LE SALON DE 1875
IV
La peinture de portraits est une excellente école pour l’artiste, qu’elle met forcément en lutte avec le modèle vivant ; aussi verrions-nous sans regret l’accroissement constant du nombre des portraits exposés chaque année, s’ils étaient,
pour la plupart, traités avec plus de conscience et étudiés au point de vue artistique en même temps qu’à celui de la ressemblance. Malheu
reusement, il n’en est pas toujours ainsi : pour beaucoup d’artistes, l’envoi d’un ou de deux portraits n’est qu’un moyen de compléter leur exposition, depuis que le règlement leur accorde le droit d’avoir trois tableaux au Salon; c’est aussi une manière d’attirer davantage l’attention sur le peintre, grâce à la notoriété de la personne représentée.
La réputation et le talent de M. Bonnat le mettent au-dessus de semblables reproches ; son portrait de M ,e Pasca, qui est une des œuvres
les plus remarquées en ce moment au palais des Champs-Elysées, est loin cependant de nous sa
tisfaire entièrement. Vêtue d’une robe de satin blanc garnie d’une fourrure noire, la grande co
médienne se tient debout; l’attitude est des plus simples, et le bras nu qui pend naturellement le long du corps est d’un modelé superbe ; mais l’auteur a trop compté sans doute sur l’effet de cette robe blanche bordée de noir s’enlevant sur un fond rougeâtre, et on chercherait vainement dans la tête cette intensité de vie qu’on trouve dans les portraits des maîtres; de plus, M. Bon
nat, après avoir ainsi abusé du noir et du blanc,
s’est vu obligé pour demeurer dans la tonalité générale, qu’il avait adoptée, d’avoir encore re
cours au noir lorsqu’il est arrivé à la figure ; il en résulte une certaine dureté de traits qui n’appartient en rien au modèle et qui provient seu
lement des procédés employés par le peintre ; cette dureté de certains détails se répand, d’ail
leurs, sur tout le personnage, dont l’ensemble manque de moelleux, de fondu. En un mot, on sent la recherche dans cette vaste toile ; or, l’œuvre qui n’est pas sincère ne saurait être complète, si parfaite qu’elle soit; combien nous aimons mieux l’autre portrait de M. Bonnat, moins éclatant sans doute, mais moins tapageur, où il s’est re
présenté lui-même avec tant de simplicité, où aucune préoccupation extérieure n’est venue affaiblir la vigueur de la touche, ou gêner la vérité de l’expression !
Auprès de M. Bonnat, un des portraitistes les plus remarqués est M. Bastien-Lepage, un tout jeune homme, à ce qu’on nous dit; le portrait de son grand-père, peint en plein air avec une franchise qui n’était pas sans hardiesse, lui avait valu, 1 an passé, une troisième médaille pour son début; nous sommes heureux de constater qu’il a tenu ce qu’on avait espéré de lui ; son portrait de M. H... est d’une énergie parlante qui arrête tous les visiteurs, et lorsqu’on s’en approche, on est frappé d’y découvrir une facture aussi pleine que finie; les mains, en particulier, sont un chef-d œuvre d’exécution. La Communiante a
peut-être plus de succès encore; elle est, du moins, d’une manière encore plus personnelle;
c’est une petite fille de la campagne, dont le visage un peu hâlé, les traits un peu forts et sans grande expression se détachent avec un relief merveilleux sur les blancs de la robe et du voile ; jusque dans les mains, mal entrées dans des gants de coton blanc, on sent une naïveté d observation d’un charme exquis ; nous ne louerons pas M. Bastien-Lepage de l’habileté consommée avec laquelle il a disposé tous ces blancs les uns sur les autres; cette habileté est si grande qu’elle dissimule même la difficulté vaincue; il faut voir cette petite tête, d’un dessin si ferme et si précis, d’un modelé si souple et si sobre, qui a l’accent d’un Holbein et la simplicité des maîtres primitifs de 1 école italienne; c’est
de l’art dans ce qu’il a de plus intime et de plus réel, sans rien de voulu, sans rien de forcé, sans une ombre même de réalisme.
Les portraits de M. Carolus Duran ne nous montrent rien de nouveau dans le talent de leur auteur; celui de sa petite fille est le digne pen
dant du blue-boy de l’an passé; décidément les enfants du peintre lui portent bonheur; il leur doit ses plus brillants succès. Nous n’insisterons pas non plus sur le portrait de femme exposé par M. Cabanel; les mêmes bras y font valoir les mêmes velours qui y font ressortir les mêmes fourrures; la poitrine y est toujours aussi indis
tincte, les mains aussi fluides, l’expression aussi banalement gracieuse; le public paraît content,
M. Cabanel est enchanté du public et de luimême; ne troublons pas cette admiration forcée à perpétuité.
De même pour M. Dubufe, pour M. Pérignon, pour M119 Jacquemart, pour M. Cot et nombre d’autres : les portraits qu’ils ont envoyé cette année valent ceux des années précédentes, ni plus ni moins et nous n’aurions rien d’intéres
sant à en dire. Nous nous bornerons à signaler à part ceux de M. Hébert, d’ene grâce toujours si fine et si distinguée ; un beau portrait de Mgr Guibert par M. de Pommayrac; la Cortigiana de
M. Blanchard, une merveille de couleur; le père de M. Monchablon peint par son fils dans le style élevé qui lui est propre ; un portrait de femme parM. Béraud, élève de M. Bonnat, d’une vigueur un peu rude, mais qui dénote de l’originalité; enfin, deux portraits de jeunes filles, par M. Pinel de Grandchamp, dont un, en costume de bouquetière, est plein de jeunesse et de fraîcheur.
Nous terminerons cette revue trop rapide en exprimant le regret de voir M. Jules Lefebvre
tomber dans le précieux ; sa facture devient molle et presque cotonneuse; M. Machard n’est pas non plus en progrès; les colorations du por
trait de Mlls Rosine Bloch sont trop violentes et produisent une impression de lourdeur. En re
vanche, M. Parrot a bien réussi à rendre la sveltesse élancée, le regard profond, la mélan
colie rêveuse et tendre de MUe Sarah Bernhardt; n’oublions pas, pour finir, les magnifiques por
traits de M. Henner; l’un des deux surtout, celui d’une dame âgée, aux traits un peu sévères et attristés, est admirable à tous égards, c’est Fart dans ce qu’il a de plus naturel et en même temps de plus élevé.
Nous aurions voulu ne pas parler de M. Manet; mais les attaques des uns qui prétendent lui re
fuser toute espèce de mérite, non moins que les éloges outrés des autres qui voudraient le poser en chef d’école, nous obligent à remettre à sa vraie place un artiste qui amuse, d’ailleurs, encore plus qu’il ne passionne la foule. Il est incontestable que son canotier et sa canotière,
assis l’un près de l’autre, sont très-justes de ton et d’attitude, si on les regarde de loin; mais une peinture de ce genre doit pouvoir être vue à un ou deux pas de distance, ou bien elle n’est qu’une esquisse, qu’une ébauche informe, et n’a que faire dans une exposition publique. C’est là tout le secret de M. Manet : il commence et ne finit pas; dès que ses tableaux ont pris un certain aspect, il les laisse inachevés ; ni le dessin ni le modelé n’existent pour lui. Il est évident que dans des œuvres aussi imparfaites, il ne saurait y avoir de défauts bien graves ; elles échappent par leur imperfection même à la critique, et il de
vient aisé à des amis enthousiastes ou à des admirateurs ignorants de louer chez M. Manet, à propos d’une certaine justesse de tons qu’il ne convient encore pas d’exagérer, ce qui n’est réel
lement qu’un très-habile parti pris de ne pas s aventurer dans la peinture. En vérité, M. Manet se moque du public et du jury en leur envoyant des esquisses à peine ébauchées, et il faut attendre qu’il expose un tableau pour le traiter en peintre.
Le Repas de noce à Capri de M. Sain nous ramène à l’observation franche et sincère de la nature; comme elle est charmante, la mariée, dans son bonheur timide, à côté de son fiancé au
teint basané, qui la couve silencieusement du regard! Et comme toute cette famille de paysans,
hommes et femmes, vieillards et enfants, est bien prise sur le vif, comme toute cette petite fête d’intérieur respire la joie honnête et ensoleillée des environs de Naples !
L’horrible a aussi ses droits à être représenté, s’il l’est avec mesure et sans déclamation :
à ce titre, Y Interrogatoire de M. Steinheil méritq. d’être remarqué; la scène se passe au xv9 siècle; le malheureux patient, suspendu par une main,
avec un poids énorme attaché à ses pieds, se tord de douleur, tandis que les juges attendent son aveu, et que le greffier, la plume levée, est comme suspendu à ses lèvres; les expressions de tous ces personnages sont étudiées et rendues avec un soin scrupuleux; l’aspect est des plus saisissants; un tel sujet présentait de nom
breuses difficultés, M. Steinheil s’en est tiré tout à son bonheur.
M. Jacquet, un jeune lui aussi, obtient égale
ment un très-grand succès avec sa Rêverie; c’est le titre qu’il donne à une figure de femme assise dans un grand fauteuil, enveloppée d’une vaste robe de velours grenat, qui la recouvre entière
ment; les plis et les colorations de l’étoffe sont traités avec un rare bonheur, mais sans que leur effet amoindrisse en rien le charme des traits de la jeune fille, empreints d’une exquise distinc
tion. Un peu plus loin, M. Goupil expose une merveilleuse, peinte en pied, dans une pose plus décidée; le visage, d’un pâle mat, ressort vigou
reusement sous le chapeau aux larges ailes; les noirs et les bruns du costume sont combinés
avec un vrai talent de coloriste. M. Goupil, dont les débuts datent seulement d’un ou deux ans,
possède une étonnante vigueur d’exécution; on la retrouve dans son Intérieur d atelier, peinture
toute moderne, où les deux dames qui regardent le tableau de leur amie sont d’une vérité et d’un relief surprenants.
La Saint Jean de M. Jules Breton est conçue dans un sentiment de réalité plus poétique : c’est ün groupe de filles de ferme qui dansent une ronde autour d’un feu de broussailles ; le mou
vement est juste et bien cadencé; M. Breton ne cherche pas les effets faciles ; il ne s’est préoc
cupé ni des reflets de la flamme, ni des lueurs du crépuscule ; il a laissé volontairement dans l’ombre tout le côté matériel de son sujet, pour en concentrer tout l’intérêt sur ces figures de paysannes dont il aime à peindre les traits hâlés et les formes robustes en même temps qu’il ex
celle à rendre la rudesse de leurs travaux, la poésie simple de leurs jeux, la profondeur toute primitive de leur imagination.
Frakcion.
LE CHAUDRON DU DIABLE
NOUVELLE
(Suite)
Le daguet tendait à rentrer en forêt, et cela d’aulant plus franchement que Caporal le serrait de très-près. En raison des accointances de madame -sa mère avec des chiens de toutes les pa
roisses, celui-ci se trouvait etre d un tout autre pied que les normands. Dans cet espace décou
vert, en vingt bonds il rejoignit le fuyard, il lui soufflait au poil; lorsque le cerf, éperdu, fit sa trouée dans le taillis, le chien semblait prêt à lui monter sur le cimier.
Le chevalier de Bourguebus avait dû cesser de sonner, il riait à se rompre les côtes.
Le daguet était destiné à tomber de Charybde en Scylla. Aux appels qu’il avait entendus, le pi
queur s’était disposé à rallier; mais comme il arrive souvent en pareil cas, il se préoccupa plutôt d’entraîner rapidement la meute que de la maintenir en bon ordre; ses chiens s’éparpillèrent, et ce fut ainsi que l’un d’eux venant, pour