Le Times, vous le savez bien, n’imprime rien de vrai. Allez à la Bourse, on vous apprendra en quoi consiste son petit commerce. — Eh ! quoi !
vous croyez ?... — Je crois que le gaillard, se faisant l’organe de gros banquiers fatigués de la hausse, a voulu s amuser à faire des sornettes sinistres afin de ramener la baisse qui s’envolait à tire-d’ailes. Allez, c’est là le secret de Polichinelle.
Voilà ce qu’on entend un peu partout. Non, en deçà comme au delà du Rhin, on n’a jamais été autant à la paix. Or, c’est justement l’heure qu’on choisit pour publier qu’il va y avoir un massacre général et que, sous une semaine, on mettra le feu aux quatre coins de l’Europe. Au fond, c’est un seul monsieur emmanché d’une
plume en fer qui compose ce roman à la manière noire. Mettez qu’ils sont deux ou trois, ce sera tout au plus. En réalité, ils s’inquiètent peu de ce qu’ils formulent ; ils s’escriment pour d’autres,
pour les loups-cerviers de la finance, et ceux-là ont en vue de faire une rafle des valeurs en baisse


qui ne tarderont point à hausser de nouveau. Et le tour sera fait.


La petite Bourse, celle qui s’agite, le soir, en plein vent, sur le boulevard des Italiens,
près du passage de l’Opéra, ne s’yestpas trompée un seul instant. —La guerre! Laissez donc ! Ah! les baissiers eux-mêmes n’accueillaient cette ru
meur qu’avec un petit rire moqueur. Il n’en est pourtant pas moins vrai qu’il y a eu une panique d’une demi-soirée sur le marché. On a vu la baisse se présenter tout à coup avec l’allure affolée d’une dégringolade. C’était là ce qu’on voulait. Tant de tués que de blessés, il n y aura personne de mort, mais pas mal de petits capitalistes effrayés seront sur la paille.
Eh bien, c’est à cela que se réduiront les fanfares du Time s et Ce.
Samedi dernier, il y a eu représentation extraordinaire à l’Opéra.
La soirée, organisée par Paris-Journal au bénéfice de la souscription pour les familles des victimes du Zénith a été des plus brillantes. Faure, Gailhard, Villaret, Belval, Mm s Krauss,
Miolan-Carvalho, Daram, ont été fort applaudis dans diverses scènes lyriques. Dans le Ciel, dit par M. Mounet-Sully, de la Comédie-Française, a produit un très-grand effet. D’autres vers de Victor Hugo ont transporté la salle entière ;
Mmes Sarah Bernhardt et Broizat ont été rappelées deux fois. La recette s’est élevée à près de 25 000 francs. Cette somme, ajoutée à celles qui ont été reçues par les journaux et à la Société des aéronautes français, contribuera à former, dit-on, un total de 150 000 francs.
En dépit des contes noirs forgés par le Times, il faut répéter ce que nous disions il y a huit jours. Pendant tout ce printemps, Paris ac
cuse une animation extraordinaire. Les soirées ont recommencé, les grands dîners de même. On a renouvelé l’affiche de quatre ou cinq de nos théâtres. Si l’on n’allait pas au bois pour y par
courir la merveilleuse allée des Acacias, on irait pour la reprise des courses. M. Edouard André a enfin ouvert à ses intimes le superbe hôtel du boulevard Haussmann. Le nombre de nos visi
teurs s’accroît de minute en minute. On accourt de tous les coins du monde afin de voir l’Exposition des Champs-Elysées. Bon, mauvais ou mé
diocre, cela dépend des goûts, peu importe, le Salon obtient un très-grand succès de curiosité.
Pour le gros du public, la nouveauté du moment est là, rien que là. Les oisifs ne demandent rien de plus. On veut voir ce que tout le monde va voir.
Que pensent-ils à la vue de ces toiles et de ces blocs de marbre, de plâtre ou de bronze? Tout ce que peut penser une cohue ! Mais pourquoi s’emporter dans de grandes phrases sur leur effare
ment? Depuis Horace jusqu’à nos jours, les esprits délicats ont fait profession de s’écarter de la foule et de mépriser ses jugements. Il est certain qu’en matière d’art surtout, le vulgaire
ne s’entend jamais qu’à prendre des vessies pour des lanternes. Qu’y faire? Les choses sont ainsi ;
il n’y a pas lieu d’espérer qu’elles changent de sitôt. Pour qui fait une tournée d’observateur au palais de l’Industrie, le spectacle des masses se jetant les unes sur les autres ne laisse pas d’être des plus étranges. Quand trois connaisseurs s’ar
rêtent devant un tableau, cent gobe-mouches ne tardent pas à les entourer, cherchant à regarder ce qu’ils regardent. Que voient-ils dans l’ouvrage observé ? Un cadre doré, des couleurs variées, et c’est tout. — D autres courent, en groupes pres
sés, là où se lisent des signatures de peintres connues. Dès lors, se fiant à la valeur officielle et convenue, ils peuvent admirer tout haut et à leur aise. « — Cabanel! un bon! — Ribot! il est s en vogue, Ribot ! — Bouguereau ! pas con» testé. »
Et ainsi de suite — pendant deux heures.
L’autre jour, nous entendions une jeune femme, mise du reste avec infiniment de re
cherche, presque avec élégance, le lorgnon à l’œil, dire négligemment, d’une petite voix flûtée :
— Trop de paysages! Passons. Les paysages, c’est toujours la même chose, c’est toujours des arbres et du gazon !
Et voilà tout un genre qui se ramifie en variétés sans nombre jugé d’un mot !
Parmi les types qu’on coudoie chaque jour au Salon, il y a le monsieur qui va poser près des portraits de femmes. Il s’arrête, fait trois pas, recule, s’avance, se livre à mille momeries.
— On dit du bien du portrait de M,,ie Pasca par Bonnat, s’écrie-t-il ; Donnât qui a fait, l’an der
nier, ce Christ qui criait. Eh bien, voyons un peu ça. Assez bien éclairé. Pas mal ! pas mal ! Mais puisqu’il devait peindre une actrice, que ne l’a-t- il choisie plus jeune et plus blonde, M e Pierson, du Gymnase, par exemple?
Le monsieur en question ne voit pas que ses paroles sont de la plus haute impertinence. Ça et là, on hausse les épaules de pitié en l’entendant.
Croyez qu’il ne tient pas compte du correctif et qu’il s’en va renouveler la scène, à cent pas plus loin, auprès de quelque autre portrait.
Où il faut encore s’apprêter à rire ou à s’indigner, c’est quand on entend faire à voix haute l’analyse d’une page d’histoire ou d’un thème de religion. Cette année, on voit, par exemple, une Mort de Senèque, œuvre d’un jeune artiste qui continue à donner des espérances. Qu’est-ce que c’est que Sénèque? Pourquoi,
comment et avec quoi s’est-il tué? Ah! si vous les eussiez entendus, comme nous, dans une récente promenade ! — Vieille et vénérable his
toire des temps passés, qu’on nous enseignait,
avec tant de pensums, lorsque nous usions nos culottes sur les bancs du collège, que de calembredaines on commet en ton nom !
Il y aurait un livre tout entier à faire rien qu avec les charges d’atelier qu’a susci
tées, sous ce rapport, l’incroyable facilité du public.
Je me bornerai à rapporter ici un trait d une date encore récente.
Qn se rappelle que, dans les derniers temps de sa vie, Alfred de Musset se tenait presque à demeure au café de la Régence, au milieu des joueurs d’échecs. D’ordinaire il s’y montrait triste, distrait et muet. Un jour, les habitués de l’endroit le virent entrer avec le rire aux lèvres. Le capitaine d’Arpentigny, son grand ami, de
manda alors au poète des Caprices de Marianne quelle chose pouvait exciter à ce point son hilarité.
— Ce qui me fait rire? répondit Alfred de Musset, c’est la manière avec laquelle on voit la foule interpréter une œuvre d’art.
Là-dessus, tout en se servant d’une mimique des plus animées, il raconta que, quelques in
stants auparavant, en traversant le jardin des Tuileries pour se rendre au café, il avait pu re
cueillir ce dialogue entre une Parisienne et une petite fille d’une dizaine d’années.
La petite fille. — Maman! maman! viens donc voir !
La maman. — Eh bien, quoi ?
La petite fille. — Un homme qui a une tête de bœuf.
La maman. — Ce n’est pas un homme, c’est un personnage de la Fable.
La petite fille. — Qu’est-ce que c’est que ça?
La maman. — Ce serait trop long à te dire; d’ailleurs, ça ne regarde pas les petites filles.
La petite fille. — Et ce monsieur tout nu, qui est là, près de lui et qui le prend par le cou?
La maman. — Ce n’est pas un monsieur comme un autre, c’est un roi, un demi-dieu.
La petite fille. — Bon! qu est-ce qu’il tient donc là, à la main? une bûche?
La maman. — Eh ! non, c’est une massue, afin de l’assommer.
La petite fille. — Comment ! il veut assommer ce bœuf! Ce demi-dieu là, c’est donc un boucher?
— Or, ajouta le poète de Rolla, quand on s’arrête devant ce groupe, en interrogeant le Guide de l étranger à Paris, on trouve simple
ment ces mots, en guise d’explication : — Thésée, vainqueur du Minotaure.
Re Salon des refusés (place du Châteaud’Eau, Magasins réunis) a ouvert samedi der
nier ses portes au public. — Quand on en sort,
l’on entend dire et l’on est tenté de dire soimême :
— Mon Dieu, ça ne vaut pas mieux, mais ça n’est pas plus mauvais que ce qu’on voit aux Champs-Elysées.
Çà et là pourtant certains critiques se montrent féroces en vue de cette exhibition, plus que nulle,
disent-ils. Quelques-uns vont jusqu’à prétendre qu’elle est navrante.
A l’un de ceux-là nous demandions ce qu’un premier coup d’œil lui avait fait concevoir.
— Une admiration profonde pour le jury, répondit-il.
On a fait fête de tous côtés aux Mémoires d’Odilon Barrot, qui viennent de paraître chez Charpentier. C’est, en effet, une lecture inté
ressante, toute pleine de faits, toute bourrée d’anecdotes. En regard des grands traits qui con
finent à l’histoire de notre temps, on y rencontre de fort jolies scènes de la vie moderne, comme,
par exemple, l’histoire de la première cause plaidée par l’illustre avocat.
Il est toujours fort curieux d’étudier les premiers pas d’un homme destiné à devenir fameux.
Odilon Barrot a donc raconté comment il avait été amené à parler une première fois en cour d’assises.
Rappelons, à cette occasion, comment Berryer a débuté.
Chose étrange, c’était à l’âge de trois ans.
Son père, M. Berryer, avocat de la vieille roche, fuyait Paris à la suite des journées de Sep
tembre. Il arriva à Blois en compagnie de sa femme et de son fils, alors âgé de trente-deux mois. Ayant à plaider dans la localité pour une affaire d’usine, il avait fait placer sa famille dans la salle d’audience.
Le contradicteur avait pris la parole, mais il n’en finissait pas.
Tout à coup une voix d’enfant se fit entendre :
— Maman, en voilà assez ; je m’ennuie ; allonsnous-en !
Le bambin qui criait ainsi n’était autre que le futur orateur auquel Marseille vient d’ériger une statue.
Ce qu’il y a de plus bizarre, c’est que lé président, M. Pajon, devenu depuis conseiller à la cour de cassation, saisit l’à-propos et dit :


— La cause est entendue.


Philibert Audebrand.