LE CHAUDRON DU DIABLE NOUVELLE
(Suite,
Elle n’avait pas un instant songé que le lien qui venait, de s’établir entre elle et ce jeune homme pût rendre possible l’union dont M. de Bourguebus l’avait si souvent entretenue. Si haut qu’elle estimât le service qui lui avait été rendu, son or
gueil féminin lui disait que son amour et sa main valaient davantage; et puis son père, qui grâce à l’intempérance de langue du chevalier, avait été mis au courant des petits projets matrimoniaux de celui-ci, et que celte usurpation de pouvoir avait, très-naturellement, très-légitimement scan
dalisé plus que tout le reste, désireux d’y couper court, avait déclaré à la jeune fille que dans deux mois elle deviendrait la femme d’un conseiller au présidial de Rouen, M. Odin de Lessart. Denise était une enfant trop pliée à la soumission pour entrer en révolte contre la volonté paternelle si nettement formulée ; or, cet ordre l’avait trouvée à peu près résignée.
Seulement, loin de se rappeler le sourire irrévérencieux qui avait été son premier grief contre M. de Tancarville, elle se reprochait avec quelque contrition de n’avoir pas témoigné assez de défé
rence aux désirs de M. de Bourguebus, de n’avoir pas accueilli l’ami de son oncle avec une plus en
courageante bienveillance ; puis, sans effort, sans arrière-pensée, le plus naïvement du monde, les traits, la tournure, l’extérieur du conseiller au présidial, avec lequel elle avait dansé l’hiver précédent, se représentaient à son esprit ; elle comparait cette image à celle du jeune officier, évo
quée plus facilement encore. Elle ne se prononçait pas; mais s’il fallait ajouter foi au léger soupir, aussitôt comprimé, qui s’échappait de sa poitrine, malgré le bras mutilé du chevau-léger le paral
lèle ne tournait pas à l’avantage de celui auquel elle devait appartenir.
M. de Chastel-Chignon était sorti après le déjeuner, pour aller visiter ses fermes, disait-il. Restée seule, Denise avait repris le cours de ses rêveries; elle cherchait avec plus d’opiniâtreté que jamais un expédient susceptible de concilier les convenances avec la gratitude qui brûlait de se manifester; mais elle n’était pas plus heureuse sur ce point qu’elle ne l’avait été pendant la nuit : la solution ne se présentait pas.
On annonça M. de Tancarville.
Denise se leva précipitamment, elle fit quelques pas au-devant de l’officier; elle comprit sans doute que cet empressement était déplacé, s’arrêta brus
quement et revint à sa chaise longue, d’où elle présenta au jeune homme une main que celui-ci porta à ses lèvres.
-— Je vois avec bonheur, mademoiselle, lui ditil, que votre .accident n’aura aucune espèce de suite; permettez-moi de vous féliciter de la vail
lance avec laquelle vous aurez traversé une aussi rude épreuve. Déjà debout! en vérité, c’est mer
veilleux; un mousquetaire ne témoignerait pas plus d’énergie, et je ne doute pas que vous ne soÿez bientôt en mesure de v: nger, sur un autre cerf, le désagréable dénoûment de votre dernière chasse.
—; Nous le croyez, monsieur, répondit Denise; eh bien! j’en doute, et je crois, au contraire,
que la leçon d’hier n’aura pas été perdue pour moi.
— Oh! Dieu merci! on ne rencontre pas tous les jours la falaise sur son chemin, mademoiselle.
— Pas davantage un cœur généreux qui s’expose à périr lui-même pour vous arracher à la mort. Ce ^ n’est pas que le danger dont vous me parlez m’épouvante, non ; mais je n’en suis pas moins guérie, je crois, de mon goût un peu trop prononcé^ pour les exercices violents, et la preuve, c’est que, tout à l’heure, mon père par
lait de vendre les beaux chiens que mon oncle a achetés, et que je n’y ai pas fait une seule objection.
— Mademoiselle, dit en souriant l’officier, puisque la crainte de voir se renouveler l’événement d’hier n’entre pour rien dans votre déter
mination, serait-il indiscret de vous demander les causes de cette conversion si soudaine?
— Pas le moins du monde, monsieur. D’abord, j’ai compris qu’il était au moins imprudent à une jeune fille d’adopter des distractions qui, plus tard, pouvaient se trouver condamnées par une volonté souveraine.
— Et laquelle, grand Dieu?
— Celle du mari qu’elle épouse, monsieur, répliqua Denise, avec autant d’aisance que de simplicité ; mais ce n’est pas tout. Vous autres hom
mes, vous possédez, entre autres privilèges, celui de risquer votre vie les uns pour les autres, sans auire conséquence pour l’obligé que celle de rendre la pafeille, si l’occasion s’en présente ;
mais avouez que ces sortes de dettes sont quelque peu embarrassantes pour une pauvre femme. Vous voilà mon créancier depuis hier, monsieur, et de
puis hier je ne cesse de. me demander comment je parviendrai jamais à m’acquitter envers vous, qui êtes trop sage et, dit-on, trop excellent cava
lier pour risquer jamais d’aller vous rompre le col sur nos dunes, comme a failli le faire une petite folle de ma connaissance, : ans compter que,
le cas échéant, toule ma bonne volonté ne vous serait pas d’un grand secours.
— Je crois, mademoiselle, répondit l’officier, que vous exagérez singulièrement la valeur du petit service que j’ai été assez heureux pour vous rendre; mais enfin, en la tenant pour réelle, je crois que vous pouvez bien aisément me mettre en retour avec vous.
_ — Et que faut il faire, mon.Heur, demanda Denise avec une nuance d’inquiétude?
— Daigner m’accorder votre amitié, mademoiselle.
— Mon amitié, i épéta la jeune fille. — Rien que voire amitié.
— Je suis bien touchée du prix que vous daignez y attacher, monsieur; elle vous est acquise, et si sincèrement, que je puis vous jurer que rien ne saura l’altérer.
En disant ces mots, Denise avait de nouveau tendu sa main au jeune homme et avait pressé la sienne dans une cordiale étreinte.
— Eli bien! reprit-elle, c est entendu; nous voici devenus Oreste et Pylade, vous me confierez vos peines ( t je vous aiderai à en porter le far
deau, je vous dirai mes petits ennuis et... Ah! mon Dieu, et mon bon oncle, dont je ne vous ai
pas encore parlé; voyons vite, monsieur, donnezmoi de ses nouvelles, tandis que je vais vous prouver, moi, qu’il est bien vrai que j’ai renoncé à Satan, a ses pompes et à ses œuvres. Tenez,
ajouta-t-elle, en lui montrant une aiguille et une tapisserie, voilà désormais mon couteau de chasse, vous allez voir comment je m’en escrime.
— Mademoiselle, répondit M. de Tancarville, de plus en plus impressionné par le naïf enjoue
ment de Denise, je dois vous avouer que j’ai laissé monsieur voti e oncle dans une disposition d’esprit assez fâcheuse.
J;e je sais, répondit étourdiment la jeune fille, j’ai entendu une paitie de son entretien de ce matin avec mon père.
Elle s’arrêta rougissante.
— Pauvre oncle, reprit-elle après un silence d’un instant, il faut bien reconnaître que nous nous sommes comportés comme de grands en
fants, lui et moi; nous devions bien nous attendre au mécontentement de M. de Chastel-Chignon.
Hélas ! je lui pardonne de grand cœur les petits tracas qui en résultent pour moi. Cette humeur juvénile, cet entrain, cette insouciance qui sur
vivent dans sa vieillesse, sont de trop heureux piiviléges pour que je me plaigne des inconvé
nients que, par ricochet, ils peuvent avoir pour ma petite personne ; le bon oncle, moins on le tiouye raisonnable et plus je l’aime! Savez-vous, monsieur, ajouta-t-elle, en revenant à un autre
01 dre d’idées, savez vous que pour pratiquer lamifié que nous venons de consacrer vous et moi, je trouverais difficilement un meilleur
modèle que celui que me fournit ce pauvre oncle?
— Je sais tout ce que la noblesse de son caraclère, la générosité de ses sentiments peuvent lui inspirer, mademoiselle, et, je suis bien fier du dévouement dont il a daigné me fournir plus d’un témoignage.
—Non, vous ne vo us doutez pas de ce dont l’amitié qu’il vous porte est capable, reprit Denise, dont un sourire mutin illumina la physionomie. En abdiquant mon r ôle de chasseresse, je ne veux pas renoncer à la franchise de la profession; il me semble d’ailleurs qu’elle sera tout à fait à sa placé dans les affectueuses relations qui vont exister entre nous. Voulez-vous connaître les causes de sa grande colère de ce matin, colère qui a été,
Dieu me pardonne, jusqu’à menacer son neveu de l’appeler en champ clos. Eh bien! c’était uni
quement parce que mon père avait osé disposer de ma main en faveur d’un prétendant qui n’était, pas le sien.
— Mademoiselle, répliqua M. de Tancarville, dont la gravité contrastait avec la gaieté que Denise avait mise dans ces derniers mots, cette fran
chise, cette confiance dont vous m’avez donné l’exemple, je vous prouverai que j’en étais digne en les imitant. Je dois vous avouer que je n’ai pas ignoré les démarches qu’une amitié irréfléchie inspirait à mon vieux camarade; mais je tiens à ce que vous n’ignoriez pas, mademoiselle, que ces démarches n’ont jamais eu mon agrément, qu’au contraire, je ne cessais de répéter à monsieur votre oncle que je n’aspirerais jamais à l’alliance qu’il coulait bien rêver pour moi.
— Ainsi, vous ausfi, monsieur, vous diriez non.
— Par un sentiment bien naturel de mon indignité, oui, mademoiselle.
Denise ne souriait plus ; elle avait baissé les yeux sur sa tapisserie et son aiguille se promenait à tort et à travers dans le canevas.
Ce mouvement de la physionomie de la jeune fille n’-avait point échappé à M. de Tancarville.
— Pardonnez-moi ma franchise, mademoiselle, lui dit-il ; en me donnant ce titre d’ami dont elle est un des privilèges, c’cst vous-même qui l’avez provoquée.
— Je ne songe pas, monsieur, à vous en faire un crime, répondit Denise avec un léger tremble
ment dans la voix; j’ai d’ailleurs une assez mince opinion de mes mérites pour ne pas m’étonner qu’on les dédaigne.
— Les dédaigner, reprit le jeune homme avec vivacité ; ah ! mademoiselle, puisque vous avez prononcé ce mot, j’irai jusqu’au bout, j’ai com
mencé ma confession, eile sera complète. Oui, je vous l’avoue, lorsque je suis arrivé ici, ma fierté s’est un peu révoltée contre le rôle que la trop aveugle amitié de votre oncle entendait me faire jouer auprès de vous. Vous êtes riche, je suis pauvre, je n’ai d’autre bien que mon nom; ce nom, je le porte avec trop d’orgueil pour l’expo
ser volontiers à l humiliation d’un refus. D’un autre côté, j’ai sur le mariage des idées bizarres qui ne sont guère de notre époque. Parfaitement convaincu que ma fortune me prédestinait à vivre et à mourir dans l’isolement, j’y ai peu songé pour moi-même, mais loisqu’il m’est ar
rivé d’y penser, je me le suis toujours représenté non pas comme une formule sociale, mais comme
un bien qui participe autant du ciel que de la terre, parce qu’il est le seul qui réalise celte union des âmes qui touche de si près au privi
lège du monde supérieur à celui dans lequel nous vivons. Peut-être me suis-je trompé, mademoiselle, mais je me suis toujours figuré que l’éga
lité des conditions était un grand obstacle à cet idéal tel que je le rêvais; j’ai pensé qu’il ne fallait pas qu’à une heure qui sonne toujours,
heure de lassitude ou d’épreuve, l’un des deux pût supposer que cette affection sur laquelle re
pose son bonheur n’est pas chez l’autre pure de tout alliage, c’est-à-dire que des considérations matéiielles ont dû la déterminer. Il me semblait qu’une telle pensée suffisait à élever entie ces