Je vois là-dedans, disait-il, une parenté avec Fau teur de G il Blas.
La mobilité de M. John Lemoinne est bien entrée aussi pour quelque chose dans son succès. Contrairement à ce qui s’écrit dans les cours de morale, et à ce qui se dit dans les con
versations du monde, il ne faut pas croire que la France ait la moindre tendresse pour la fixité.
Osons noter ce qui existe : on aime grandement ceux qui changent ; on n’aime guère que ceux-là. Regardez autour de vous. Poètes, soldats, ora
teurs, artistes, les personnages en évidence ne sont recherchés, hélas ! qu’au même titre que certaines femmes, c’est-à-dire en raison de leur inconstance même. Mérv disait que si l’on voulait faire le Panthéon des Contemporains, il n’y au
rait qu’à copier le Dictionnaire des Girouettes, et c’est toujours et de plus en plus vrai. Revenant donc à l’académicien nouvellement formé, on peut avancer que ses variations, pas plus nom
breuses, après tout, que celles de cent mille autres, n’auront pas été inutiles à l’engouement dont il est l’objet. Mais, en tout cas, il a payé plus d’une fois les li ais de son altitude si changeante. Nous nous rappelons une époque, pas fort éloi
gnée de la nôtre, où il était de mode de lui mettre un jour sur la tête une branche de laurier, de lui arracher le lendemain cette couronne et de la remplacer par des feuilles de houx au dard mor
dant. Croyez qu’en regardant bien, on apercevrait encore la trace des ecchymoses et des piqûres.
Celte déification du rédacteur des Débats nous confirme d’ailleurs dans une observation déjà vieille de date, c’est que Paris a beau s’agran
dir en étendue il n’en devient pas moins un autre Liliiput, la capitale des petits hommes. Comme s’il eût pris à tâche de se régler sur la mode,
M. John Lemoinne est petit, très-petit. M. Thiers serait presque un géant à côté de lui. Ajoutez qu’il est fluet, mince, presque diaphane. La figure d’un style mêlé, moitié d’Anglais, moitié de Fran
çais, est frappée de mélancolie. A l’exemple de tous ceux qui font rire par leurs écrits, Molière en tête, il a le visage triste, la parole réservée. Cette dernière circonstance tiendrait, nous dit-on, à ce qu’il a été quelque temps dans la diplomatie.
Sous Louis-Philippe, en effet (car c’est un vieux routier), il était déjà un personnage avec la plume duquel on avait à compter. En ce temps-là, M. Armand Bertin, le directeur de son journal, le poussait à M. Guizot, lequel disait si bien : « Enrichissez-vous. » Etait-ce pour l’enrichir? Je ne sais; mais on disait au premier ministre : i En voilà un qui est vif, délié, spirituel; mettez» le dans les ambassades. » Mais le jeu des révo
lutions a quelque peu dérangé ces calculs. Par bonheur, M. John Lemoinne, qui n’a rien d’un utopiste, a trouvé garde à carreau du côté de la haute finance. Sans cesser de mettre du noir sur du blanc comme nous autres pauvres diables, il est entré chez le banquier des rois, qui est en même temps le roi des banquiers; il s’y trouve, à ce qu’on raconte, dans la zone la plus dorée,
près du saint des saints. Rédacteur d’un journal voltairien, bien placéprèsde la plus haute banque du globe, académicien, que de raisons il a pour manger des truffes! M. John Lemoinne n’aura plus désormais d’excuses pour être maigre !
A propos d’argent, dbons un mot, en passant, sur les peintres.
Les peintres sont décidément les enfants gâtés de notre civilisation. Tout coup de pinceau donné par eux est couvert d’or. On s’arrache jusqu’à leurs ébauches, sur lesquelles il s’établit une hausse de plus en plus marquée. Seulement il faut qu’ils soient morts. A peine la camarde a-t-elle fait son œuvre funèbre dans un atelier que la Fortune la suit pour faire la sienne.
Voyez ce qui est arrivé pour Chintreuil. De son vivant, les paysages si charmants qu’il faisait au prix de tant de soins étaient à peine r emarqués ; Chintreuil meurt, sa collection, mise aux enchères, est devenue un trésor.
A Rome, où il disait avoir encore tant à étudier, Fortuny a été enlevé par la malaria. On s’est mis à acheter avec raison tout ce qu’avait produit ce talent naissant. Ça été une frénésie.
Non-seulement on se disputait les tableaux, les dessins, les éludes, mais aussi les objets qui ser
vaient de modèle à l’artiste, les étoffes, les plâtres, les vases, les faïences. Et quelles surenchères insensées !
Millet, l’auteur des Moissonneurs, l’opiniâtre piocheur de Barbison, a été emporté à son tour dans toute la force de l’âge, quand il avait devant lui un si bel avenir. On a apporté à l’hôtel Drouot l’ensemble des paysages et des essais qu’il avait laissés. — Le total a donné 320 000 fr.
Tant, mieux sans doute pour la veuve et pour la famille ; —%pnais nous ne voulons que noter combien le peintre est pour le quart d’heure un type caressé par la vogue. Pour indiquer ce qui se passait dans l’àge d’or, on disait jadis : « C’était au temps où les rois épousaient des » bergères. » Il n’est que juste de changer l’al
lure de jet adage et de dire,: « Nous allons tout » droit au temps où les reines demanderont à » épouser des peintres. » Elles ne seront déjà pas si dégoûtées, les reines !
la vérité, le théâtre contemporain, non plus, n’est pas mal traité au point de vue du lucre.
Mlle Thérésa, assez riche pour se retirer, parle d’acheter une villa de marbre sur le lac deCôme.
M ’8 Christine Nilsson est déjà deux fois millionnaire.
Voilà M™ Judic (des Bouffes-Parisiens) qui revient de Russie, où elle est allée chanter la Tim
bale. Pendant trois mois, elle a fait tourner tout ce qu’il y a de têtes nobles à Saint-Pétersbourg. On ne se contentait pas de l’applaudir au théâtre ; on voulait, en outre, l’avoir à tour de rôle dans tous les salons. Or, elle revient, disent les bruits de coulisses, avec 100 000 francs d’appointements et 150 000 francs de cadeaux. Total 250 000 fr. La Russie a bien changé depuis le jour où Ca
therine II, pourtant si peu avare, s’écriait en présence d’un Français de la cour de Louis XV : « Comment! monsieur, à Paris, vous osez payer » une danseuse 20 000 francs par an ! »
Revenons au palais des Champs-Elysées.
fl y a toujours affluence de visiteurs dans l’immense vaisseau.
Jamais peut-être le Salon n’aura eu tant de public payant; jamais exposition n’aura été tant incriminée dans les conversations particulières. En général, on la trouve indigente, et rien ne pa
rait mieux établi. Mais les choses pourtant ne vont pas jusqu’à excuser les excentricités de cer
tains pessimistes. Il en est effectivement qui dénient tout à l’exhibition de cette année. A les en
tendre, les peintres d’à présent savent sans doute encore peindre, mais ils ne savent plus penser ni faire penser. Aux peintres de portraits, ils refusent jusqu’à l’art d’assortir les couleurs. A tous ils adres; ent les critiques les plus véhément s et, par. conséquent, les plus injustes.
Samedi dernier, un excentrique, coiffé d’un panama, ayant un lorgnon à l’œil et un li
vret à la main, parcourait les travées à grandes
enjambées en maugréant à haute voix, sans la moindre retenue, contre les sommités de l’Expo
sition. — Nous avons été à même de retenir quelques-unes de ses boutades.
— Passe pour Détaillé, criait-il, mais c’est tout ce que je concède. Peut-être y ajouterais-je deux pages d’histoire : l Excommunication et l’Interdit. Après ça, rien. Non monsieur, non mes
dames. Bonnat? Laissez-moi donc en repos avec le portrait de Mmc Pasca qui paraît être assise, là,
dans une cave. Est-ce vrai que c’est une cave, ce fond-là? On m’avait vanté Le loup et l’agneau, de Philippe Rousseau. Mon petit monsieur,
j’aime mieux les images d’Epinal. Oui, parole d’honneur la plus sacrée. Et les Vollon? On me disait: — « Allez donc voir le cochon de Vollon. i>
C’est bien peint, bon, mais ce cochon-là ne me dit rien, là. Puisque Vollon voulait nous faire voir sa supériorité dans l’art de faire le cochon, que ne faisait-il quelque individu célèbre : le cochon de l’Enfant prodigue, le cochon de saint Antoine ou l’un des cochons que Sixte-Quint, enfant, gardait dans les Marches. Mais non, un cochon sans relief et sans gloire, c’est assez bon pour nous !
Le monologue et la pantomime ont duré une bonne heure.
Les plus naïfs sont encore ceux qu’on aime le mieux à entendre.
David (d’Angers) n’était pas ce qu’on appelle un homme gai, tout au contraire. Cependant il nous souvient de l’avoir vu rire à se tordre en parlant de l’explication donnée sur une œuvre d’art. Cela se rattachait à un épisode de sa vie. En parcourant la Suisse, le grand sculpteur s’était arrêté à Lausanne. Là, on lui avait montré un morceau de sculpture, lequel était censé re
présenter le Sacrifice d’Abraham. Quant à lui, il y avait vu autre chose. Isaac n’a pas plus de trois ans ; son père est habillé en montagnard ; il porte une serpe et l’enfant un fagot. David (d’Angers)
voyait là-dedans un bûcheron revenant du bois avec son fils,
Un Suisse, sorte de ciccrone de l’endroit, se chargea de tirer l’artiste d’erreur.
— Gomment ! vous ne savre point connaître, lui dit-il, le pon père Abram, par ma foi, grand palriarge ! Lui se promène, unjour, avecsapetite garçon Ziczac. La petite Ziczac pas plus crame que ça, liable m’emporte ! Rencontra pon fié qui dit à lui : « — Abram, escricifie ta petite gar» çon. » — Lui savoir que l’obéissement être pon, conduit petite Ziczac sur les montagnes, et vouloir lui couper son tête. Li pon Tié, pour lors, regardant par son fenêtre, dit: « —fiaple!
» en voilà assez! » — et envoie sa petite anche, qui court comme une petite tiaple, et dit : «—Abram! Abram! toi être tiablement bête !
» Pon Tié y se moque et lui ne pas vouloir que » tu escricifies ta petite Ziczac ; remettre le cou» teau dans son gaîne. » — Abram dit : « — C’est » pon, c’est pon, cher Tié ! » — et la petite gar
çon être devenue géant et avoir fait tous les juifs.


Ainsi que nous en avons déjà fait la re


marque, contenter le public, tout U public, est là chose impossible. Mais il xaut pas non plus repousser les excentrique.-. Il y a toujours quel
que chose de curieux à trouver dans leurs momeries. Mais, à propos du cochon de Vollon, voyez un souvenir de feu Harel.
En ls31, Harel était directeur de l’Odéon; il en avait fait un très-grand théâtre qu’il ouvrait à l’école romantique ; Alfred de Musset, Alfred de Vigny et Alexandre Dumas y débutaient, comme auteurs bien entendu.
En même temps, Harel nourrissait chez lui; pour son agrément, un superbe cochon du Péri
gord, blanc, rose, d’une douceur d’agneau. On lui avait donné le nom d’Arthur.
M ° Georges avait mis des rubans bleus au cou d’Arthur.
Jules Janin lui offrait des bonbons.
Théodose Burette l’appelait « mon camarade » ; Bocage, qui mettait de la politique dans tout, lui disait : — « Quand te fait-on pair de France? »
En jour, Casimir Delavigne vint voir Arthur et en eut peur.
— N’ayez aucune crainte, lui cria Harel, Arthur est le plus propre et le plus poli des Parisiens.
Une nuit, le cochon fut malade. Il y eut une alerte dans la maison. Quelqu’un parla d’aller chercher le médecin du coin, le premier venu.
— Ab ! par exemple, s’écria Harel en sautant à bas du lit pour s’habiller à la hâte, le premier venu pour Arthur ! Non, non! je vais aller tirer la sonnette du doyen de ,1a Faculté !
En vrai romantique, Arthur est mort à la suite de peines de cœur.
Philibert Audebrand.