deux êlres une barrière de glace qui les séparait à jamais et les condamnait tous les deux. Vous comprendrez aisément qu’avec des idées aussi positives, je me sois roidi contre la généreuse insistance de mon vieux camarade, que j’aie fermé les yeux pour ne pas voir, les oreilles pour ne pas entendre, à mesuré que le charme de votre personne, vos aimables qualités, l’élévation de votre cœur, se révélaient plus impérieusement à moi. Vous connaître, c’était vous aimer, et j’étais fatalement condamné à vous aimer sans espoir ; vous ne devez donc pas vous étonner, mademoi
selle, si j’ai lutté, combattu avec toute l’énergie de ma raison pour me soustraire à un malheur dont votre modestie ne vous peimet pas de soupçonner l’étendue.
Mi de Tancarville s’était rapproché de la jeune fille, et, à mesure qu’il parlait, sa parole deve
nait plus vibrante; l’expression ardente de son regard ajoutait à la mâle beauté de sa physiono
mie; Denise le regardait avec étonnement : elle était émue.
—- Vous avez si bien réussi, monsieur, répondit-elle avec un sourire qui n’allait pas plus loin que scs lèvres, que je ne saurais trop vous féliciter de votre triomphe ; cependant, il faut que j’ajoute qu’il ne me semble pas aussi difficile que vous le prétendez.
— Ne raillez pas, mademoiselle ; ce que vous appelez mon triomphe me coûte assez cher pour que vous soyez généreuse.
— Que voulez-vous dire ?
— lé h ! ne voyez-vous pas à mon trouble que je ne sais plus moi-même si je dis vrai ou si je me vante ; que je doute si l’honneur, le devoir,
la volonté de ne pas apporter le malheur dans votre vie, l’emportent réellement sur les sen
timents que vous avez fait naître dans mon cœur.
— Monsieur, ne me parlez pas ain-i, je vous en conjure, s’écria Denise avec un regard suppliant.
— Vous avez raison, répondit l’officier en faisant un effort pour retrouver son calme, mais aussi, pourquoi en doutant de la réalité du sacri
fice que je me suis imposé, m’enlever le courage dont j’ai tant besoin ; aidez-moi plutôt à suivre,
ferme et résigné, la voie dans laquelle je dois marcher. La volonté que monsieur votre père vous a rignifiée ce matin ajoute aux obligations que mon respect pour vous m’avait imposées ; sans dou!e que vous lui obéirez sans répugnance...
— Sans répugnance? Oh! non! murmura la jeune fille par un cri du cœur qu’elle semblait ne pas avoir su maîtriser.
M. de Tancarville parut ne pas l’avoir entendu ; il reprit avec vivacité :
— Vous lui obéirez, parce que votre devoir de fille l’exige; moi je continuerai de porter virile
ment le fardeau de ma destinée, un peu consolé de ses amertumes si je puis apprendre que vous êtes heureuse, mademoiselle.
Pendant quelques instants Denise resta muette, mais entre les franges de ses longs cils bruns,
qu’elle avait baissés, on voyait briller quelque chose comme une larme.
— Monsieur de Tancarville, reprit-elle après un silence et en levant ses yeux humides sur le jeune homme, ce titre d’ami que vous deviez a ma reconnaissance, je suis fière de vous le don
ner, car je fais plus que de vous estimer, je vous admire !
— Mademoiselle, reprit en souriant Tolficier, ce titre, depuis un instant, je n’en apprécie plus comme il conviendrait toute la valeur, mais je iinirri par m’y habituer; à mon tour je vous deman te de penser de temps en temps au pauvre centilhomflne, lorsqu’il sera loin; l’idée que ton : ouvenir n’est pas tout à fait moit dans votre
cœur l’aidera à porter vaillamment sa solitude et ses traverses.
— De grâce, ne parlez pas ainsi, dit Denise avec une impatience mutine qui la rendait encoie plus charmante; d’abord, figurez-vous bien que vous ne nous quitterez pas comme vous le dites,
monsieur; je parlerai à mon oncle; pour celui-là, mes petites volontés sont des lois, et il faudra que vous lui passiez sur le corps pour arriver au coche. Tenez, dépêchons-nous de quitter ce ter
rain malsain où j’ai eu l’étourderie de vous forcer à me suivre; parlons de nos affaires, s’il vous plaît; vous allez retourner au donjon ; je vous charge d’apaiser mon oncle et de le décider à re
noncer à vouloir me marier de par la toutepuissance de sa terrible rapière. Gardez-vous bien de lui parler de M. Odin de Lessart, ce serait jeter un brandon enflammé dans une poudrière; calmez-le pour gagner du temps; dans quelques jours j’essayerai de décider M. de Chanel-Chi
gnon à signer un traité de paix avec notre cher chevalier.
— Ne vaudrait-il pas mieux que je m’éloignasse, mademoiselle? répondit l’officier; lorsque je serai loin de lui, M. de Bourguebus com
prendra bien plus aisément ce que vos intérêts commandent, ce qu’exige votre respect pour la volonté paternelle.
— Non, reprit Denise avec une décision dont s’étonna M. de Tancarville, s’il le faut, je saurai ne pas faiblir à mes devoirs, mais ce ne sera pas les enfreindre que d’essayer de faire avorter un projet dont, vous me forcez à vous l’avouer, mon
sieur, je ne suis pas beaucoup plus enthousiaste que M. de Bourguebus lui-même. Allez donc, et revenez bien vite me faire part des succès de votre diplomatie.
G. DE CHERVILLE. ( La suite prochainement. )
LES THÉATRES
Théâtre-Français : L’Ilote, pièce en un acte en vers, par MM. Ch.Monselet etPaui Arène. — Vau
deville : Le Procès Vauradieux, comédie en trois actes, par MM. Delacour et Hennequin. — Opéra :
Mademoiselle de Reszké.
M. Charles Monselet est un homme de beaucoup d’esprit et de plus je suis son confrère dans la presse. Il ne s’agit rien moins que de dire à cette place ce que je pense de l’acte qu’il a donné au Théâtre- Français, sous ce titre, l Ilole. Or, je prise médiocre
ment celle petite comédie dans laquelle je cherche en vain le talent et la verve habituelle de M. Mon
selet. Voilà un grand embarras. Le plus fort est fait cependant et je crois que ce premier mouvement de franchise me met fort à mon aise. Disons tout main
tenant : la pièce n’est pas bonne. D’abord elle manque d’invention. Elle repose sur une fable assez commune, sur une ingéniosité un peu usée que ne peut déguiser le vers souvent éclatant du poète et qui la maintient, en dépit de la poésie, dans les sphères effacées du petit vaudeville.
Le bonhomme Chrimès, un Spartiate, mais un Spartiate de la banlieue de Sparte, a un neveu fort porté de sa nature vers les fillettes et le vin. Il faut corriger ce garçon-là. Le moyen est bien simple,
c’est le spectable du vice qui nous fait rougir d’avoir abandonné la vertu. Voilà une des maximes aimées de Lacédémone. Je rien sais rien et même j’en doute fort, je trouve qu’en fin de compte ce procédé n’a pas servi à grand’chose. Toujours est-il que Chrimès, qui est au début du système, a confiance
dans cette théorie. Le hasard qui le sert lui amène justement un Ilote, le front chauve couronné de fleurs, entouré de la canaille de Spartiate et chantant Bacchus entre deux amphores. Ce gaillard sort du ca
veau de l’endroit ; c’est le meilleur sujet qu’un oncle puisse rêver pour une telle expérience à l’usage d’un neveu ; un tel ivrogne est fait pour dégoûter la jeu
nesse de l’amour et du vin. A d’autres ! La comédie des tuteurs dupés fait des siennes. Gnathon n’est pas d’Hélos, il vient dLLthènes en droite ligne. C’est un valet d’Alcibiade, exilé à Sparte, en compagnie de son maître. Le voilà chantant Bacchus et Venus avec une telle chaleur et un tel lyrisme, le voilà déifiant les grâces indécentes avec un tel entrain, une telle
verve, qu’il fait de la propagande pour son culte et que ses premiers adeptes sont précisément Léandre et Fleur-de-Sauge. Les lèvres des jeunes gens ont touché aux coupes enivrantes, et le buste do Lycur
gue fait la grimace en voyant ces baisers et ces danses. L’exemple est contagieux^ et Chrimès luimême, revenu des erreurs de sa théorie, se renferme
dans sa maison où il va pratiquer un système contraire à celui du législateur. Athènes est victorieuse de Sparte. Est-ce bien Athènes qui vit dans ce Gnathon? Je dois dire pour ma part que je ne l’ai pas reconnue, pas plusqueje n’ai retrouvé les odes d’Anacréon dans la poésie de M. Monselet. Il y a de fort jolis vers, très-heureux, très-francs, pleins de jeu
nesse et de fraîcheur, des vers tout vivants de cette humeur gauloise qui est le bon génie de M. Mon
selet, mais au courant de la pièce, j’en ai entendu bon nombre qui sentent le laisser-alier de l’improvi
sation et qui tombent dans le débit de la presse vul
gaire. C’est le petit bleu, bu dans des coupes de Murano. Got, dans ce rôle de Gnathon, c’est le comé
dien avec la verve puissante et communicatrice que
vous lui connaissez. Mademoiselle Reichemberg prête sa grâce et le charme de ses vingt ans au personnage un peu effacé de Fleur-d,-Sauge et Barré joue ronde
ment son rôle du vieux Chrimès. Voici la Comédie- Française qui chante et qui danse et qui tâte, elle aussi, un peu à l’opérette, mais à l’opérette grecque, ce qui est son excuse.
Il ne faut désespérer de lien : c’est l’axiome de la vie : ce devrait être avant tout celui des directeurs de théâtre ; un succès est si longtemps attendu et si vile arrivé. Fatiguée d’une série d’insuccès, l administra
tion du Vaudeville se retire pendant les mois les plus difficiles de l’été, quitte à reprendre son poste i’au
tomne venu. Les comédiens du théâtre continuent pour leur propre compte et se mettent en société à leurs risques et périls. Ils vont au plus pressé ; ils prennent ce qu’ils ont sous la main, ils répètent en quinze jours une pièce en trois actes, au petit bon
heur; après celle-là une autre et voilà que ce Procès Vauradieux, monté à l’improviste, pour attendre, part dans la salle dans un immense éclat de rire et fait fortune du premier coup. Mou Dieu que cela est donc franc et de bonne humeur ! Avec quelle verve endia
blée ce bon Vaudeville se lance à travers ses trois actes de la première à la dernière scène. Il semble qu’il se doit dit : «Je n’ai qu’un jour à vivre! c’est bien, je vais m’en donner à cœur-joie : je me passerai cette fantaisie de paraître ne serait-ce qu’une soirée, pour mes auteurs, pour mes acteurs et pour moimême. Je n’ai pas à compter sur le succès et à me ménager ; donc en avant ! Et il est parti à fond de train dans un imbroglio inénarrable, dans une folie sans paix ni trêve. Cela marche, tourne, vire et mène grand bruit, comme la Cagnotte ou le Chapeau de paille d’Italie. Cela est rempli de fantaisie, brillant des mots les plus inattendus, les plus fins, les plus étranges, rempli de succès comiques et de situations les plus heureuses, et le dénouaient rempli d’habileté est un des plus ingénieux qui se puisse trouver. Je sais bien qu’il y a dans tout cela un souvenir du Mari à la campagne. La belle affaire! un petit coin d analogie et voilà tout. Et puis, allez donc chercher que
relle à qui vous a amusé pendant trois heures! Je mets en fait que si ce Procès Vauradieux avait été donné au commencement de la bonne saison théâtrale, il
tenait l’affiche pendant tout l’hiver, avec ses aventures de l’avocat Faurinard chez Mllc Castorine et de son confrère chez M e Irma à l’étage supérieur, avec son drame burlesque et avec des personnages tels que M. Gatinel et M. de Bagnolles et MmcLaguisia, ce type des belles-mères exécrables, sans compter les cuisinières insolentes et vindicatives, et les jocrisses fe
melles qui ont bien leur agrément, mais je ne les cite que pour mémoire. Inulile de vous raconter la pièce, il me serait impossible de me retrouver dans ce laby
rinthe de quiproquo, le fil casserait à chaque instant. Je ne tente pas une analyse, je vous donne simplement une impression. Ce Procès Vauradieux a donc été chaleureusement applaudi : il est fort bien joué par Saint-Germain, excellent dans le rôle de Faurinard, par Dieudonné, par Parade, par Mme Alexis, Mlle Massin et par une débutante, MUo Lamare, qui a fait rire aux larmes dans un rôle de Champenoise.
Mlle de Reszké faisait hier ses débuts à l’Opéra dans le rôle d’Ophèlie. Mlle de Reszkc est une grande et belle personne dont le type convient à merveille à ce personnage. Elle est blonde, de ce blond argenté des enfants du Nord. On me dit qu’elle est Polonaise. Elle a chanté pendant quelque temps à Turin et en Italie. Sa voix est fraîche et jolie; un peu faible dans l’octave inférieure, elle a de la sonorité et de l’éclat dans les
notes élevées. Comme elle a du charme, cette voix s’écoute avec plaisir. Mlle de Reszké n’a pas encore
l’autorité d’une virtuose : cette grande salle d’Opéra où elle apparaissait pour la première fois l’inquiétait visiblement, et la débutante ne se donnait pas au public avec tous ses moyens. Pourtant elle a été fort bien accueillie, particulièrement dans le quatrième acte qui a assuré le succès de cette jeune cantatrice.
M. Savigny.