ainsi dire, buter dans le cerf, le prit à vue. Celui-ci se jeta de côté par un écart; mais dans sa nouvelle direction il rencontra un nouvel enne
mi, la meute l’entourait, la retraite de ce côté lui était coupée; il reprit la lande et vint débucher à cinq ou six pas de Mlle Denise.
Déjà très-animé, le cheval de M. de Bourguebus, épouvanté par l’apparition subite du dagu et, par le passage de ce tourbillon hurlant et criant’ échappa à la faible main qui le retenait, et avec l’instinct de son emploi, l’étrier lui battant au flanc, il s’élança derrière la meute. Pour lutter contre lui, Mllc Denise avait été forcée de lâcher la bride de la jument qu’elle montait ; celle-ci partit également à fond de train dans la même direction. L’allure que celte bête avait prise était si précipitée que la jeune fille voulut la modérer;
mais en essayant de la ramener, elle s’aperçut qu’elle ne répondait plus au mors.
M. de Bourguebus n’avait pu saisir tous les détails de cet incident ; il avait trop l’habitude de ces sortes d’événements pour attacher une grande importance à la fugue de sa monture; il avait vu sa nièce prendre le galop, il était con
vaincu que c’était volontairement. Il était partagé entre l’enthousiasme qu’excitait en lui le cu
rieux spectacle dont il venait d’être témoin et l’orgueilleuse satisfaction avec laquelle il suivait du regard la hardie écuyère dans sa course furieuse à travers la lande ; à chacun des obsta
cles qu’elle franchissait, il en faisait les honneurs à l’énergie, à l’intrépidité de sa nièce, il criait bravo ! comme si elle eût pu l’entendre, il ap
plaudissait encore lors qu’elle disparut avec la meute derrière une ondulation du terrain.
En ce moment le piqueur débouchait du bois à de rapides allures. M. de Bourguebus le héla.
— De grâce, ne m’arrêtez pas, monsieur le chevalier, lui répondit cet homme; je crains bien de ne pas arriver à temps pour empêcher un grand malheur.
— Quel malheur? Que veux-tu dire?
—- Les falaises ! monsieur le chevalier, et je tremble que mademoiselle ne soit plus maîtresse de sa jument?
En jetant cette phrase sinistre au vieux gentilhomme, le brave garçon se lança à son tour à travers les bruyères, en fouillant de ses éperons les flancs de son cheval jusqu’à en faire sortir le sang.
Le chevalier de Bourguebus fit un immense effort pour respirer ; le souffle lui manquait ; il
venait de se rappeler un terrible drame de sa jeunesse. Sur cette même lande, il avait vu un cerf, poussé par les chiens, se précipiter du haut des falaises, une partie de la meute et un cavalier le suivre dans cette horrible chute.
Il jeta un regard plein d’angoisse dans la direction.
J’ai dit que les collines allaient s’étageant jusqu’à la dernière; après l’extrême pli de terrain que formait la colline la plus rapprochée des falaises, on découvrait une dentelure de rochers grisâtres qui se détachaient sur l’horizon et au bas desquels, à deux cents pieds, mugissait l’Océan.
Sur cet espace crayeux, le pauvre chevalier vit d’abord apparaître un point noir, le cerf; der
rière un chien qu’il reconnut, Caporal ; puis la meute se montra en peloton allongé ; enfin, à leur tour, du dernier bas-fonds sortirent deux
chevaux, sur l’un desquels il distingua les plis flottants de la robe de l’amazone.
_ Alors le courage du vieux soldat, qui, dans vingt batailles, avait bravé la mort, eut une défaillance. Broyé, brisé, tué, il essaya machinale
ment de se soustraire au spectacle de la scène horrible qui allait se passer; il se fit un masque de ses deux mains, et de sa poitrine s’échappa un rauque râlement, un sanglot doublé d’une imprécation.
Son anéantissement était si complet, il avait si absolument perdu le sentiment de ce qui se pas
sait, qu’un homme s’approcha, le toucha à l’épaule sans qu’il l’entendit, sans qu’il s’aperçut du geste.
— Je vois avec plaisir, mon cher oncle, lui dit le nouveau venu d’une voix vibrante et railleuse, que M1Ie de Chastel-Chignon vous a fait convena
blement les honneurs de son château. lime reste à vous demander de vouloir bien me présenter à elle, car je craindrais qu’elle ne me reconnût pas plus que je n’ai reconnu moi-même ma demeure tout à l’heure, en y rentrant.
Le malheureux chevalier avait entendu, mais il n’avait pas compris ; il avait reconnu son neveu
de Chastel-Chignon, mais son esprit était fermé à tout ce qui n’était pas le lugubre événement qui,
à cet instant même, s’accomplissait. Denise, cette charmante petite Denise qu’il aimait tant, morte,
et mourant d’une mort horrible, laissant des lambeaux de ses chairs à tous les rochers ; cette pensée résumait pour lui le passé, le présent, l’avenir, le monde, tout.
Il s’affaissa lentement sur sa jambe valide, son corps se ploya comme si la vie allait l’aban
donner ; ainsi prosterné devant le père de sa nièce infortunée , il joignit les mains , et de ses lèvres blémies et tremblantes s’échappa ce seul mot :
— Pardon !
VIII
Devenons à ce qui se passait sur la falaise, et, pour bien faire comprendre la scène, commençons par décrire de notre mieux le théâtre dans lequel elle s’encadrait.
De l’embouchure de la Seine jusqu’à celle de la Somme, la côte s’élève quelquefois de plusieurs centaines de mètres au-dessus du niveau des plus grandes marées, et cependant elle n’a point le caractère grandiose de ce rempart de granit que la Bretagne, que certaines parties du golfe de
Gascogne, opposent aux fureurs de l’Océan. On y trouve les déchirements du sol, les entassements de masses prodigieuses, les sites sauvages, le dessin du tableau, mais ce tableau reste à l’état d’esquisse, la couleur lui manque, cette couleur accentuée, vigoureuse, pleine d’oppositions, des roches armoricaines.
La masse calcaire de la digue normande, incessamment battue par les vagues, travaillée par les éboulements, présente, lorsqu’elle est vue du large, une teinte essentiellement monotone, celle qui a fait appeler la Grande-Bretagne la blanche
Albion, qui a permis à un poète de la comparer à un cygne endormi au milieu des eaux. C’est une succession de bancs crayeux, quelquefois taillés à pic, le plus souvent s’étageant et se séparant les
uns des autres par de petites plate-formes, sur lesquelles croissent quelques brins d’une herbe rude et grossière ; d’autres fois ils sont minés à leur base, ils surplombent le galet du rivage et menacent de s’abîmer sur le passant qui se hasarde sous leurs voûtes.
Ces divers accidents du terrain se trouvent, le plus souvent, très-rapprochés les uns des autres;
Vers son milieu, la falaise de la lande de Colleville s’avance dans l’Océan, par une espèce de pointe triangulaire de 200 mètres de largeur environ à sa base.
Les deux côtés de ce cap affectent la forme perpendiculaire d’une muraille.
Son extrémité est également taillée en ligne presque droite ; mais les vents du nord-ouest, qui prédominent dans la Manche, l’ayant rongée à la longue, ont découpé dans sa pointe un ar
ceau qui, de loin, la fait ressembler aux ruines d’une vieille cathédrale.
Sept à huit fois par an, aux grandes marées de l’équinoxe, la mer, en se retirant, laisse à dé
couvert l’espace compris entre les deux piliers de l’immense ogive, et l’on peut contourner le pro
montoire à pied sec. Tout le reste de l’année, le flot brise sans relâche sur les rochers qui en formaient les assises.
Au nord du cap, la falaise accuse un angle rentrant, tout grand ouvert aux mêmes vents, qui ont si bizarrement pratiqué une brèche dans le promontoire que nous venons de décrire ; lorsque ces vents sou filent, les vagues s’engouffrent
avec une rage folle dans cet étroit bassin ; il a reçu des habitants du littoral le nom caractéristique
de Chaudron du Diable.
Jamais appellation ne fut plus poétiquement justifiée; même lorsque la mer calme rayonne,
comme un miroir d’argent, aux feux du soleil de midi, ce golfe microscopique, avec sa plage en
combrée de rochers verdâtres, amoncelés par les convulsions de la nature, avec sa falaise effondrée, déchirée, démantelée, garde sa physiono
mie sinistre ; lorsque la brise court en frissons sur les algues qui festonnent toutes ces pierres humides, on croit entendre les soupirs des âmes en peine.
Mais c’est par la tempête qu’il est digqe de son patron, le Chaudron du Diable.
Les âOO mètres de largeur qu’il peut avoir ne sont pour ainsi dire qu’un brisant. Les lames acharnées paraissent en proie à une sorte de délire lorsqu’elles arrivent dans cet étroit espace; leurs nappes noires et mugissantes dé
ferlent avec une indicible rage sur ces rocs dont les aspérités déchirent leurs flancs ; et, à les voir se tordre et rouler à leur contact, les pour
suivre, les étreindre, leur échapper et rebondir en flocons d’écume, on dirait que l’esprit du combat est en elles; en écoutant leurs mugissements, on croirait qu’elles sentent leurs blessures.
Ce jour-là, le Chaudron du Diable était en pleine ébullition.
Comme nous l’avons dit, le jour baissait rapidement; à mesure que le soleil descendait à l’horizon, la marée, qui devait être à son plein à six heures du soir, accentuait de plus en plus son action.
De gros nuages gris courant rapides et pressés rétrécissaient le panorama qui se déroulait du haut de la falaise. A travers leurs contours déchi
quetés, la bande d’un rouge cuivré du couchant se frayait un passage et teintait quelques zones du
large de ses nuances d’un pourpre blafard ; dans, ces échappées lumineuses, on distinguait ça et là les silhouettes de quelques bateaux à sec de voiles et courant vers le port.
Le vent soufflait en tempête et la mer était grosse; mais, de cette élévation, les vagues ne s’accusaient que par les longues franges d’un
blanc d’argent dont, à des intervalles presque réguliers, se zébrait l’immense nappe d’un gris de plomb.
Au pied des falaises, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, une large ceinture d’écume qui avait l’éclat de la neige, marquait la marche pro
gressive de la mer rentrant en possession de ses domaines. Elle avait déjà recouvert la totalité du
petit golfe; là, sa-fureur éclatait dans toute sa violence.
Ce magique spectacle avait un témoin.
Sur une des petites plates-formes de la falaise, M. de Tancarville, assis contre le rocher, le
coude appuyé sur son genou, la tête reposant sur sa main, s’abîmait dans la contemplation de ces convulsions de l’Océan. Cependant, si absorbé qu’il parût, si intense que fût le bruit qui s’éle
vait du gouffre, il entendit la fanfare de M. de
Bourguebus, quitta sa place et remonta sur la crête.
Comme il l’atteignait, le cerf arrivait sur la pente. L’idée que l’animal pouvait se précipiter de ces hauteurs ne se présenta pas à l esprit du
jeune homme; il crut qu’il allait exécuter un retour pour rentrer en forêt; il se jeta à plat ventre, autant pour ne pas être aperçu des veneurs que pour observer l’œuvre de la bête.
A sa grande surprise, il vit le daguet s’engager sur le promontoire, et, arrivé à son extrémité, s’élancer dans l’abîme d’un bond aussi gracieux, aussi superbe que si le malheureux eût dû retrouver le sol à dix pieds au-dessous, pour y rebondir dans un nouvel élan.
G. DE CHERVILLE.
( La suite prochainement. )