tion que NOus suivions NOus-mêmes. Quand je fus près de lui, il me salua d’un affectueux boun djiour, et entama la conversation dans ce patois franco-arabo-italien qu’on dé
signe sous ie NOm de langue sabir. « Andar Hammam-Meskoutin (1)? » me demanda-t-il. Je fis un signe de tête affir
matif. « BouNO, Hammam (2)!» reprit-il. Et là-dessus, le
voilà bavardant familièrement et avec la volubilité.naturelle aux indigènes de l’Algérie. Comme je comprenais à moitié son charabia, jé le questionnai, ne fût-ce que pour oublier, par quelques instants de conversation, la faim, la soif et le sirocco. Mon NOuveau compagNOn devoyage ne se fit pas prier ; il me bara
gouina, au sujet des eaux thermales
que NOus allions visiter, une histoire fantastique, dont voici la traduction fidèle en français un peu moins sauvage.
« C’est une terrible histoire, Sidi (5), et l’on ne peut pas la raconter sans fris
sonner. Tout le monde la sait dans le pays, mais on se la répète tout bas et en tenant à la main un djedouel (4), afin de se mettre à l’abri de la colère d’Allah, réveillée par ce formidable souvenir. Sur les bords de TOued-Chedakra, que vous verrez tout à l’heure, vivait jadis un homme puissant et riche, si riche qu’on ne pouvait savoir le NOmbre de ses trou
peaux; ses tentes couvraient un espace considérable, et la troupe de ses servi
teurs aurait pu, à elle seule, former une tribu. Le ciel lui avait donné deux enfants, un fils et une fille, tous deux beaux com
me l’ange Djebeilr (5). Brahim, par la
NOble expression de ses traits, parlaperfectionde ses formes, par son esprit, son courage et son adresse dans tous les exer
cices du corps, surpassait tous les jeunes gens de son âge à vingt lieues à la ronde.
Ourida, perle éclatante, pierre précieuse formée au sein d’une mine inconnue, semblait une merveille que Dieu se serait plu à créer pour le plaisir des yeux.
Quel dommage, disait-on, qu’ils soient
frère et sœur, et qu’on ne puisse pas les unir, car jamais femme accomplie n’eût trouvé un époux aussi digne d’elle ! Toutes les mères désiraient Brahim pour leurs filles et Ourida pour leurs fils. Chacun portait envie à leur vieux père, et le félicitait de son bonheur.
« Brahim avait beau chercher, il ne voyait que sa sœur qui méritât de charmer le cœur d’un homme. De son côté,
Ôurida n’avait de regards que pour son frère et dédaignait tous les jeunes gens du voisinage. Comment il se fit que ces deux entants du même père et de la même mère finirent par
Imer d’un a- mour criminel, c’est ce qu’on n’a jamais su.
Mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils brû
lèrent du désir de s’unir par le
mariage, et que rien ne put les détourner de ce funeste projet.
« Les parents, au lieu de reje
ter bien loin cette abomina
ble proposition, l’accueillirent,
— le croiriez - vous, — avec empressement.
Le démon de l’avarice leur di
sait à l’oreille que cet outra
ge à la rature leur assurerait la conservation de leurs riches
ses, tandis qu’en mariant Brahim et Ourida avec
des 11) arigers ,
il faudrait leur donner à cha
cun une grosse dot. L’amour de l’argent triom
pha de la crain
te de Dieu, et
il fut décidé que l’union serait célébrée, en dépit de toutes les lois divines et humaines.
« Tout favorisa d’abord leur coupable entreprise : un kadi, ami de la famille, se laissa séduire par de riches présents, et consentit à prêter son ministère. On avait besoin de musi
ciens pour égayer la fête ; on en trouva moyennant une forte récompense. Enfin les habitants du village et ceux des douars
(1) Vous allez aux bains maudits. (2) Hammam est beau.
(3) On sait que mû veut dire monsieur. (4) Amulette, talisman. (5) Gabriel.
voisins, gens peu scrupuleux et mauvais serviteurs d’Allah, (que son NOm soit béni !) promirent d’assister à la NOce.
« Le jour fixé pour la cérémonie, on vit d’inNOmbrables tentes s’élever sur les rives du Chedakra et du Bou-Hamden. De joyeux convives arrivaient de toutes parts ; l’air re
tentissait du bruit d’une immense fantasia ; les filles des Kabyles, parées de leurs bijoux et couvertes de leurs plus splendides vêtements, entouraient la mariée, la félicitant à l’envi. Rayonnante de bonheur et d’amour, Ourida n’a­ vait jamais été aussi belle ; Brahim s’avançait triomphant,
et le visage illuminé par l’expression d’une joie enivrante.
« Le kadi est prêt, la famille réunie s’avance avec les deux jeunes époux ; c’est le moment suprême. Un murmure de sa
tisfaction se fait entendre dans la.foule des assistants. Dieu lui-même (que son NOm soit éternellement vénéré !) paraît sourire à cette fête, car on dirait que l’air est plus pur, le soleil plus brillant, la nature entière plus belle qu’à l’ordinaire. »
Ici, la voix du vieillard prend un accent sinistre ; une vive émotion se peint sur ses traits ; sa main droite, fouillant
Les Bains maudits. — La cascade.
dans une besace suspendue à son bras gauche, en retire un vieux morceau de papier sur lequel sont tracés des carac
tères bizarres. C’est un djedouel, un talasman, qui a la vertu de le préserver de tout maléfice. Dès qu’il est armé du précieux préservatif, il reprend son récit en ces termes :
« Le kadi allait proNOncer les dernières paroles sacramentelles, et déjà les guerriers de la tribu s’agitaient pour recommencer la fantasia, quand tout à coup le ciel s’assom
brit et des nuages épais s’amoncellent sur la vallée ; un vent furieux brise et balaie au loin tout ce qui lui lait obstacle ;
les échos de NOs montagnes répètent les grondements du tonnerre et les mugissements de la tempête ; une obscurité
profonde succède à la clarté du jour, et la lueur livide des éclairs permet seule d’apercevoir ce théâtre de désolation.
« Quand le soleil reparut dans le ciel, il éclaira un spec
tacle horrible et bizarre : hommes, animaux, tentes, tout, était devenu pierre ; les époux, leur famille, la foule qui les entourait, le kadi, les ménétriers, tous condamnés à une im
mobilité éternelle, gisaient couverts d’un lourd vêtement de chaux, chacun dans la position où le souffle de Dieu l’avait, saisi. Un silence de mort planait sur ce lieu funèbre, tout à l’heure si bruyant, si animé. C’était comme un cimetière
H lé de blancs mausolées ; mais ici le
re des tombeaux était fait du corps même des trépassés. »
Tandis que le vieil Arabe proNOnçait ces derniers mots d’une voix que la ter
reur rendait tremblante, NOus arrivions à Hammam-Meskoutin. Mes regards s’ar
rêtèrent avec surprise sur une multitude de cônes blancs de toutes dimensions qui surgissaient, à main droite, dans l’enceinte des eaux thermales.
«Tenez s’écria le vieillard, voilà l’impérissable monument de la colère d’Al
lah ! Vous voyez encore toutes les vic
times de sa vengeance. Ici, c’est Brahim et Ourida, toujours étroitement unis;» et l’Arabe me montrait du doigt deux grands cônes confondus à leur base, mais distincts dans leur partie supé
rieure. « Le père et la mère sont près d’eux, se tenant également embrassés ; » et il indiquait deux autres pyramides toutes voisines. « Voici le kadi ; les musiciens sont devant vous, et vous aper
cevez même à leurs pieds les débris pétrifiés de leurs instruments. Cette éNOrme pierre que vous remarquez derrière Ourida, c’est le chameau qui,portait les présents de NOce. Rien n’y man
que : les tentes, vous pouvez les compter une à une. Ces eaux brûlantes qui s’échap
pent du sein de la terre, ce sont les mets
fumants destinés au festin. Approchezvous et regardez ; ces grains blancs qui
s’agitent dans ces ruisseaux bouillonnants, ne sont-ce pas les restes dukouskoussou? Penchez-vous vers le sol, et prêtez l’oreille : n’entendez-vous pas les gémissements des vic
times? Ces bruits sourds et profonds qui arrrivent jusqu’à vous, ce sont les plaintes de ces maudits qui, en attendant le jour de la délivrance, ne cessent de s’agiter dans d’af
freuses tortures et d’implorer la clémence divine. Allah leur pardonnera, car sa miséricorde est infinie ; mais l’expiation n’est pas encore complète, et bien des siècles passeront sans ‘ doute encore sur ces pierres avant qu’il leur soit permis de
reprendre leurs
formes primiti-, ves. v
. L’Arabe, ayant terminé son ré. cit, remit son talisman dans sa besace et mar
motta quelques prières. NOus allions NOus séparer; je le re
merciai de sa dramatique his
toire, et, après avoir échangé
un affectueux selam, je le vis s’éloigner à pas rapides dans la direction de Medjez-Amar,
comme s’il avait hâte de quitter ces lieux funestes.
LeNOmd’/?anmarriMeskoutin, nu bains mau
dits , m’était donc expliqué. Il ne me res
tait plus qu’à connaître le fait réel et scientifi
que. Sur ce point, le témoi
gnage de mes yeux et les excellents renseigne
ments du docteur Grellois, médecin de l’établissement thermal, me donnèrent ample satisfaction.
Que le lecteur me permette donc de lui faire quitter le pays des fictions pour le transporter dans le domaine, beaucoup moins poétique, de la réalité.
Des sources minérales chaudes, NOmbreuses, inépuisables, déposant, sous forme de cônes, le principe calcaire qu’elles contiennent, telle est l’origine de la légende arabe.
Le spectacle de ces fontaines brûlantes, jaillissant au milieu d’un monde d’éNOrmes pierres pyramidales, a quelque chose de saisissant. La blancheur de ces tumuli et du sol qui les porte fait, avec la verdure environnante, un contraste frap
Les Bains maudits. — Sources taries.