LE SALON DE 1875
II
Les épisodes militaires, que nous avions vu apparaître en si grand nombre aux derniers Salons, tiennent moins de place à celui de cette année ;
nous ne saurions le regretter, le souvenir de nos malheurs est encore trop récent, et notre cœur se serre chaque fois que nous nous arrêtons devant un tableau qui nous rappelle tant de courage et de dévouements inutiles.
Gomme de coutume, les toiles de M. de Neuville ont le don d’attirer la foule ; l’une repré
sente Une surprise aux environs de Metz; contre l’ordinaire, ce sont les Prussiens qui sont surpris dans une maison où fait irruption une compagnie de chasseurs à pied ; l’officier qui les com
mande décharge son revolver à bout portant sur la sentinelle ennemie; vainement quelques coups de feu partent des fenêtres ; l’élan est donné ; les nôtres sont maîtres de la place.
Le second tableau est bien plus grand et plus important; les Allemands sont fortifiés dans les bâtiments d’une ferme et se défendent derrière les murailles qu’ils ont crénelées ; nos soldats, qui n’ont pu enfoncer les portes solidement barricadées, courent chercher partout, dans les gre
niers et sous les hangars, des fagots et de la paille qu’ils entassent et auxquels ils mettent le feu. Toute la scène est d’une rare intensité de vérité ; sans doute, il est facile de reprocher à M. de Neuville de peindre trop facilement ; mais,
outre que l’artiste est en grand progrès au point de vue de l’exécution, il est impossible de ne pas rendre hommage aux qualités tout exceptionnelles qui justifient son succès ; la composi
tion est bonne, les parties s’en relient bien entre elles, et chacun des détails concourt à l’impres
sion générale. Dans l’attitude de ce soldat qui se colle contre le mur pour éviter un éclat d’obus, dans la pose de cet autre qui traîne une botte de paille au milieu de la cour, dans les gestes de tous, soldats et officiers, on sent la peinture sin
cère du combat observé et pris sur le fait; il faut que l’auteur ait été lui-même mêlé à des drames de ce genre pour en avoir conservé un souvenir si précis et l’avoir rendu d’une façon si frappante ;
t ml est mouvement, tout est action dans ce coin de village où il semble qu’on entend le crépite
ment de la flamme qui s’allume et le fracas des obus qui éclatent ; un tel mérite est trop rare pour que nous n’y insistions pas et qu’il ne nous fasse pas passer volontiers sur certaines imperfections de métier.
Il suffit, d’ailleurs, de prendre un terme de comparaison : M. Berne-Bellecour a obtenu, en !s72, une médaille de première classe ; c’est dire qu’il possède à fond tous les secrets de son
art ; voyez cependant ses Tirailleurs de la Seine au combat de la Malmaison, et demandez-vous, en face de cette petite toile, bien peinte, nous dit-on, bien propre et bien lustrée, où est la vie, où est l’animation de la bataille ; l’auteur y assis
tait pourtant, et il y a dû faire son devoir; mais rentré dans son atelier, il a fait poser des mo
dèles, il a copié des mannequins, il n’a pas su communiquer à son œuvre ce souffle qui émeut, ce quelque chose qui pénètre et saisit le specta
teur, ce quelque chose, en somme, sans lequel il n’y a pas d’art digne de ce nom.
Nous ne voudrions nullement rabaisser le talent incontestable de M. Berne-Bellecour ; mais qu’on jette seulement un regard sur les Echappés de Sedan, de M. Lançon, groupe de soldats de toutes armes dont l’œil interroge les ténèbres, à travers le champ de bataille jonché de cadavres d’hommes et de chevaux ; on y trouvera, au milieu de hardiesses d’un goût douteux et d’exagé
rations blâmables, un sentiment de poignante réalité. De même, pour Y Attaque de fusiliers marins, de M. Couturier, traités avec plus de simplicité ; la peinture en est un peu sommaire ; mais les personnages remuent, courent, se tien
nent les uns les autres ; on ne se demande pas s’ils ont été imaginés séparément et dans quel ordre ils ont pu être dessinés ; ce ne sont pas des individus en plus ou moins grand nombre, c’est une attaque, c’est un tableau.
M. Beaucé, lui, ne se borne pas à la représentation des épisodes ; son Combat de Pa-li-kiao est toute une bataille; au centre, le général en chef, donnant ses ordres, entouré de son étatmajor ; à droite et à gauche, l’armée française occupant les positions qui commandent le pont pour la défense duquel l’ennemi tente un dernier effort. Ce qu il faut avant tout, dans une œuvre de cette importance, c’est de la clarté ; le tableau de M. Beaucé ne nous laisse rien à désirer, à cet égard : tout y est simple et s’y explique aisément; la couleur est sobre, le dessin soigné, remarquable surtout en ce qui concerne les che
vaux ; en un mot, la bataille de Pa-li-kiao est non pas la meilleure, mais la seule qu’il y ait au Salon.
Ce n’est plus la guerre que nous représente M. Bayard, c’est son lendemain dans ce qu’il a de plus horrible, de plus hideux ; la journée de Waterloo a vu se consommer la défaite de la France ; des blessés des deux armées sont réunis
dans une ferme voisine du champ de bataille ; mais leurs souffrances n’ont pu apaiser leur furie de
la veille, et ils trouvent encore la force de lutter entre eux sur leur lit de douleur. M. Bayard est en grand progrès sur son exposition de l’an passé, et la foule s’arrête devant son ta
bleau ; il est vrai que c’est pour s’en détourner bien vite ; il y a quelque chose de repoussant dans le spectacle de ces malheureux en qui survit encore la rage du combat.
Nous aurons passé en revue les principaux tableaux militaires, si nous donnons un regard aux petits soldats que M. Protais continue à grouper sous de grands arbres, avec son habileté bien connue, et au Régiment qui passe, de M. Détaillé. Le jeune artiste a abandonné les champs de bataille pour nous ramener à Paris ;
nous sommes en plein boulevard, au coin de la Porte-Saint-Denis; la chaussée est remplie par un régiment qui s’avance, musique en tête ; il est escorté et précédé de toute cette foule parisienne, gamins, ouvriers, employés de toute sorte qui j oublient leurs affaires pour écouter et suivre la fanfare guerrière ; dans un coin, parmi les pas
sants arrêtés, nous reconnaissons l’auteur lui
même, et son maître, M. Messonnier. Le talent fin et distingué de M. Détaillé se retrouve dans les fonds de la toile, où la neige et le brouillard sont rendus avec beaucoup de légèreté ; mais les
figures des soldats sont vraiment traitées avec bien peu de soin; physionomies et attitudes, tout y est d’une égale monotonie ; aucun accent per
sonnel, rien qui attire le regard, rien qui égaye
le tableau ; de même pour tout cet encombrement de passants, devenu pour un moment l’avantgarde de la musique militaire ; il y avait là ma
tière à des traits piquants, à des observations de
détail que le pinceau si précis de M. Détaillé a laissées échapper. Aussi le tableau est-il des plus insignifiants dans son ensemble, et passerait-il presque inaperçu sans la renommée de son auteur.
La Mort du commandant de Troussures, à Patay, est une transition toute naturelle entre la peinture militaire et la peinture religieuse; tan
dis que la partie supérieure du tableau nous montre Jeanne d’Arc, qui repoussa jadis les Anglais sur le même terrain, apportant son étendard à la Vierge et à l’enfant Jésus, nous assis
tons, au-dessous, aux derniers moments du brave commandant de Troussures ; soutenu par deux soldats, il reçoit l’absolution avec le calme du héros frappé en faisant son devoir; au loin, on entrevoit les lueurs et la fumée du combat qui continue. La scène est simple et émue ; etle laisse au spectateur une profonde impression.
Quant à la peinture religieuse proprement dite, nous ne voyons pas qu’elle ait inspiré, cette an
née, aucune œuvre de premier ordre ; la Résurrection, de M. Lazerges, mérite sans doute des
éloges ; mais pourquoi le corps du Christ a-t-il cette coloration blanchâtre ? pourquoi aussi s’é­
carter du type convenu pour la représentation du Dieu fait homme? Sans entrer dans aucune discussion iconographique, nous nous bornerons à rappeler que la tradition, en matière religieuse surtout, veut être respectée, et que l’artiste a tout à perdre en l’abandonnant.
Le Christ à h colonne, de M. Humbert, est un exemple frappant de cette vérité; à force de vou
loir le faire humain, en insistant outre mesure et avec un talent qu’on ne saurait méconnaître, sur le côté matériel et pour ainsi dire anatomi
que de son sujet, il s’est privé volontairement d’une source puissante d’émotion, et n’a rien trouvé qui pùt la remplacer ; mais M. Humbert est un artiste d’avenir, qui a déjà fait ses preu
ves, et nous comptons bien qu’il saura prendre sa revanche au prochain Salon.
Le Salvator mundi planant au-dessus des nuages, de M. Monchablon, est bien autrement dans le sentiment des maîtres ; le dessin en est ample et ferme, c’est une œuvre de grand style.
Nous regrettons de n’en pouvoir dire autant du
tableau de M. Bouguereau, la Vierge, lenfant Jésus et saint Jean-Baptiste : correction du dessin, fini du modelé, perfection de la composition, il semble qu’il n’y ait ici qu’à admirer; et pourtant tout cet ensemble de qualités nous laisse froids ; nous ne sommes pas satisfaits, nous nous en pren
drons presque à l’artiste de nous montrer tant de talent, et de si peu réussir à nous contenter.
C’est que M. Bouguereau ignore le talent des sacrifices; tout est égal dans son tableau, tout y est pareillement compris, pareillement rendu ;
il n’y a ni un geste qui frappe ni une expression qui attendrisse ; on voit qu’il ne sent pas ce qu’il peint. La Vierge pourrait être une mère quelconque, tenant sur ses genoux deux petits en
fants, et encore chercherait-on vainement dans ce groupe quelque chose qui rappelât l’amour maternel; les ouvrages de M. Bouguereau sont sans doute des merveilles d’exécution, mais la représentation des modèles indifférents, si par
faite qu’elle soit, ne saurait constituer une œuvre d’art, et nous devrons attendre que M. Bougue
reau ait produit quelque chose de plus complet pour l’admirer sans réserves et reconnaître en lui le grand artiste que ses élèves et ses amis ont trop tôt proclamé.
Francion. NOS GRAVURES
M. Buffet
Vers le milieu de janvier 1869— à peine y avait-il quinze jours que le ministère Oliivier était constitué — dans une des salles du Palais-Bourbon, entre la porte de la salle des séances et le guichet de la distri
bution, M. Buffet, alors ministre des finances, tenait tête à un petit groupe de ministres et de députés influents, parmi iesquels, si j’ai bonne mémoire, figu
raient M. Oliivier, M. le comte Daru et M. Martel, alors président de la commission du budget.
De quoi s’agissait-il au juste, je 1 ignore; d’un objet de peu d’importance, sans doute, car la discussion
n’avait rien de bien vif et les visages respiraient la bonne humeur. Donc M. Buffet avait l’air de se dé
fendre et paraissait vivement pressé; le colloque se poursuivait à voix basse, mais à mesure qu’il deve
nait plus rapide, le ton s’élevait peu à peu, lorsque, tout à coup, se dégageant d’un pas hors du groupe qui l’entourait, M. Buffet, avec un sourire de bonne
humeur, où perçait cependant une pointe de raillerie et d’obstination, se prit à dire à haute voix :
« Oui ! je le sais bien que j ai mauvais caractère; « mais c est ma plus grande qualité. »
Je ne connais pas de jugement plus juste porté sur M. Buffet que ce jugement formulé par M. Buffet luimême.
Il est certain que M. Buffet est un caractère, ce qui n’est déjà pas si banal par le temps qui court, où la trempe des esprits, singulièrement amollie, tend à sub
stituer la souplesse à la rigidité, l’intrigue à l énergie et le savoir-faire à la fermeté ; en ce temps ou la matière politique dans ses fermentations successives, tout,