un sourire un peu narquois plissait ses lèvres, il se frottait les mains d’un air joyeux, quoique imparfaitement dégagé de l’impression rageuse à laquelh ce flux de belle humeur avait succédé.
Pendant quelques instants M. de Tancarville considéra son hôte avec stupeur ; il ne parvenait pas à se rendre compte de ce que pouvaient être des sentiments qui se succédaient avec une volubilité aussi contradictoire.
— Que diable avez-vous donc, mon cher ami? lui demanda-t-il enfin.
La question tombait précisément au moment où, dans l’âme du chevalier, une nouvelle éclair
cie suivait un nouvel orage, où les nuages qui chargeaient son front s’étaient dissipés, où il recommençait à se frotter les mains avec une recrudescence de contentement.
— Vous n’ètes guère perspicace, mon cher enfant, répondit-il; moi, lorsque je rencontre un homme dont la physionomie laisse percer, sans souci du quand dira-t-on, une joie qui déborde d’un cœur trop plein, je n’ai jamais besoin qu’il m’apprenne les causes de l’inondation et je soupçonne tout de suite une bonne fortune.
— Une bonne forlune? répéta le jeune officier avec ébahissement.
— Parce qu’il manque à ma personne quelques petits accessoires, le mot vous effarouche; vous oubliez que la bonne déesse est aveugle ; d’ailleurs elle a plus d’une manière de nous sourire, et je vous déclare qu’elle ne pouvait m accorder une grimace qui me fût plus agréable que celle dont il lui plaît de me favoriser. Ah ! ah ! ah ! conti
nua M. de Bourguebus en ricanant, lorsqu’on me porta inanimé sur un lit voisin du vôtre, dans ce triste hôpital de Maëstricht, et que l’on déposa mon épée sur le drap qui avait tant de chances pour devenir mon linceul, vous vous êtes dit,
j’en suis sùr : voilà une pauvre lame que la main de son maître ne tirera plus du fourreau ! Eh bien ! vous vous trompiez, morbleu ! Ma vieille épée va encore une fois prendre l’air, maugrebleu! Me comprenez-vous maintenant?
En disant ces mots, le chevalier avait porté la main gauche à la garde de l’épée qu’il portait en
verrouil ; en même temps son visage indiquait que son âme revenait à la tempête.
— Je n’ai jamais pu débrouiller une seule énigme ; expliquez-moi celle-ci, chevalier.
— Cela me semble cependant assez clair, reprit celui-ci en se livrant à une pantomime de plus en plus impétueuse ; à votre place, j’eusse conclu vingt fois déjà qu’il s’agissait d’un bon duel et que vous me demandiez de vous servir de second.
Malgré la gravité de la situation, M. de Tanearville ne put réprimer un léger sourire ; si fu
gitif qu’il eût été, le chevalier le vit passer sur les lèvres de son ami, et l’exaspération à laquelle il semblait s’être abandonné de nouveau s’en accrut; il saisit la main du jeune officier et la serrant fortement dans la sienne :
— Remercions Dieu que je sois votre obligé, s’écria-t-il, avec une vivacité fébrile, car, sur mon honneur, s’il en était autrement, vous aussi je vous appellerais. Que vous vous soyez moqué de moi, lorsque le mot de bonne fortune prêtait à l’équivoque, je le conçois et je vous le par
donne ; mais le sang qui demande à couler pour laver un outrage, ce sang-là n’a pas d’âge, en
tendez-vous bien. J’ai été grossièrement insulté par un drôle que je renie; voulez-vous, oui ou non, aller de ma part lui demander la satisfaction à laquelle j’ai droit?
Ces derniers mots avaient été un trait de lumière pour M. de Tancarville.
— A M. de Chaste 1-Chignon, à votre neveu?
dit-il.
— 11 n’est plus mon neveu, reprit l’impétueux vieillard; des malheurs de famille avaient con
damné ma sœur à cette triste alliance bien des fois déplorée ; les liens qui existaient entre nous,
son inqualifiable façon d’agir envers moi vient de les briser.
d’amitié à vous donner, mon cher chevalier, mais cependant vous n’avez pu douter que je ne fusse disposé à vour rendre le service que vous récla
mez de moi ; me voici donc prêt à me mettre en
route pour mon ambassade et à contribuer à vous procurer la satisfaction de couper la gorge à ce ci-devant neveu ; mais encore est il indispensable que je sache ce qui s’est passé entre vous et lui,
et, par conséquent, sur quelles bases je devrai établir la demande de satisfaction que je m’en irai réclamer.
Si raisonnable que fût cette exigence, elle embarrassait visiblement le chevalier de Bourguebus.
— Ta ! ta ! la ! je n’ai pas à entrer dans d’autres détails, dit-il ; je tiens que M. de Chastel-Chignon a gravement manqué, non-seulement à ses devoirs envers le chef de la famille, mais aux plus simples égards que l’on se doit entre gens bien élevés ; je me considère comme offensé, voilà l’essenliel. Quant à M. de Chastel-Chignon, il se targue d’ètre gentilhomme; soyez convaincu qu’il sera enchanté de saisir l’occasion de prouver au moins qu’il se croit digne de l’être.
M. de Tancarville était faiblement persuadé de l’enthousiasme guerrier du châtelain de Colleville, mais il jugeait prudent d’attendre que la colère de M. de Bourguebus fût quelque peu at
tiédie pour essayer de lui faire toucher du doigt toutes les impossibilités d’une semblable ren
contre; il s’attacha d’abord à obtenir de celui-ci le récit de ce qui lui était arrivé.
Le chevalier lui raconta qu’étant allé de bon matin à Colleville pour avoir des nouvelles de Denise, il avait rencontré le père de la jeune fille ; après un entretien assez long, celui-ci lui avait donné à entendre qu’il lui serait agréable, qu’il lui paraissait nécessaire même à la con
corde qu’il souhaitait entre sa fille et lui, que son
oncle voulût bien, pendant quelque temps, rendre au château de moins fréquentes visites.
Tel était le grief dont M. de Bourguebus déclarait qu’il entendait tirer une éclatante vengeance,
mais sans dissimuler qu’il en était d’autres sur lesquels il se faisait obstinément, mais qui, s’il en fallait juger par son irritation croissante aussitôt qu’il touchait cette corde, devaient lui tenir au cœur encore plus fortement que celui qu’il mettait en avant.
M. de Tancarville connaissait trop bien son chevalier pour ne pas les soupçonner et la dé
marche dont il était mis en demeure de se charger ne lui en paraissait que plus scabreuse.
Il entama alors la seconde partie de sa tâche, qui était, aussi la plus difficile. Avec mille précau
tions oratoires, avec tous les ménagements que nécessitait la susceptibilité du chevalier et la foi de celui-ci dans son omnipotence, il insinua que M. de Chastel-Chignon n’avait peut-être d’autre tort que celui d avoir usé de son droit de gouver
ner son intérieur et sa fille ainsi que bon lui semblait ; il glissa encore plus légèrement sur les excellentes raisons que le maître de Colleville pouvait invoquer pour se refuser à un duel sem
blable ; mais il appuya fortement sur les déplo
rables résultats que cette rencontre pouvait avoir pour M. de Bourguebus. Exaltant un peu plus que de raison son expérience et son habileté dans le maniement des armes, il lui représenta son dés
espoir dans le cas, probable, disait-il, où de cette Denise qu’il aimait tant il aurait fait une orpheline.
M. de Bourguebus était touché, mais il ne se rendait pas.
En ce moment on frappa à la porte; un laquais de Colleville apportait au chevalier une lettre de sa jeune maîtresse. Le vieux gentilhomme la décacheta, la lut et la tendit à M. de Tancarville.
Cette lettre ne contenait que ces quelques lignes :
« Quel que soit mon désespoir d’être séparé du » meilleur et plus aimé de tous les oncles, je dois » me soumettre aux volontés de mon père ; mais » ce bon oncle saura que la défense ne concerne » que lui seul, et que je bénirais l’âme charitable
» qui voudrait m’apporter des nouvelle du donjon » de Bourguebus.
» Denise. »
M. de Tancarville, un peu pâle, froissait machinalement le papier entre ses doigts.
Toute trace d’irritation avait, comme par enchantement, disparu du visage du chevalier.
— Eh bien! que répondez-vous? demanda-t-il à son jeune ami.
— Mais, reprit celui-ci, il me semble, mon cher chevalier, que c’est à vous que cette lettre est adressée.
Le bonhomme haussa les épaules et sourit malicieusement.
— Allons, allons, dit-il, Tâme charitable, passez votre plus bel uniforme, et tâchez de consoler ma pauvre enfant. Vous tenez à ce que je renonce à massacrer monsieur son père, je ne saurais vous dissimuler que, sur ce point, touLe votre élo
quence est moins efficace qu’un seul sourire de ses lèvres roses.
-—J’irai, chevalier; mais je ne vous cacherai pas, à mon tour, qu’il me semble que vous vous entêtez là dans une sotte équipée ; jusqu’ici elle ne vous a pas porté bonheur. Dieu veuille que vous n’ayez pas a regretter davantage ces visions que rien ne justifie.
M. de Bourguebus laissa son jeune ami procéder à sa toilette ; il constata avec satisfaction que cette toilette avait duré un bon quart d’heure de plus que de coutume, et il murmura entre ses dents :
— Allons ! en voici un déjà que j’ai amené à récipiscence !
X
Si terribles qu’eussent été les émotions de la journée précédente, elles ne devaient pas avoir de résultats fâcheux pour la santé de Denise ; sa constitution était robuste et puis, familiarisée de
puis son enfance avec les petits accidents de la vie rustique, elle avait vu s’atténuer pour elle l’im
pressionnabilité nerveuse qui caractérise son sexe.
Dès le matin elle s’était sentie assez remise pour quitter sa chambre. Vêtue d’une robe de chambre de soie blanche toute constellée de fleurettes bleues, brochées dans l’épais tissu, coiffée d’un bonnet de linon dont les barbes vaporeuses enca
draient son visage un peu pâli et lui donnaient un nouveau charme, elle était assise sur une chaise longue, au coin de la haute et large cheminée du grand salon de Colleville.
Je viens de dire que les joues fraîches et rosées de Denise avaient quelque peu perdu de leur incarnat ; cette pâleur n’était pas seulement la con
séquence de la secousse morale qu’elle avait subie, elle était encore celle d’une complète insomnie pendant une longue nuit.
Quand on ne dort pas, on pense ; c’est là une des plus cruelles infirmités de notre nature humaine, chez laquelle l’esprit et la matière se trouvent si complètement et si fâcheusement enche
vêtrés l’un et l’autre, que le premier ne peut pas
se reposer si la seconde n’y a pas consenti; Denise avait donc pensé beaucoup pendant celle intermi
nable nuit. A quoi? Un peu sans doute au danger auquel elle avait si miraculeusement échappé, et par ricochet à celui qui avait eu une part si active à son salut.
Nul sentiment autre que celui de la reconnaissance ne la sollicitait ; mais dans un cœur jeune et généreux comme le sien, cette reconnaissance devait s’affirmer vive et puissante; elle l’était d’autant plus que c’était vainement que la jeune fille avait cherché le moyen de la traduire, c’est-à- dire d’en faire accepter un témoignage à ce pauvre et fier gentilhomme.
G. DE CHERVILLE.
Pendant quelques instants M. de Tancarville considéra son hôte avec stupeur ; il ne parvenait pas à se rendre compte de ce que pouvaient être des sentiments qui se succédaient avec une volubilité aussi contradictoire.
— Que diable avez-vous donc, mon cher ami? lui demanda-t-il enfin.
La question tombait précisément au moment où, dans l’âme du chevalier, une nouvelle éclair
cie suivait un nouvel orage, où les nuages qui chargeaient son front s’étaient dissipés, où il recommençait à se frotter les mains avec une recrudescence de contentement.
— Vous n’ètes guère perspicace, mon cher enfant, répondit-il; moi, lorsque je rencontre un homme dont la physionomie laisse percer, sans souci du quand dira-t-on, une joie qui déborde d’un cœur trop plein, je n’ai jamais besoin qu’il m’apprenne les causes de l’inondation et je soupçonne tout de suite une bonne fortune.
— Une bonne forlune? répéta le jeune officier avec ébahissement.
— Parce qu’il manque à ma personne quelques petits accessoires, le mot vous effarouche; vous oubliez que la bonne déesse est aveugle ; d’ailleurs elle a plus d’une manière de nous sourire, et je vous déclare qu’elle ne pouvait m accorder une grimace qui me fût plus agréable que celle dont il lui plaît de me favoriser. Ah ! ah ! ah ! conti
nua M. de Bourguebus en ricanant, lorsqu’on me porta inanimé sur un lit voisin du vôtre, dans ce triste hôpital de Maëstricht, et que l’on déposa mon épée sur le drap qui avait tant de chances pour devenir mon linceul, vous vous êtes dit,
j’en suis sùr : voilà une pauvre lame que la main de son maître ne tirera plus du fourreau ! Eh bien ! vous vous trompiez, morbleu ! Ma vieille épée va encore une fois prendre l’air, maugrebleu! Me comprenez-vous maintenant?
En disant ces mots, le chevalier avait porté la main gauche à la garde de l’épée qu’il portait en
verrouil ; en même temps son visage indiquait que son âme revenait à la tempête.
— Je n’ai jamais pu débrouiller une seule énigme ; expliquez-moi celle-ci, chevalier.
— Cela me semble cependant assez clair, reprit celui-ci en se livrant à une pantomime de plus en plus impétueuse ; à votre place, j’eusse conclu vingt fois déjà qu’il s’agissait d’un bon duel et que vous me demandiez de vous servir de second.
Malgré la gravité de la situation, M. de Tanearville ne put réprimer un léger sourire ; si fu
gitif qu’il eût été, le chevalier le vit passer sur les lèvres de son ami, et l’exaspération à laquelle il semblait s’être abandonné de nouveau s’en accrut; il saisit la main du jeune officier et la serrant fortement dans la sienne :
— Remercions Dieu que je sois votre obligé, s’écria-t-il, avec une vivacité fébrile, car, sur mon honneur, s’il en était autrement, vous aussi je vous appellerais. Que vous vous soyez moqué de moi, lorsque le mot de bonne fortune prêtait à l’équivoque, je le conçois et je vous le par
donne ; mais le sang qui demande à couler pour laver un outrage, ce sang-là n’a pas d’âge, en
tendez-vous bien. J’ai été grossièrement insulté par un drôle que je renie; voulez-vous, oui ou non, aller de ma part lui demander la satisfaction à laquelle j’ai droit?
Ces derniers mots avaient été un trait de lumière pour M. de Tancarville.
— A M. de Chaste 1-Chignon, à votre neveu?
dit-il.
— 11 n’est plus mon neveu, reprit l’impétueux vieillard; des malheurs de famille avaient con
damné ma sœur à cette triste alliance bien des fois déplorée ; les liens qui existaient entre nous,
son inqualifiable façon d’agir envers moi vient de les briser.
— Je voudrais avoir un tout autre témoignage
d’amitié à vous donner, mon cher chevalier, mais cependant vous n’avez pu douter que je ne fusse disposé à vour rendre le service que vous récla
mez de moi ; me voici donc prêt à me mettre en
route pour mon ambassade et à contribuer à vous procurer la satisfaction de couper la gorge à ce ci-devant neveu ; mais encore est il indispensable que je sache ce qui s’est passé entre vous et lui,
et, par conséquent, sur quelles bases je devrai établir la demande de satisfaction que je m’en irai réclamer.
Si raisonnable que fût cette exigence, elle embarrassait visiblement le chevalier de Bourguebus.
— Ta ! ta ! la ! je n’ai pas à entrer dans d’autres détails, dit-il ; je tiens que M. de Chastel-Chignon a gravement manqué, non-seulement à ses devoirs envers le chef de la famille, mais aux plus simples égards que l’on se doit entre gens bien élevés ; je me considère comme offensé, voilà l’essenliel. Quant à M. de Chastel-Chignon, il se targue d’ètre gentilhomme; soyez convaincu qu’il sera enchanté de saisir l’occasion de prouver au moins qu’il se croit digne de l’être.
M. de Tancarville était faiblement persuadé de l’enthousiasme guerrier du châtelain de Colleville, mais il jugeait prudent d’attendre que la colère de M. de Bourguebus fût quelque peu at
tiédie pour essayer de lui faire toucher du doigt toutes les impossibilités d’une semblable ren
contre; il s’attacha d’abord à obtenir de celui-ci le récit de ce qui lui était arrivé.
Le chevalier lui raconta qu’étant allé de bon matin à Colleville pour avoir des nouvelles de Denise, il avait rencontré le père de la jeune fille ; après un entretien assez long, celui-ci lui avait donné à entendre qu’il lui serait agréable, qu’il lui paraissait nécessaire même à la con
corde qu’il souhaitait entre sa fille et lui, que son
oncle voulût bien, pendant quelque temps, rendre au château de moins fréquentes visites.
Tel était le grief dont M. de Bourguebus déclarait qu’il entendait tirer une éclatante vengeance,
mais sans dissimuler qu’il en était d’autres sur lesquels il se faisait obstinément, mais qui, s’il en fallait juger par son irritation croissante aussitôt qu’il touchait cette corde, devaient lui tenir au cœur encore plus fortement que celui qu’il mettait en avant.
M. de Tancarville connaissait trop bien son chevalier pour ne pas les soupçonner et la dé
marche dont il était mis en demeure de se charger ne lui en paraissait que plus scabreuse.
Il entama alors la seconde partie de sa tâche, qui était, aussi la plus difficile. Avec mille précau
tions oratoires, avec tous les ménagements que nécessitait la susceptibilité du chevalier et la foi de celui-ci dans son omnipotence, il insinua que M. de Chastel-Chignon n’avait peut-être d’autre tort que celui d avoir usé de son droit de gouver
ner son intérieur et sa fille ainsi que bon lui semblait ; il glissa encore plus légèrement sur les excellentes raisons que le maître de Colleville pouvait invoquer pour se refuser à un duel sem
blable ; mais il appuya fortement sur les déplo
rables résultats que cette rencontre pouvait avoir pour M. de Bourguebus. Exaltant un peu plus que de raison son expérience et son habileté dans le maniement des armes, il lui représenta son dés
espoir dans le cas, probable, disait-il, où de cette Denise qu’il aimait tant il aurait fait une orpheline.
M. de Bourguebus était touché, mais il ne se rendait pas.
En ce moment on frappa à la porte; un laquais de Colleville apportait au chevalier une lettre de sa jeune maîtresse. Le vieux gentilhomme la décacheta, la lut et la tendit à M. de Tancarville.
Cette lettre ne contenait que ces quelques lignes :
« Quel que soit mon désespoir d’être séparé du » meilleur et plus aimé de tous les oncles, je dois » me soumettre aux volontés de mon père ; mais » ce bon oncle saura que la défense ne concerne » que lui seul, et que je bénirais l’âme charitable
» qui voudrait m’apporter des nouvelle du donjon » de Bourguebus.
» Denise. »
M. de Tancarville, un peu pâle, froissait machinalement le papier entre ses doigts.
Toute trace d’irritation avait, comme par enchantement, disparu du visage du chevalier.
— Eh bien! que répondez-vous? demanda-t-il à son jeune ami.
— Mais, reprit celui-ci, il me semble, mon cher chevalier, que c’est à vous que cette lettre est adressée.
Le bonhomme haussa les épaules et sourit malicieusement.
— Allons, allons, dit-il, Tâme charitable, passez votre plus bel uniforme, et tâchez de consoler ma pauvre enfant. Vous tenez à ce que je renonce à massacrer monsieur son père, je ne saurais vous dissimuler que, sur ce point, touLe votre élo
quence est moins efficace qu’un seul sourire de ses lèvres roses.
-—J’irai, chevalier; mais je ne vous cacherai pas, à mon tour, qu’il me semble que vous vous entêtez là dans une sotte équipée ; jusqu’ici elle ne vous a pas porté bonheur. Dieu veuille que vous n’ayez pas a regretter davantage ces visions que rien ne justifie.
M. de Bourguebus laissa son jeune ami procéder à sa toilette ; il constata avec satisfaction que cette toilette avait duré un bon quart d’heure de plus que de coutume, et il murmura entre ses dents :
— Allons ! en voici un déjà que j’ai amené à récipiscence !
X
Si terribles qu’eussent été les émotions de la journée précédente, elles ne devaient pas avoir de résultats fâcheux pour la santé de Denise ; sa constitution était robuste et puis, familiarisée de
puis son enfance avec les petits accidents de la vie rustique, elle avait vu s’atténuer pour elle l’im
pressionnabilité nerveuse qui caractérise son sexe.
Dès le matin elle s’était sentie assez remise pour quitter sa chambre. Vêtue d’une robe de chambre de soie blanche toute constellée de fleurettes bleues, brochées dans l’épais tissu, coiffée d’un bonnet de linon dont les barbes vaporeuses enca
draient son visage un peu pâli et lui donnaient un nouveau charme, elle était assise sur une chaise longue, au coin de la haute et large cheminée du grand salon de Colleville.
Je viens de dire que les joues fraîches et rosées de Denise avaient quelque peu perdu de leur incarnat ; cette pâleur n’était pas seulement la con
séquence de la secousse morale qu’elle avait subie, elle était encore celle d’une complète insomnie pendant une longue nuit.
Quand on ne dort pas, on pense ; c’est là une des plus cruelles infirmités de notre nature humaine, chez laquelle l’esprit et la matière se trouvent si complètement et si fâcheusement enche
vêtrés l’un et l’autre, que le premier ne peut pas
se reposer si la seconde n’y a pas consenti; Denise avait donc pensé beaucoup pendant celle intermi
nable nuit. A quoi? Un peu sans doute au danger auquel elle avait si miraculeusement échappé, et par ricochet à celui qui avait eu une part si active à son salut.
Nul sentiment autre que celui de la reconnaissance ne la sollicitait ; mais dans un cœur jeune et généreux comme le sien, cette reconnaissance devait s’affirmer vive et puissante; elle l’était d’autant plus que c’était vainement que la jeune fille avait cherché le moyen de la traduire, c’est-à- dire d’en faire accepter un témoignage à ce pauvre et fier gentilhomme.
G. DE CHERVILLE.