LE CHAUDRON DU DIABLE


NOUVELLE
( Suite )
Ce fait, sj étrange qu’il paraisse, n’a rien d’anormal; il n’est pas un veneur du littoral qui n’ait eu connaissance d’un événement semblable
à celui que nous racontons. On pourrait citer bien d’autres cas où les fibres cérébraux de l’ani
mal, surexcités par la terreur, le laissent en proie à une sorte de vertige, dans lequel il perd la perception de tout autre danger qui n’est pas celui qui a causé son épouvante. N’a-t-on pas vu un loup blessé, poussé par les chiens, se réfugier dans une chambre dans laquelle se trouvaient cinq personnes.
M. de Tancarville n’était pas encore revenu de sa stupeur lorsqu’il entendit le sourd tonnerre qui était les cris de la meute. Pressentant qu’elle allait être en danger, il se releva pour aller aux chiens et les arrêter; en ce moment, le trépidement d’un galop sur ce sol élastique et sonore Irappa son oreille; il aperçut les deux chevaux venant dans la même direction, l’un sans cava
lier, l’autre monté par une femme dont l’attitude était étrange : elle se tenait renversée sur l’encolure, ses cheveux dénoués flottaient au gré du vent. 6
En même temps, un cri mal articulé traversa l’espace ; cette femme appelait à son aide.
La ligne que suivaient les deux chevaux devait les amener à cinquante pas environ de l’endroit, où se trouvait le jeune officier; mais ils venaient d un tel train, que s’il voulait se rencontrer sur leur passage, il n’avait, pas une seconde à perdre.
.Malgré son sang-froid, quelque habitude qu’il eut du danger, M. de Tancarville était sous lé coup d’une vive émotion : il appréciait les diffi
cultés de la tâche qu’il allait entreprendre, il compienait qui! allait risquer sa vie sans grandes chances de sauver l’amazone en détresse1; mais,
dans cette amazone, il avait reconnu la nièce de son vieil ami ; il n’hésita pas un instant à se sa
crifier ; il s’élança donc de toute la vitesse de ses jambes, et atteignit les chevaux au moment même où ils s’engageaient sur le promontoire.
Les rênes avaient échappé aux mains défaillantes de la jeune fille, elles flottaient à l’aven
ture ; aussi pâle que si déjà la mort l’eût touchée de son aile, elle avait perdu la conscience de ce qui se passait; cramponnée à sa selle, c’était un miracle qu’elle n’eût pas été encore désarçonnée.
M. de Tancarville sentit passer sur sa main le souffle embrasé qui, avec un bruit, strident
s échappait des naseaux du cheval; mais effrayé pai son geste, celui-ci se jeta à gauche par un
écart, et la bride glissa entre les doigts du jeune homme.
Il ne put que saisir une poignée de crins I enrouler autour de son poignet et se laisser traîner.
Quelle que fût la violence des impressions nue subissait M. de Tancarville, il serendait un compte fort exact de sa situation.
Soutenu sur son unique main, le pauvre manchot ne pouvait plus atteindre la bride, faire agir le mors. Il se voyait perdu avec celle qu’il croyait sauvei, et cependant l’idée de lâcher prise de
1 abandonner à son triste sort ne se présentait pas a son esprit.
C’était à peine si l’allure du cheval était ralentie par le.nouveau fardeau qui pesait sur lui de tout son poids, et chacun de ses bonds le rapprochait de 1 abîme.
A travers le bourdonnement du sang qui affluait a son cerveau, M. de Tancarville entendit
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Notre vieille connaissance s’était montrée beaucoup plus avisée que quelques-uns de ses collègues. Comme je l’ai raconté, il tenait la tête de
cent cinquante à deux cents pas sur ceux-ci; mais, arrivé sur la crête du précipice dans lequel le daguet avait disparu, il s’était arrêté, avait jeté un hurlement au gouffre, et, avec autant de prudence que de sagacité, il avait renoncé à le suivre dans ce ha -l’eau aventureux, tandis que plusieurs chiens de la meute, en requêtant sur la déclivité de la falaise, exécutaient, à leur tour, le saut périlleux.
— A moi, à moi, Caporal ! cria l’officier.
Il semblait que l’intelligent animal eût deviné le péril et n’attendît que le signal ; il s’é­
lança au poitrail du cheval, lui planta ses crocs dans la chair et resta suspendu à son encolure.
L’animal se cabra sur ses jarrets frémissants, battant l’air de ses sabots de devant pour se débarrasser de la douloureuse étreinte.
Il était temps; 20 mètres tout au plus le séparaient de l’extrême pointe du promontoire.
— Quittez l’étrier et laissez-vous glisser à terre, mademoiselle; tiens bon, tiens bon, Caporal ! s’écria de nouveau l’officier.
La jeune fille obéit machinalement. Dans l’état où elle était, ce n’était plus la raison, c’était l’instinct de la conservation qui la faisait agir.
La manœuvre était pleine de périls. Caporal n’avait pas lâché prise; tenaillé à la gorge, fou de douleur et épouvanté, le malheureux cheval ne touchait terre que pour bondir de nouveau, que pour se redresser sur ses jarrets, et sur un espace aussi resserré, à chacun de ces écarts, ils se trouvaient tous à deux doigts de leur dernière heure.
Enfin, M. de Tancarville entendit le bruit d’un corps qui s’affaissait sur le gazon; à son tour il desserra la main et, se retournant lestement, il tenta d’empoigner les rênes ; mais, en ce mo
ment, l’animal pirouettait sur le bord même de la falaise, la terre s’éboula sous ses pieds, il tomba en arrière, entraînant le pauvre Caporal dans sa chute.
Il va sans dire que cette scène, si longue sous notre plume, lorsqu’il faut en décrire tous les incidents, n’avait duré que quelques secondes.
M. de Tancarville s’approcha de M Denise ; elle était évanouie, mais les secours arrivaient de toutes parts ; le piqueur, les valets et M. de Chastel-Chignon lui-même accoururent les uns après les autres sur le promontoire.
L’officier reconnut celui-ci autant à son ton hautain, à ses manières impérieuses, à sa physionomie maussade, qu’à l’émotion qui se manifesta en lui lorsqu’il vit sa fille sans mouvement.
Peu favorablement impressionné par les dehors de ce personnage, M. de Tancarville le salua et voulut se retirer après avoir essayé de le tran
quilliser en lui assurant que la jeune fille n’avait aucun mal.
— Par le diable! s’écria M. de Chastel-Chignon avec son accent le plus rogue, par le diable ! monsieur, que je n’ai pas l honneur de connaître, mais qui êtes probablement un des hôtes dont la générosité de mon vieux fou d’oncle m’a gratifié» il me semble que ce ne serait pas trop exiger de votre courtoisie, que de vous demander un peu d’aide et tout au moins de m’apprendre ce qui s’est passé ?
Un léger frisson passa sur les lèvres de l’officier.
— Pardon, monsieur, répondit-il d’une voix brève et incisive, j’ai pour habitude de n’accep
ter aucune hospitalité par ricochet ; mr consé
quent, je n’avais pas eu l’honneur crassister à votre chasse, et rien ne me contraint à vous dire qui je suis. Votre façon de m’interroger est si cavalière, que je me croirais dispensé d’y ré
pondre si vous n’étiez père, et si je ne devais des égards à la situation douloureuse dans laquelle je vous vois.
G. de Cherville.


LES THÉATRES


Théâtre des Variétés : Le. Manoir de Pictor du, comédie-opérette, par MM. de Saint-Albin et A. Morlier, musique de M. Serpette.
M. Isidore Flochardet a fait fortune dans la plume : Le brave homme a vendu son fonds, et après avoir promis sa fille à Oscar Mélinard, il rêve, cë bourgeois, de devenir grand propriétaire dans quelque baronnie de Bretagne, s’il s’en Irouve une à céder pour cause de. ruine du titulaire. Un château du moyen âge c’est, l’objectif de Flochardet qui, du reste, a pour principe de mépriser la noblesse. Du fond de sa boutique de la rue Saint-Denis, il a vu poindre dans ses songes la tourelle d’un manoir, il a marché toute sa vie sur cette vision. O bonheur, le descendant des Pictordu s’est ruiné de fond en comble au baccarat. C’est une chance pour M. Flochardet qui achète à beaux deniers comptants la vieille demeure d’une famille dont la splendeur disparaît avec son dernier rejeton. Mais comptez donc sur lejeu ! Les cartes remettent à flot le gentilhomme, et le voilà cherchant à rentrer dans le domaine de ses pères et offrant une prime de cent mille francs au plumassier pour lui faire résilier son contrat d’acquisition. Flochardet qui a goûté du châ
telain est devenu intraitable. Le bourgeois ne lâche pas la proie seigneuriale. Eu avant alors les tours de vieille comédie, les trucs de la farce, les manivelles de la charge. A l’aide, M. de Pourceaugnac et M. Des
chalumeaux avec tout le répertoire des mystifications. Ah! plumassier, mon ami, tu veux faire du suzerain! Eh bien! on va évoquer à ton intention cette grande époque de la féodalité. Voici la dîme, voici le droit, du seigneur, les vassaux et les hommes d’armes. Seulement Isidore Flochardet fera les frais de cette masca
rade sortie de l’imagination de Pictordu, jusqu’au moment où il s’apercevra enfin qu’il faut, sortir de cette situation ridicule et ruineuse en accordant la main de sa fille Emmeline Flochardet à Saturnin Pictordu. Fusion de races.
Ce vaudeville, quine brille pas par une grande originalité, a encadré quelques scènes amusantes dans de vieilles données. Il a de l’esprit, souvent l’esprit des autres, mais en somme il est de bonne humeur et il remplit gaiement ses trois actes rapides. Je ne crois pas qu’il ait de plus hautes visées. Ce qu’il a voulu faire, il l’a fait; il ne faut donc pas lui en demander davantage. M. Serpette, qui est un musicien de talent, s’est chargé d’agrémenter de musique ce libretto d’opérette. Nous avons applaudi à des morceaux fort spirituels, fort bien traités et toujours en situation. M. Ser
pette a eu le bon goût de ne pas changer sa partition au préjudice de son poëme ; il a laissé à la comédie sa vive allure, il a jeté par-ci par-là des couplets au courant de la pièce. Il y en a de fort jolis ; ils ont de
l’allure, de la franchise. La romance du Jeune homme au tilbury, la complainte de Paris-Lyon-Méditerranée, les couplets de la Fiancée, ceux de la Dîme, la ro
mance Comme j’aime mon Isidore, ont eu un réel succès et un succès mérité.
C’est Pradeau, cet excellent comédien que le Gymnase regrettera longtemps, qui fait le rôle de M. Flo
chardet. En rentrant dans le domaine musical qui fut jadis le sien au bon temps des Bouffes-Parisiens, Pra
deau s’est senti ému sans doute et l’émotion lui a enlevé une partie de ses moyens, la meilleure. Quel
ques notes hésitantes nous sont restées pour compte. Mais Pradeau s’est remis et nous avons retrouvé le comédien de la salle Choiseul. On lui a fait fête. Berthelier est très-amusant dans son rôle de Saturnin Pictordu, et Mlla Berthe Legrand a trouvé un véritable succès dans ce personnage d’Esbrouffette, qu’elle a appris pour ainsi dire le jour même de la première représentation, et. qu’elle a joué et, chanté avec un merveilleux entrain.
M. Sa view.


LE SALON DE 1875


( La suite prochainement. )
Nous avons passé en revue, dans nos précédents articles, tout ce qui se rattache à ce qu’on est généralement convenu d’appeler la grande peinture : tableaux d’histoire, scènes religieuses,
épisodes militaires, portraits, ont tour à tour arrêté notre attention, et dans le grand nombre des œuvres exposées, nous avons cherché surtout