se froncèrent et il poussa une interjection de surprise.
— Ah! mon Dieu! que tient-il là? dit M1!e Denise.
— Ce n’est que ma perruque qu’il aura ramassée dans le terrier où je l’avais laissée choir; mais il ne vous en donne pas moins là une preuve de sa prodigieuse intelligence, ma nièce.
Et époussetant fort légèrement cette perruque sur sa jambe, afin de la débarrasser de la terre dont elle était largement saupoudrée, le chevalier de Bourguebus l’adapta à son crâne sans aucune espèce de cérémonie et sans se sou
cier nullement du plus ou moins de régularité avec laquelle elle allait figurer une chevelure.
Le programme de M. de Bourguebus n’eut pas le sort de la plupart des programmes, c’est-à- dire qu’il fut exécuté à la lettre.
Les paysans ramenés par M. de Tancarville pratiquèrent une tranchée qui mit à ciel ouvert fa galerie dans laquelle le renard s’était réfugié ; à l’aide d’une fourche de fer, le chevalier maintint la tète de l’animal, afin de procurer à Capo
ral la satisfaction de travailler, sans danger, les côtes du mangeur de lapins, tâche dont celui-ci
s’acquitta avec un enthousiasme qui faisait plus d’honneur à la solidité de sa mâchoire qu’à la générosité de ses sentiments.
Ce ne fut que lorsque le renard fut dûment passé de vie à trépas, lorsqu’il eut reconnu que son chien s’acharnait sur un cadavre, que M. de Bourguebus consentit à endosser les vêtements que son jeune ami lui avait fait apporter.
Jean-Louis était occupé à maintenir Chariot, chez lequel l’accident de la matinée avait singu
lièrement développé les dispositions rétives de son espèce ; M. de Tancarville suivit son vieux camarade derrière un buisson métamor
phosé en cabinet de toilette, afin d’accélérer une opération dont la bise aigre, qui commençait à s’élever, augmentait les inconvénients.
— Eh bien ! murmura-t-il à demi-voix, au moment où l’officier des chevau-légers lui pré
sentait les emmanchures de son gilet de drap bleu galonné d’or, qu’est-ce que vous en dites?
— De votre chasse?
— Non, de ma nièce.
— Elle est charmante, répondit assez froidement le jeune homme.
M. de Bourguebus fronça le sourcil.
— Par la mordieu ! s’écria-t-il, vous dites cela comme vous répéteriez le garde à vous de votre capitaine à la manœuvre. Charmante ! une fil
lette qui réunit au minois de la Dubarry une taille de nymphe, une prestance de reine, les goûts de Diane chasseresse et quarante mille livres de rente en fonds de terre, sans compter les écus que monsieur son père doit empiler dans quelque sac à blé ! Par la courtine du diable! vous êtes bien dégoûté, monsieur le cornette.
Lorsque j’avais votre âge, si l’on m’eût montré
sa pareille, à défaut d’adjectifs pour la peindre j’eusse embouché ma trompe et sonné un bienallez comme on n’en a jamais entendu.
— Que voulez-vous? chevalier, ce sont peutêtre les quarante bonnes mille livres de rente qui gâtent pour moi des charmes, auxquels, avec vous, je m’empresse de rendre hommage.
— Qu’entendez-vous par là?
— Que moins riche, elle n’aurait peut-être pas ces airs d’impératrice qui, je vous l’avoue fran
chement, glacent mon enthousiasme pour ne laisser place qu’à mon admiration très-respec
tueuse. Mais, en vérité, mon cher chevalier, vous êtes bien bon de donner tant d’importance à mon opinion sur mademoiselle votre nièce, elle ne l’empêchera pas de trouver un mari digne d’elle.
— Par la mordieu ! s’écria le chevalier avec une sorte de rage concentrée, ce mari-là, ce sera vous, et ce ne sera pas un autre !
M. de Tancarville se mit à rire.
Le mouvement d’humeur que cette gaieté intempestive provoqua chez M. de Bourguebus fut si vif, que, dans un geste d’impatience, il man
qua l’entournure de son habit que son jeune ami lui présentait; et il le lui prit des mains avec quelque brusquerie.
— Que trouvez-vous donc de risible dans mon idée? lui dit-il.
— Mon bon chevalier, lui répondit avêe douceur M. de Tancarville, je resterai profondément touché de la bienveillante amitié qui vous l’a in
spirée ; si je ris c’est qu’elle me paraît destinée à rester dans le domaine des chimères, puisqu’elle a contre elle M. de Chastel-Chignon, très-vraisemblablement Mlle Denise, et......
— Vous-même! osez achever. Eh bien! ce n’est qu’une raison de plus pour que je m’y acharne, mon jeune camarade ; j’aime à me col
leter avec l’impossible, moi; et, mordieu! Je vous le jure, j’y perdrai mon nom, ou ma nièce s’appellera Mme de Tancarville.
Sans attendre la réponse du cornette,_ le chevalier rejoignit sa nièce ; Jean-Louis l’aida à en
fourcher son âne qui, en l’apercevant, commença de donner les signes d’une véritable terreur et de regimber de son mieux. Il eut beau se dérober, ruer, gambader, M. de Bourguebus ne par
vint pas moins à se mettre en selle ; alors, il sc pencha sur l’encolure du baudet, et, lui pinçant celie de ses oreilles que le plomb avait respectée :
— Tu ne veux décidément point passer cheval d’arquebuse, mon pauvre Chariot, lui dit-il ; il faut cependant t’y résigner, car tu chercherais vainement dans ta famille, y compris tes cousins germains, un personnage aussi entêté que moi. Cela sera, parce que je le veux, ami Chariot, cela et beaucoup d’autres choses encore.
G. de Cherville.
( La suite prochainement.)