— Comment! dis-je assez surpris.
— Quoi! m’adressa-t-il en s’arrêtant, en croisant les bras avec son même sourire, est-ce que tu voudrais prendre le parti de la junte, et t’enrôler avec Nunez sous don Diego?
— NOn, certes! m’écriai-je vivement.
— Eh bien ! laisse-moi faire ! répliqua-t-il en me serrant fortement le bras, et j’espère qu’avant peu NOus pourrons organiser quelque chose de mieux; au moins, NOus essayerons, et, ma foi, NOus ne risquons rien de l’essayer. »
Je n’avais pas de raisons pour soutenir la junte ; je n’aimais nullement don Diego; je détestais Nunez; je ne fis donc aucune objection. Au reste, les ordres qu’il me donna me parurent fort simples.
« Mais, continua-t-il, tu ne devras les exécuter qu’après mon retour.
— Comment! général, m’écriai-je fort supris, vous partez?
— Il le faut bien, mon ami; je ne puis tout faire à moi tout seul ; j’ai besoin d’appui. Il est indispensable que je me concerte avec ceux qui pensent comme moi. Je saurai alors si je serai convenablement soutenu, si je pourrai marcher en avant sans danger. Il ne faut de l’étourderie nulle part, et en politique, mon cher CastaNO, on ne doit frapper qu’à coup sûr. Au reste, cette absence ne sera que de quelques heures. Mais tu comprends qu’elle doit rester parfaitement se
crète. Je te laisserai des ordres écrits que tu porteras aux uns et aux autres, en leur disant que je viens de te les remettre. Cette manœuvre éloignera quelque temps les soup
çons. Tu vas me chercher immédiatement une bonne chaise de poste, que tu feras entrer ici dans le plus grand secret. Je pars ce soir. — Il sulfit.
— Pendant mon absence, il faudra veiller avec le plus grand soin sur la prison. — Qui est-ce qui commande le poste? N’est-ce pas Juan de Sylva? — Oui, général.
— A merveille. Désigne-lui pour la pose de ce soir, Pedriüo, Mosquilo, Arteguy et Otanès; ce sont des hommes dont je suis sûr.
— Il suffît, général.
— Je ferai une ronde incognito avant mon départ, et je veux que les sentinelles puissent me reconnaître et me lais
ser passer. Ce sera l objet d’une consigne spéciale pour ces quatre hommes, avec un mot de ralliement particulier. Le voici. Remets-le à Juan de Sylva, en lui recommandant le secret. »
Je pris la consigne, et j’allai la porter au lieutenant Sylva, en y joignant les instructions verbales nécessaires. J’avisai ensuite aux moyens de me procurer la chaise de poste, et ce ne fut pas sans peine que j’y parvins.
La plus grande partie de la journée s’élait passée dans ces allées et venues. En rentrant au palais, je voulus m’assurer que Juan de Sylva n’avait pas négligé de suivre mes instruc
tions confidentielles. Mais, à ma grande surprise, je trouvai Sylva remplacé par un autre lieutenant, muni d’une consi
gne toute NOuvelle et fort étrange. En outre, le chemin de ronde de l Est était coupé par un piquetée trente hommes,
sous les ordres d’un capitaine, qui me répondit avoir été placé là par le vice-président de la junte lui-même.
Tout ceci me parut tiès-suspect, et je me rendis immédialement auprès d’Huerta pour en conférer avec lui.
Il paraît que, dans cet intervalle, j’avais personnellement couru un grand danger, ainsi que je l’appris plus tard.
Don Diego était venu brusquement trouver Iluerta, et lui avait dit sans autre préambule :
« Général, je suis sur la trace d’un complot.
— En vérité ! répondit Huerta, avec une certaine insouciance que justifiait assez le grand NOmbre de découvertes semblables depuis quelques jours.
— Ceci est sérieux, reprit vivement don Diego ; bien que je me sois assuré par moi-même des faits déNOncés, je viens vous en parler en secret, attendu le rang du coupable et la confiance qu’il a inspirée jusqu’aujourd’hui.
— J’écoute ; qui déNOncez-vous? — Don CastaNO.
— CastaNO! repartit Huerta en tressaillant. Y songez-vous? NOtre meilleur officier! le plus intègre, le plus brave, le plus dévoué!
— Je l’ai cru comme vous. Mais aujourd’hui CastaNO trahit. Il est vendu aux josephiNOs.
— Mais c’est un rêve, seNOr ! interrompit Huerta avec indignation ; qui peut vous faire croire cette fable absurde?
— Je lie parle pas à la légère, général. H s’agit de l’évasion des prisonniers. J’ai les preuves de la complicité de CastaNO.
— Les preuves ! repartit Huerta en pâlissant. Quelles preuves?
— Je n’en veux pas d’autres que les démarches mêmes de CastaNO,. D’après ses ordres, la prison a été complètement dégarnie; le chemin de ronde de l’Est par lequel on peut parvenir jusqu’à la cellule de l’ex-gouverneur est désert. Dans les couloirs ont été placés quatre hommes gagnés, Pe
drilio, Mosquito, Arteguy et Otanès. Ces hommes ont été NOminativement indiqués au lieutenant Juan de Sylva par CastaNO lui-même pour la pose de dix heures. De plus, il a donné au lieutenant un mot spécial de pa.-se pour des per
sonnes inconnues qui doivent à cette heure-là sortir de la prison...
— En vérité ! interrompit Huerta avec un mouvement involontaire d’impatience.
— En outre, continua don Diego sans s’arrêter, CastaNO cherche des moyens de transport pour favoriser leur fuite.
Il s’est procuré dans ce but, et en secret, une chaise de poste aujourd’hui même.
— Voilà tout? dit Huerta froidement, lorsque le vice-président eut fini de parler. Il me semble, seNOr don Diego, que ces accusations sont vagues, et ne peuvent servir de preuves quand il s’agit d’accuser un homme qui, comme don Cas
taNO, a donné tant de gages à NOire cause. Au fond, je ne vois là qu’une consigne mal interprétée. Comment savezvous ces détails? Est-ce Juan de Sylva qui accuse don CastaNO?
— Nullement. J’ai été mis sur la trace du complot par une indiscrétion d’Otanès, et ensuite de Pedrillo, qui fut, comme vous le savez mieux que personne, au service de l’ex-gouverneur avant la guerre. Leurs démarches ont été épiées. J’avais d’abord soupçonné Juan de Sylva; mais, arrêté tout à l’heure, il m’a NOmmé CastaNO, et m’a prouvé qu’en effet il n’avait agi que par son ordre direct.
— Tout cela revient au même, repartit Huerta sans s’é­ mouvoir, et NOus tourNOns dans un cercle. Que ce soit Juan de Sylva ou CastaNO qui ait donné la consigne, en réalité il ne s’agit que de cette consigne, et il faudrait prouver avant tout qu’elle est aussi coupable que vous l’imaginez. Vous n’avez encore que des soupçons, et des soupçons ne suffisent pas pour condamner.
— Trop de soupçon vaut mieux que trop de confiance, reprit don Diego avec amertume; on s’est perdu toujours pour avoir absous des traîtres, jamais pour avoir soupçonné des inNOcents, Si CastaNO est inNOcent, tant mieux pour lui ; sa conscience et Dieu l’absoudront. Mais il peut être coupa
ble, puisqu’il est suspect, et la chose publique ne peut, dès ce moment, que gagner à son arrestation.
— Eh! que voulez-vous qu’elle gagne, grand Dieu! à se priver d’un homme qui l’a bien servie jusqu’à ce jour, et qui peut-être la sert encore au moment où vous l’accusez?
— Elle y gagnera une crainte de moins. Qu’importent les services passés! C’est le présent, c’est l’avenir qu’il faut considérer, et l’Éiat ne peut craindre de manquer de serviteurs.
Mais il ne s’agit pas seulement d’une simple accusation, j’en apporte la preuve.
— La preuve! interrompit brusquement Huerta; je vous l’ai déjà demandée, et vous n’avez rien produit.
— Il y a un moyen facile de se la procurer, et je l’ai déjà pris.
— Comment?
— Le voici. J’ai l’intime conviction que don Alvarez cherche à se soustraire par la fuite au sort qui l’attend.
— Ensuite?
— J’ai l’intime conviction qu’il est aidé dans ce dessein par des traîtres, quels qu’ils soient, et qu’il le mettra dès ce soir même à exécution. — Ensuite?
— Dans tous les cas, s’il passe devant NOtre tribunal, vous savez quel est le sort qui l’attend?
— La mort, sans doute. Ensuite?
— Ensuite, le reste est facile à comprendre. J’ai pris les mesures nécessaires pour que don Alvarez reçoive en s’é­ chappant le châtiment qu’il mérite.
— Comment ! s’écria Huerta en tressaillant.
— Rien de plus simple. Alvarez croit trouver sur son passage les traîtres qui devaient faciliter sa fuite; il y trouvera des hommes dévoués, de véritables soldats que je viens d’y placer moi-même, et lorsque Alvarez, touchant les murs extérieurs, se croira libre, il tombera percé de coups.
— Bien ! Je comprends maintenant, dit froidement Huerta. — Le succès est infaillible, continua don Diego. 11 est im
possible que don Alvarez et ses affidés franchissent le cercle étroit que j’ai tracé autour d’eux sans y rencontrer la mort.
Ainsi, NOus serons débarrassés de ces enquêtes pénibles et compromettantes, de cet appareil de justice, de ces vaines formalités qui ne font qu’entraver sans servir. Les traîtres seront frappés comme ils méritent de l’être, et le silence de la prison cachera en même temps le coupable, l’exécuteur et le châtiment.
— SeNOr don Diego, répondit Huerta après un moment, je crois que vous n’avez pas assez réfléchi à l’ordre que vous avez donné, et je ne puis approuver qu’il reçoive soyi exécution.
— Général! s’écria vivement le vice-président.
— NOus devons songer avant tout, reprit Huerta d’un ton ferme, que NOus sommes ici chargés de faire exécuter les lois. Les lois ordonnent que tout accusé soit entendu. Il ne doit périr qu’après jugement.
— Qu’importe cette vaine formalité ! repartit brusquement don Diego; NOus sommes en temps de guerre, et les lois de
la guerre ne sont pas si minutieuses. Le pays ne demande qu’une chose, c’est d’être délivré des coupables et des traî
tres ; par le feu des soldats ou le fer des bourreaux, peu importe.
— Vous parlez toujours de coupables; mot, je ne vois encore que des accusés.
— Qui oserait les dire inNOcents? Une seule voix s’élèvera-t-elle dans le tribunal pour leur défense? NOn. Ils sont condamnés à l’avance, et l’humanité même NOus porterait à leur épargner les angoisses de l’attente et l’agonie de l’échafaud.
— Je ne comprends pas une semblable humanité, et je ne consentirai jamais à un meurtre obscur que la postérité pourrait accuser plus tard, et dont l’exemple serait funeste.
— Ainsi, vous voulez juger à tout prix! Vous, le fils adoptif d’Alvarez, vous voulez avoir sa sentence de mort à pro­ NOncer !
— Je saurai remplir mon devoir... tel que je le comprends.
— Et quand le jugerez-vous? S’il s’évade ce soir? s’il s e- vade demain?
— On peut l’empêcher.
— Aujourd’hui, peut-être. Mais il avait une fois trompe votre vigilance. Le hasard NOus l’a fait découvrir. Serons- NOus aussi heureux une seconde fois? Et toutes ces belles formalités judiciaires aboutiront-elles au ridicule résultat d’une condamnation... par contumace, et d’une exécution... en effigie? »
Il y avait dans ces paroles une amertume mordante qui ne put échapper à Huerta. Il répondit avec sang-froid :
« Les mesures que je prends, seNOr don Diego, sont habituellement efficaces ; vous devez vous en souvenir. Don Alvarez sera jugé ce soir même.
— Ce soir ! s’écria don Diego, NOn sans quelque surprise.
,— A l’instant même, continua Huerta du même ton. Il n’aura donc pas le temps de s’évader. Je vous charge, seNOr vice-président, de réunir les membres de la junte. Aussitôt qu’ils seront rassemblés, NOus entrerons en séance.
— Il suffit, général. »
Et don Diego se retira. D. Fabre D’OLIVET. (La fin au prochain numéro).
Le Bosphore.
DESSINS DE M. ADALBERÏ DE BEAUMONT.
Le Bosphore de Thrace, ou Canal de ConstantiNOple, est le détroit par lequel la mer de Marmara communique avec la mer NOire.
Le NOm de Bosphore, autrefois Bosporus, vient du grec hos ou vos, bœuf, et porcs, trajet, trajet du bœuf, parce que ce bras de mer est si étroit, qu’un bœuf peut aisément le tra
verser à la nage. Quelques auteurs rapportent à lo, changée en génisse par Jupiter, le NOm de Bosporus, disant que c’est au promontoire de Scutari qu’elle aborda. Sur ce même pro
montoire était aussi jadis le tombeau de Bos, femme du général athénien Cha.rès, qui combattit Philippe de Macédoine.
De ces trois explications du mot Bosphore, la première semble la plus naturelle.
Le Bosphore dont NOus parlons avait reçu comme désignation spéciale le NOm de Bosphore de Thrace, à cause du pays où il se trouve, afin de le distinguer du canal qui joint la mer NOire à la mer d’Azof, et qu’on NOmmait autrefois Bos
phore Cimmérien, aujourd’hui détroit de Caffa. Le Bosphore de Thrace a environ 52 kilom. de long sur une largeur qui varie de 70 à 270 mètres. Il sépare l’Europe de l’Asie, et
prend le NOm de Bosphore, ou détroit de ConstantiNOple, dans sa première moitié, tandis que dans l’autre il est plus particulièrement appelé canal de la mer NOire.
Une des chaînes des Balkans, ou mont Hémus, le borde du côté de l’Europe, tandis que sur la rive d’Asie il est encaissé par les montagnes de la Bithynie, qui descendent jusqu’à la mer NOire.
Mais pour comprendre le plan de ce canal, qui serpente comme un fleuve, se resserre et s’élargit tour à tour, il faut atteindre la cime d’une des hautes collines qui le dominent, et de là suivre son cours. Le point qui NOus a semblé le plus central et le plus pittoresque en même temps est en Asie, sur les hauteurs de KandiUi, au pied d’un kiosque du sultan. NOus avons pris de là le magnifique paNOrama qui se développe aux yeux charmés, et dont l’esquisse que NOus don
NOns ici présente une faible idée. La partie gauche de ce paNOrama, en regardant ConstantiNOple, laisse voir au fond, Jusqu’aux Dardanelles, la mer de Marmara, qu’on appelle aussi mer Blanche, par opposition à la mer NOire; puis les montagnes de i Olympe en Asie, la pointe du Séraï, et toute la ville de Stamboul, dentelée par les dômes et les élégants minarets de ses mosquées. Un peu en avant, sont les faubourgs de Galata, Péra et Top-Khana, et toute la rive d’Eu
rope avec ses ports, ses villages et ses kiosques ; puis en face, de l’autre côté du détroit, la pointe de Scutari et la rive asia
tique. On a donc ainsi, dans un seul regard, Stamboul, Galata et Siutari, les trois villes qui forment ce qu’on appelle ConstantiNOple. La partie droite, prise du même point, mais en regardant la mer NOire, indique toutes les sinuosités du canal, ses bassins et ses défilés : le château d’Europe d’abord, au delà Thérapia et Bmulc-Déré, où se trouvent les ambas
sades de France, d’Angleterre, d’Autriche et de Russie ; sur l’autre rive enfin, le château et les eaux douces d’Asie, la val
lée de Sullanieh et celle d Unkiar-Iskélécy, enfin la montagne du Géant, derrière laquelle commence la mer NOire.
Maintenant que NOus avons saisi l’ensemble de ce canal, qui sépare deux mondes et unit deux mers, preNOns ufî de ces bateaux, NOmmés kaïks, qui sillonnent en tout sens les flots dorés du Bosphore, et qu’on trouve aux échelles des fau
bourgs de la ville. Leur structure légère, leur forme svelte
et allongée, celte proue acérée, cette carène Iranchante comme une lame de couteau, et qui plonge à peine dans l’eau, prouvent que sur cette mer si belle les courants sont terribles, les vents trompeurs, la navigation dangeureuse.
Aussi est-ce un véritable travail que de s’installer dans ces kaïks : si en y entrant votre pied ne se pose pas juste au mi
lieu, si votre corps se penche trop, si vos mouvements sont
tact soit peu brusques, la nacelle se retourne avec la rapidité de l’éclair, et vous voilà sous l’eau, à la grande joie des as
sistants qui reconnaissent là le NOuvel arrivé. Dans ces mouvantes nacelles, il faut se coucher au fond et n’en plus bou
ger; si vous remuez un bras ou une jambe, l’équilibre est dérangé, et vos rameurs vous font signe de reprendre la place que vous aviez d’abord. Qu’est-ce donc lorsque vous entrez quatre ou cinq dansle même kaïk ? Ces bateaux sont gracieux, mais peu commodes, à moins cependant d’en avoir un à soi, à trois paires de rames et garni de coussins moëlleux.
En quittant l’échelle de Top-Khana, où s’embarquent les habitants du quartier franc, on suit, pour aller vers la mer NOire, la rive d’Europe; les rapides le veulent ainsi. De l’autre côté du détroit, Scutari, en turc Ouskoudar, s’aperçoit avec
ses blanches mosquées et ses maisons roses. C’est l’ancienne Chrysopolis, la ville d’or, célèbre dans Fantiquilé. Ce NOm lui vient, dit-on, de ce qu’elle était le comptoir où les Per
ses recueillaient et déposaient l’or provenant des tributs de la Bythinie. Aujourd’hui si elle a perdu l’or des Perses, elle n’en est pas moins toujours la ville d’or, au soleil couchant
qui l’enveiopoe chaque soir de ses rayons brûlants. Mais NOus voici déjà à Dolma-Baghtché, grâce à la vigueur de NOs kaïdjis. Une charmante vallée s’enfonce entre les collines qui