LE SALON DE 1875


I
L’ouverture de chaque exposition ramène invariablement, à propos du règlement, une série de critiques plus ou moins nouvelles ; il y aurait,
celte année, un réel intérêt à s’y arrêter : les récents projets de réformes de l’administration des Beaux-Arts, le nouveau mode de nomination du jury, la fondation du prix du Salon, ont soulevé, depuis quelques mois, des discussions pas
sionnées, et l’étude de ces diverses questions semblerait la préface toute naturelle d’une revue des œuvres exposées au Palais des Champs-Elysées.
Malheureusement la place restreinte que peut nous accorder un journal hebdomadaire nous interiit toute digression de ce genre; nous nous bornerons donc à exprimer un seul vœu pour l’an prochain, c’est que le nombre des ou
vrages admis soit réduit dans une proportion considérable; les chiffres publiés dans le dernier numéro de Y Illustration sont péremptoires : de 1872 à 1875, en trois ans, lenombredes tableaux reçus s’est élevé de 1179 à 2019; celui des des
sins, de 357 à 807; celui des sculptures, de 299 à 027 ; c’est presque le double pour la pein
ture, plus du double pour les dessins et la sculpture. Tout commentaire serait superflu; il n’est que temps de s’arrêter sur une pareille
pente; c’est un Salon, c’est-à-dire une exposition d’œuvres choisies, non un bazar de vente, que l’Etat a mission d’orgnaniser, et nous croyons être l’interprète de tous ceux qui se préoccupent des véritables intérêts de l’art en réclamant le retour aux traditions qui ont fait le succès et l’u­ tilité de nos Salons annuels.


La première impression du visiteur qui parcourt ces vingt-cinq salles remplies de cadres do


rés n’est généralement pas favorable: dans cette confusion d’œuvres disparates, souvent médio
cres, quelquefois détestables, accrochées les unes à côté des autres, l’œil cherche en vain à se re
poser; mais lorsqu’on y revient, lorsqu’on s’est un peu accoutumé à tout ce tapage de couleurs dissonantes, on ne tarde pas à sentir se modi
fier l’opinion du premier jour, et l’on s’étonne de l’immense quantité de talent qu’on aperçoit dé
pensée autour de soi ; on retrouve avec plaisir des noms connus, on en découvre de nouveaux, on est heureux de constater les progrès des débutants de l’an passé.
Parfois aussi, il arrive qu’on ait à s’incliner devant l’œuvre d’un artiste qui n’est plus : su
prême hommage rendu à la mémoire du peintre que la mort a enlevé dans le courant de l’année ;
ses tableaux figurent au Salon en face de ceux de ses rivaux; grâce à une ancienne fiction, il est considéré comme vivant encore dans le travail qu’il avait préparé. C’est ainsi qu’il nous a élé donné d’admirer trois magnifiques paysages si
gnés de Corot; jamais le peintre des brouillards du soir et des fraîcheurs matinales n’avait atteint à une plus complète perfection, à une plus rare élévation de style; on dirait que, semblable au cygne de la poésie antique, le maître a mis dans ces dernières toiles toute sa pensée et tout son amour.
Il est bien difficile, dans la revue un peu rapide que nous entreprenons, de se fixer à l’a­
vance un ordre rigoureusement méthodique :
nous ne sommes plus à l’époque où chaque Salon était un champ de bataille ; les grandes rivalités des Ingres et des Delacroix sont loin de
nous; aujourd’hui il n’v a plus d’écoles, partant plus de chefs reconnus; chacun combat pour soi, chacun poursuit son but; tout au plus pourrait-on distinguer un certain nombre de groupes dont les principaux représentants ont des imita
teurs plutôt que des élèves : l’individualisme est à son apogée. Nous ne saurions ni nous en plaindre ni nous en féliciter; notre rôle consiste à constater le fait : au lieu de discuter des prin
cipes, nous devons nous borner à encourager toutes les tentatives convaincues, tous les efforts sérieux et sincères.
Le Salon de 1875, s’il ne nous montre pas un chef-d’œuvre hors ligne, est, du moins, riche en promesses brillantes; les jeunes y sont nom
breux et pleins d’avenir. En tête de ces derniers venus de la peinture nous remarquons M. Falguière, l’auteur de tant de sculptures char
mantes, dont le début, comme peintre, est toute une révélation : on retrouve la recherche de la forme et l’étude scrupuleuse du corps humain, chères à la statuaire, dans ces deux lutteurs nus qui s’étreignent et se secouent violemment; les spectateurs sont laissés dans la pénombre, mais ils sont heureusement groupés, leurs attitudes et
leurs physionomies sont bien vivantes; on sent qu’il y a eu, dans ce parti pris de l’artiste,- un désir de concentrer toute l’attention sur le prin
cipal motif de son sujet, et nous ne saurions l’en blâmer : le dessin des deux figures nues est d’ail


leurs ferme et correct, le modelé en est puissant,


c’est la lutte dans toute son intensité, dans tout son effort; nous souhaitons seulement que le succès du peintre n’endorme pas les légitimes ambitions du sculpteur.
Un autre début, peut-être plus remarqué encore, parce que son auteur est un tout jeune homme, complètement inconnu hier, c’est celui de M. Sylvestre, avec une Mort de Sénèque: le philosophe stoïcien est debout, appuyé contre la baignoire où il va s’endormir de l’éternel som
meil ; de son bras droit le sang s’échappe déjà, tandis qu’on lui ouvre la veine du bras gauche; il adresse ses dernières exhortations à ses dis
ciples qui l’entourent, accablés de douleur, et dont quelques-uns, assis à ses pieds, prennent note de ses suprêmes paroles.
Sans doute, il serait aisé de relever bien des fautes dans ce tableau si considérable, œuvre d’un débutant : certains mouvements sont exa
gérés, les colorations des vêtements de tous ces personnages sont violentes et se heurtent; quoi qu’il en soit l’ensemble est rempli de qualités et dénote une entente très-louable de la composi
tion; quant au Sénèque, il est absolument réussi ; le corps de ce vieillard amaigri se dé
tache avec un relief étonnant, l’expression de Sa lête est magnifique, l’œil a le calme et la sérénité de la conscience satisfaite, la bouche est éloquente sans emphase, on sent que la parole doit être digne sans déclamation.
En face du tableau de M. Sylvestre est placé le Samson rompant ses liens, de M. Lehoux, qui avait obtenu l’an passé le nouveau prix du Salon.
On dirait que le jeune lauréat n’a vu à Rome que Michel Ange; quel que soit le mérite du dessin, des muscles et de la force sont insuffisants à constituer un tableau; celui-ci, quine contient que trois personnages, est plus confus que celui de M. Sylvestre. Nous croyons rendre service à M. Lehoux en lui rappelant que la simplicité est une condition essentielle de l’art.
On pourrait donner un conseil analogue à M. Chartran : Roger à cheval, emportant Angé
lique, est d’un beau mouvement, mais le dessin est trop accusé, l’aspect général du tableau est froid et manque de distinction.
En revanche, Y Enlèvement de Ganymede, de M. Paul Feri ier, grand prix de Borne de 1872,
est d’une grâce exquise; on comprend, à la vue de ce mortel, trop beau pour la terre, qu’il ait fait l admiration des divinités de l’Olympe païen,
séjour de la Forme et de l’impérissable Beauté.
M. Ferrier n’a eu recours à aucun artifice de composition ; rien de plus simple, de plus vrai, en même temps rien de plus distingué et de plus idéal que ce corps d’éphèbe enlevé à travers les airs par l’oiseau de Jupiter pour devenir l’é- chanson des dieux.
Le tableau de M. Gervex, Diane et Endymion, n’a pas moins de charme, bien qu’il contienne peut-être une nuance de préciosité : la chasse
resse, assise sur un tronc d’arbre, vêtue d’une gaze transparente, contemple le jeune homme endormi, le dos appuyé contre un pli de ter
rain, tandis qu’à travers les arbres la lune répand sur lui sa clarté d’argent. On désirerait un peu plus de caractère, dans la lête de la déesse,
dont la robe légère laisse bien entrevoir les formes sveltes et élancées; mais Endymion, à demi couché à terre, est magnifique d’abandon et d’inconscience, et on respire, à l’aspect de cette scène nocturne, un parfum de poésie suave et pénétrant qui fait involontairement penser à Prudhon.
M. Ulmann, lui, n’est plus un débutant; il revient aujourd’hui à la peinture d’histoire, qui lui valut ses premiers succès, qui lui en vaudra un
nouveau cette année : le Remords, c’est Caïn à genoux devant le cadavre de son frère, cherchant à écarter de lui les vautours qui ont aperçu leur proie ; l’idée est élevée, elle est rendue avec une simplicité magistrale; les hautes montagnes du second plan sont un fond digne de cette pein
ture biblique; le corps d’Abel inanimé a déjà la froide rigidité de la mort; il contraste d’une façon saisissante avec la vigueur de Caïn, sauvage et féroce, en qui vient de naître le senti
ment de son crime. Tous deux sont d’un dessin ferme et énergique; le tableau entier est em
preint d’une grandeur sévère qui sied bien au sujet.
Esprit chercheur et quelque peu enclin au mysticisme, M. Luc Olivier Merson se complaît dans la représentation des mythes symboliques ou des grands faits de l’histoire religieuse. Son Saint- Michel terrassant le démon est superbe d’allure;
le geste de l’ai change est magnifique, le triomphe éclate dans son regard.
Mais cette belle toile, qui suffirait à assurer à son auteur un des succès de l’Exposition, est en
core effacée par son Sacrifice à la patrie, grande composition placée en face d’elle; le fond est rempli par un temple grec, sobrement conçu; sur l’autel, au centre du premier plan, est étendu un guerrier mort, image du dévouement patriot que; une mère — n’est-ce pas la personnifica
tion de la France? — se précipite sur le cadavre de son enfant; ses cheveux sont épars, sa tète rejetée en arrière; c’est le désespoir dans ce qu’il a de plus poignant. A gauche, la Religion, calme et sereine, lui prodigue ses consolations, tandis que la Gloire militaire, debout à droite,
entonne un hymne guerrier en l’honneur du héros; un laurier déraciné remplit le bas du tableau et relie entre eux tous ces personnages. Sur le devant, un enfant tient un cartel où sont rappelés les mots du poêle: Bella matribus detestata! la guerre, l’eflroi des mères.
On n’analyse pas une pareille composition, il faut la voir; c’est la grandeur sans emphase; l’émotion sans cris déclamatoires. L’artiste a vécu à Rome, il s’y est nourri de la moelle des maîtres, il a gardé de ses études le sentiment du style. Nous le rattacherions cependant moins vo
lontiers à Raphaël qu’à ses élèves directs, à ceux qui, comme Jules Romain, par exemple, encore imprégnés des enseignements du génie, com
mencèrent à donner une place plus importante aux
accessoires et contribuèrent à répandre ce goût du décoratif qui devait précipiter la décadence de l’art.
Fleurs de Mal
Tant que mai fleurira, ou trouvera des poètes pour le chanter et des peintres pour transporter sur la toile ses séductions et ses merveilles. Mais chaque peintre et chaque poêle a sa façon d’entendre le printemps :
Corot faisait danser, par les soirs demai, des nymphes court vêtues sur l’herbe fraîche et les fleurs des champs. C’était là comme le printemps de Théocrite ou de Ronsard. Avec M. Pallières, l’idylle se fait un peu ironique et la grâce y cherche — et y trouve — l’esprit. Il y a quelque chose de narquois dans ce duo de petits bourgeois du xvnf siècle courant les bois
Francion.
NOS GRAVURES