t de marronniers, mais c’est tout. Ces baguettes se voient dans l’intérieur aux endroits où l’on a voulu masquer les vides trop apparents. Quant à la lisière du bois proprement dite, c’est-à-dire ce qui avoisine le mur des fortifications, c’est dans un état de nudité qui fait peine à voir. Si vous allez à Auteuil, vous verrez que les abords de la petite ville ressemblent à un désert nu, pelé, où l’on gèle l’hiver, où l’on grille l’été. La porte Maillot, autrefois si belle, n’a pas vu refaire ce rideau de pins qui lui donnait un aspect si pitto
resque, On nous dit que le conseil municipal ne veutpas voter de fonds pour un objet inutile.
Inutile le bois de Boulogne, qu’est-ce qui oserait soutenir une telle hérésie? Au double point de vue de l’hygiène et de l’industrie, c’est la prome
nade qui vivifie le plus la ville. Et justement un des Anglais venus pour le Derby de dimanche dernier disait tout haut :
— Ah! si nous avions ce bois-là aux portes de Londres, il serait plus soigné que le boudoir d’une lady!
On est encore par ici sous le coup du triste événement de la semaine dernière. Georges Bizet, l’auteur de Carmen, le gendre d IIalévy, est mort subitement à Bougival. Il a été emporté avant d’avoir atteint sa trente-huitième année.
C’est un grand deuil pour les siens, c’est une perte sérieuse pour l’art. Ce que cet ancien prix de Rome avait déjà donné au théâtre était de na
ture à faire espérer les plus belles œuvres. Il est mort en quelques instants, après deux mois de mariage, à la suite d’une sorte de foudroiement. Il serait impossible d’imaginer rien de plus terrible ni de plus touchant.
A l’occasion de ce fait lugubre, des esprits grondeurs se sont pris à dire que nos mœurs deman
dent décidément à êtie réformées. Sans songer à faire aucune application personnelle au jeune compositeur, plus d’un a incriminé le train de vie qu’on mène un peu partout de nos jours à Paris. J’en entendais un qui s’en prenait plus spéciale
ment aux artistes et aux gens d’affaires, aux gens du feuilleton et aux hommes de finance. Est-il donc vrai que, dans ces diverses zones sociales,
on ne marche plus que d’une allure de cheval échappé? A l’entendre, on s’habitue trop à mener de front des choses qui s’excluent, les préoccu
pations de chiffres et le plaisir, le théâtre et le report, le travail et les dîners, les voyages et la vie de famille.
Faire des déclamations sur la matière, ce serait prendre un soin bien inutile. Il a été dit d’ailleurs à ce sujet un mot qui vaut mieux qu’un sermon.
C’était une très-simple observation de Casimir Broussais, un savant médecin qui a été aussi un grand philosophe.
— Les heureux du jour sont habiles à se rendre malheureux, disait-il. Ils s’amusent quand ils veulent travailler; ils travaillent, mais en suant à grosses gouttes, quand ils veulent s’amuser.
Au reste, on a fait cette remarque que les musiciens partagent avec les poètes le funèbre privilège de s’éteindre encore jeunes.
Ceux qui ont vécu dans l’intimité de Rossini vous diront que c’était pour conserver « son coffre »
qu’il avait renoncé dès 1S29 à la composition musicale.
Armand Marrast racontait là dessus un trait qui mérite d’être rapporté.
Une certaine année, Rossini passait l’été chez le marquis Aguado, au château de Petit-Bourg.
A la même résidence se trouvait, en qualité de précepteur des enfants, le futur président de la Constituante de 18i8. Rossini, qui travaillait alors au Guillaume Tell, son chef-d’œuvre, n’était pas fâché d’avoir sous la main un jeune homme lettré.
Et, en effet, en l’absence des auteurs du livret, Armand Marrast se prêtait, au gré du « cygne de Pesaro », à allonger ou à raccourcir les vers du poème.
Un jour, à ce qu’il paraît, le grand musicien, pourtant doué d’une facilité que rien ne mettait en défaut, se montrait morose.
— Que de mal on se donne, disait-il, pour
changer les hommes en rossignols ! Tenez, il est plus dangereux de faire de la musique que de fabriquer du blanc de céruse.
Quoi qu’il en soit, Rossini, encore jeune, ayant bon pied, bon œil, bon estomac surtout, termina Guillaume Tell, parce qu’il en avait pris l’engagement; mais durant quarante-cinq ans, nous nous le rappelons, il se refusa avec une opi
niâtreté héroïque à écrire même une note. Le Stabat même est contemporain de l’époque dont nous parlons. On eut beau multiplier les offres,
dorer les promesses, promettre les plus grands honneurs,^ rien n’y fit. En Italie et en France,
Rossini n’avait plus qu’une théorie : soigner « son coffre ».
A-t-il agi en égoïste ou en sage ? Que l’histoire prononce.
Très-peu de temps après que Rossini a eu dit le mot que je viens de rappeler, on a vu naître, briller un jour et disparaître de très-belles étoiles musicales. Bellini devait ouvrir la marche funèbre. Le temps de finir les Puritains et la Norma, et il mourait dans la fleur de l’âge; Donizetti arrivait ensuite, presque aussi abondant que le maître qui venait de raviver si bien le tra
vail, et, presque au lendemain de l’éclatant succès de la Favorite, il succombait comme le Tasse, en souriant du triste sourire des insensés. A la même époque, on voyait grandir chaque jour Hippo
lyte Monpou, un Orphée romantique. Tout plein des passions de 1830, celui-là était devenu euro
péen rien qu’à cause de l’Andalouse, d’Alfred de Musset. Il avait récemment mis en musique une autre romance, le Gastibelza, de Victor Hugo, et, pour le coup, populaire même chez les Hotten
tots, même chez les Papous dos îles de la Sonde,
son œuvre était promenée jusqu’aux derniers confins du monde par l’orgue de Barbarie, On se disait :
_— Attendez donc ! Il avait fait deux opéras comiques, notre Monpou ; il a fait ces belles ro
mances. Tout cela n’est rien. Il va s’élancer dans un grand poème lyrique qui mettra la mappemonde entière sens dessus dessous.
Ufn certain automne, un peu désenchanté, très-fatigué, fort énervé comme tous ceux de cet âge étrange, il était allé passer quelques semaines de vacances dans un petit coin du Loiret ; c’était sa fantaisie du moment de voir de près les ven
danges . Avant que les raisins ne fussent tout à fait noirs, il fut pris d’une maladie dont on n’a jamais su le nom, mais qu’on a cru être une consomp
tion abdominale. Il se sentait brûler d’un feu invisible, et il est mort en quelques minutes,
absolument comme Georges Bizet vient de mourir.
Il y avait encore un jeune inspiré espagnol, Gomis, ancien soldat de don Carlos, qui avait jeté là le mousquet pour faire des noires et des blanches. Entre autres choses, il avait fait


le Reve


nant, sur un livret d’Albert de Calvimont. Il avait fait aussi Roch-le-Barbu, une espèce de Zampa d’Ecosse ; et Gomis était mort très-jeune aussi,
comme Mozart est mort, comme Hérold et bien d’autres que je ne nomme pas.
Pendant ce temps-là, à l’heure solennelle de tous ces drames, Rossini faisait le paresseux
tour à tour en Italie et en France, à Bologne, à Paris, à Florence, àPassy, mais la musique n’était
plus que le cadet de ses soucis. Ce fut alors qu’il étudia avec la plus savante minutie l’art d’accom
moder le macaroni et de s’en faire deux mentons.
Les deux menions sont venus. Il y avait même des observateurs qui soutenaient en distinguer trois au bas de ce Charles-Quint de l’harmonie, se changeant non en horloger mais en cuisinier. Mais pour deux, nous en répondons ; nous les avons bien vus, sans l’aide d’instruments d’optique,
comme tout Paris les a vus. Et dans ce temps-là, lorsqu’on gourmandait le grand compositeur, en
lui lançant à la tête la même flatterie, l’éternel cliché de : « cygne de Pesaro ».
— Cygne de Pesaro tant qu’il vous plaira, répliquait-t-il ; j’aime mille fois mieux être un coq en pâte.
AAAA Encore un deuil : M. Ch. de. Rémusat, emporté en trois jours par une fluxion de poi
trine. Tout a été dit sur cet homme éminent. Je me bornerai, quant à moi, à prendre, dans un album d’autographes inédits, deux pensées qu’il y avait écrites, à deux époques bien différentes, en 18/i3 et en 1873. Cahier de M1” *** :
« 1843. — Il faut aimer ses amis comme les » amateurs aiment les tableaux. Les amateurs ! ils » ont les yeux attachés sur les beaux endroits et » ne voient pas les autres. »
« 1873. — (C’était à l’époque de l’antagonisme » avec M. Barodet.) — L’esprit de conservation » n’exclut pas l’esprit d’innovation. Se conserver » et se développer, ce sont les deux formes de la » vie. »
II faut répéter à satiété son joli billet à Al. Guillaume Guizot fils, qui lui avait envoyé son livre : Ménandre et son temps.
« Il y a de jolies choses dans votre livre, trop » de jolies choses. Les bluets aussi sont jolis » dans les blés, mais il ne faut pas trop de » bluets. »
Grand bruit dans le monde des arts et dans le monde normand.
C’est le 18 juin prochain que se présente le centenaire de Boïeldieu.
Rouen inaugure à cette occasion de grandes fêtes; c’est à Rouen, vous ne l’ignorez pas, qu’est né l’auteur de la Dame blanche.
Paris, qui était la patrie adoptive du grand compositeur, a été naturellement convié à cette solennité.
Tous les théâtres lyriques s’apprêtent à figurer à cette sorte de jubilé.
Pour cadrer heureusement avec cet à-propos, M. Arthur Pougin vient de publier chez Char
pentier une monographie des plus instructives sous ce titre : Boïeldieu, sa vie, ses œuvres, son caractère, sa correspondance.
Ce livre est orné, en outre, d’un portrait en pied de Boïeldieu, d’après Boily. — Vous pouvez l’emporter avec vous à la campagne ou en voyage; c’est une lecture des plus attachantes.
Pour en revenir au musicien qui a donné tant d’éclat, il y a quarante ans, à notre seconde scène lyrique, les anecdotes vont pleuvoir de tous côtés sur son nom.
Hâtons-nous d’en rapporter deux qui aideront


à faire connaître l’excellent auteur du Nouveau seigneur du village.


Tout récemment nous disions ici même combien les artistes d’aujourd’hui sont possédés de l’amour de l’argent.
Ce n’était pas là le défaut de Boïeldieu, tout au contraire. — Il donnait sans cesse, il donnait à tout venant et à tout propos. Un jour Scribe lui recommandait plus de réserve sur ce chapitre.
— Ah ! je ne pourrai pas me corriger, répondit-il. En venant au monde, j’ai reçu une bourse percée, et je ne l’ai jamais changée.
Une autre fois, Boïeldieu conduisait deux dames au Théâtre - Français, où il avait ses entrées.
Au moment de passer prés du contrôle, on lui demande son nom.
— Adrien Boïeldieu.
— Eh bien, non, lui dit l’employé, vous ne passerez pas.
— Pourquoi ?
— Parce que vous êles déjà entré, il y a cinq minutes.
— Moi?
— Vous ou bien un autre Boïeldieu ; c’est assez d’un.
Vérification faite, on trouva, en effet, qu’un quidam s’était fait passer pour le compositeur.
En dépit des protestations des deux dames, Boïeldieu voulut payer sa place.
— Bast ! dit-il, à quoi bon déranger un monsieur qui m’a fait la politesse de me voler mon nom?
Philibert Audebrand,