Le 5 décembre de chaque année, il se passe à bord des navires de guerre une cérémonie étrange, prélude d’une fête plus étrange encore, que les personnes peu initiées aux secrets de ta vie maritime liront peut-être avec quelque inté
rêt. Le maître d’artillerie du bord, revêtu, comme en un jour de combat, des plus beaux insignes de son grade, vient pré
venir l’officier de son arme que les marins-caNOnniers ont, comme les précédentes années, l’intention de. célébrer la sainte Barbe, leur fête patronale. L’officier s’empresse de communiquer le projet au lieutenant chargé du détail, le
quel demande l’autorisation nécessaire au commandant, qui ne 1a refuse jamais.
Tandis que ces graves formalités s’accomplissent, on voit dans l’ombre des batteries, entre les lourds affûts, les ap
prentis-caNOnniers tresser, avec l’activité proverbiale des gens de mer, d homériques guirlandes de chêne et de lau
riers destinées à orner, le lendemain, les chaloupes de débarquement.
Le 4 décembre, en effet, à ta pointe du jour, ta chaloupe caNOnnière parée, de ta poupe à ta proue, de bouquets d’im
mortelles, de couronnes et de festons, s’éloigne du vaisseau au son des fanfares. Un quart d’heure après, elle débarque solennellement sur les quais deux ou trois cents marins en grande tenue, tambours et fifres en tête, électrisés par ta perspective de deux jours de liberté et portant chacun à la boutonnière un gros et frais bouquet, comme pour prouver
que sous 1a rudesse extérieure de leurs mœurs et sur le pont goudronné d’un navire ils ont gardé l’amour des fleurs et le souvenir des sentiments dont elles sont les doux emblèmes.
Le débarquement, malgré le NOmbre considérable de curieux qu’il attire, malgré l’exiguïté des quais en un sem
blable moment, malgré surtout le caractère turbulent et indiseiplinable du matelot à terre, a lieu dans un ordre admi
rable. C’est au milieu du silence le plus absolu que l’image en bois doré de sainte Barbe vient, de la poupe où elle était triomphalement posée, prendre place à ta tête du cortège,
et que les fifres joyeux entonnent le signal du départ pour la messe. C’est aussi avec le plus profond recueillement que ces hommes robustes, qui ont nargué les boulets et les tem
pêtes, viennent incliner leur front bronzé par l’air salin aux pieds de la Maria Stella adorée, qu’ils ont tant de fois invo
quée pendant les nuits d’orage et d’épouvante, fit le prêtre qui, à la fin du service divin, lève 1a main pour bénir son silencieux troupeau, ne rencontre que des têtes prosternées.
Au sortir de l’église la troupe se dirige, toujours en bon ordre, vers l’hôtel de 1a préfecture maritime, où la sérénade d’honneur est jouée sous le balcon de l’amiral. De là, l’au
bade va retentir sous les fenêtres du major-général et enfin sous celles du commandant du navire. Ces cérémonies ter
minées, le cortège reconduit processionnellement ta statue de sainte Barbe dans ta chaloupe, qui ta ramène immédiatement à bord.
Dès que 1a sainte a quitté le quai, le maître d’équipage,
d’un coup de son sifflet d’argent, range en cercle autour de
La Sainte-Barbe, à Toulon,
lui son docile bataillon, et, mettant à contribution les métaphores les plus fleuries du vocabulaire maritime, improvise un discours d’autant plus applaudi qu’il est plus court et plus ronflant. Après quoi, et pour l’acquit de sa conscience,
fl recommande ta dignité et ta tempérance à son auditoire, et termine sa harangue par ces mots magiques, par cette phrase si ardemment attendue : Liberté de manœuvre!
Il faut connaître à fond la vie du matelot, existence toute de privations et d’obéissance passive, où les heures de som
meil sont mesurées avec autant de parcimonie que les rations de vin et de biscuit, où toute tentative de repos est réprimée parune discipline inexorable, afin de bien se rendre compte de ce que ces trois mots « liberté de manœuvre!» renferment de bonheur pour les marins.
Bientôt les magasins de liqueurs sont littéralement envahis. Les omnibus (les omnibus! que, dans leur superbe dé
dain pour les moyens de locomotion en usage à terre, les marins NOmment des bateaux à vapeur de 1a force de deux rosses!) sont pris à l’abordage et roulent, chargés à fond, vers les ginguettes qui pullulent autour des villes de guerre.
Vent arrière les matelots ! Les officiers de marine, les figures de vent debout ! comme ils les appellent, n’ont pas à contrôler ce jour-là l’emploi des heures des marins. Quels que soient les excès auxquels ils se livreront, la page du registre des
punitions portant 1a date du 4 décembre conservera son immaculée virginité. Les bouteilles de vin se videront comme par enchantement ; les pièces de centsous, si laborieusement acquises, ne vaudront pas cinq centimes; les gaudrioles les plus lestes, les chansons les plus incendiaires seront acceptées, même par ta police, avec ta plus exemplaire résignation. — C’est qu’il ne serait ni généreux ni prudent de vou
loir ce jour-là opposer une digue au torrent de vin, au vol
can de tabac qui allume le cerveau de ees enfants du vieux Neptune, torrent qui s’échappe en explosions de gaieté fréné
tique, mais que, du reste, avant demain, deux heures de sommeil profond auront complètement mis à sec.
NOs hommes resteront ainsi tout le jour livrés au bonheur de trinquer et de rire. Ils s’y livreront sans restriction, sans souci de la veille nidulendemain. Ils oublieront qu’hier encore ils ont fait blanchir leurs cheveux et dépensé des efforts surhumains pour esquiver un naufrage, et que demain peutêtre ils quitteront 1a famille et 1a. patrie pour entreprendre une campagne de quatre ou cinq ans. La coupe est pleine sous leurs doigts, ils ta vident au milieu des fleurs et des chansons, comme les riches et heureux convives des orgies romaines.
Le soir, quand les vapeurs du vin ont incendié le cerveau des matelots et que le vent de l’ivresse a dipersé les groupes
trop NOmbreux, vous les rencontrez dans les rues, précédés d’un orgue ambulant ou d’une cornemuse nasillarde, au son de laquelle ils gambadent avec un entrain d’enfer, avec une volubilité de bonds à donner le vertige aux têtes les plus froides. Et quand ils tombent de fatigue et d’essoufflement, ils payent chacun cent sous, dix francs, cet abominable plai
sir, auquel ni vous ni moi ne voudrions êlre condamnés pour tout l’or du monde.
Le lendemain, à l’heure de 1a rentrée à bord, bien des retardataires, encore assouois sous les bancs des cabarets, manquent à l’appel. Ce qui n’empêche pas que le retour au vaisseau ne soit aussi solennel que l’a été le départ. Les petits navires à vapeur desservant les localités voisines se pa
voisent royalement dès l’aurore et arborent des bannières de ralliement sur lesquelles rayonnent les NOms glorieux de NOs vaisseaux : le Marengo, le Montebello, l Iéna, l’Alger, etc. Les caNOnniers rentrent à bord sur ces pyroscaphes, au son des fanfares qui retentissaient la veille à l’heure du débarquement , et je vous laisse à penser quelles odyssées bachi
ques les héros de 1a fête vont se raconter pendant les heures moNOtones du quart de nuit.
Comme NOus l’avons déjà dit, soyons heureux le i décembre, tandis que NOus travaillons prosaïquement à l’œuvre quotidienne, soyons heureux par ta pensée qu’il est un coin
Fêtes maritimes. — La Sainte-Barbe.
rêt. Le maître d’artillerie du bord, revêtu, comme en un jour de combat, des plus beaux insignes de son grade, vient pré
venir l’officier de son arme que les marins-caNOnniers ont, comme les précédentes années, l’intention de. célébrer la sainte Barbe, leur fête patronale. L’officier s’empresse de communiquer le projet au lieutenant chargé du détail, le
quel demande l’autorisation nécessaire au commandant, qui ne 1a refuse jamais.
Tandis que ces graves formalités s’accomplissent, on voit dans l’ombre des batteries, entre les lourds affûts, les ap
prentis-caNOnniers tresser, avec l’activité proverbiale des gens de mer, d homériques guirlandes de chêne et de lau
riers destinées à orner, le lendemain, les chaloupes de débarquement.
Le 4 décembre, en effet, à ta pointe du jour, ta chaloupe caNOnnière parée, de ta poupe à ta proue, de bouquets d’im
mortelles, de couronnes et de festons, s’éloigne du vaisseau au son des fanfares. Un quart d’heure après, elle débarque solennellement sur les quais deux ou trois cents marins en grande tenue, tambours et fifres en tête, électrisés par ta perspective de deux jours de liberté et portant chacun à la boutonnière un gros et frais bouquet, comme pour prouver
que sous 1a rudesse extérieure de leurs mœurs et sur le pont goudronné d’un navire ils ont gardé l’amour des fleurs et le souvenir des sentiments dont elles sont les doux emblèmes.
Le débarquement, malgré le NOmbre considérable de curieux qu’il attire, malgré l’exiguïté des quais en un sem
blable moment, malgré surtout le caractère turbulent et indiseiplinable du matelot à terre, a lieu dans un ordre admi
rable. C’est au milieu du silence le plus absolu que l’image en bois doré de sainte Barbe vient, de la poupe où elle était triomphalement posée, prendre place à ta tête du cortège,
et que les fifres joyeux entonnent le signal du départ pour la messe. C’est aussi avec le plus profond recueillement que ces hommes robustes, qui ont nargué les boulets et les tem
pêtes, viennent incliner leur front bronzé par l’air salin aux pieds de la Maria Stella adorée, qu’ils ont tant de fois invo
quée pendant les nuits d’orage et d’épouvante, fit le prêtre qui, à la fin du service divin, lève 1a main pour bénir son silencieux troupeau, ne rencontre que des têtes prosternées.
Au sortir de l’église la troupe se dirige, toujours en bon ordre, vers l’hôtel de 1a préfecture maritime, où la sérénade d’honneur est jouée sous le balcon de l’amiral. De là, l’au
bade va retentir sous les fenêtres du major-général et enfin sous celles du commandant du navire. Ces cérémonies ter
minées, le cortège reconduit processionnellement ta statue de sainte Barbe dans ta chaloupe, qui ta ramène immédiatement à bord.
Dès que 1a sainte a quitté le quai, le maître d’équipage,
d’un coup de son sifflet d’argent, range en cercle autour de
La Sainte-Barbe, à Toulon,
lui son docile bataillon, et, mettant à contribution les métaphores les plus fleuries du vocabulaire maritime, improvise un discours d’autant plus applaudi qu’il est plus court et plus ronflant. Après quoi, et pour l’acquit de sa conscience,
fl recommande ta dignité et ta tempérance à son auditoire, et termine sa harangue par ces mots magiques, par cette phrase si ardemment attendue : Liberté de manœuvre!
Il faut connaître à fond la vie du matelot, existence toute de privations et d’obéissance passive, où les heures de som
meil sont mesurées avec autant de parcimonie que les rations de vin et de biscuit, où toute tentative de repos est réprimée parune discipline inexorable, afin de bien se rendre compte de ce que ces trois mots « liberté de manœuvre!» renferment de bonheur pour les marins.
Bientôt les magasins de liqueurs sont littéralement envahis. Les omnibus (les omnibus! que, dans leur superbe dé
dain pour les moyens de locomotion en usage à terre, les marins NOmment des bateaux à vapeur de 1a force de deux rosses!) sont pris à l’abordage et roulent, chargés à fond, vers les ginguettes qui pullulent autour des villes de guerre.
Vent arrière les matelots ! Les officiers de marine, les figures de vent debout ! comme ils les appellent, n’ont pas à contrôler ce jour-là l’emploi des heures des marins. Quels que soient les excès auxquels ils se livreront, la page du registre des
punitions portant 1a date du 4 décembre conservera son immaculée virginité. Les bouteilles de vin se videront comme par enchantement ; les pièces de centsous, si laborieusement acquises, ne vaudront pas cinq centimes; les gaudrioles les plus lestes, les chansons les plus incendiaires seront acceptées, même par ta police, avec ta plus exemplaire résignation. — C’est qu’il ne serait ni généreux ni prudent de vou
loir ce jour-là opposer une digue au torrent de vin, au vol
can de tabac qui allume le cerveau de ees enfants du vieux Neptune, torrent qui s’échappe en explosions de gaieté fréné
tique, mais que, du reste, avant demain, deux heures de sommeil profond auront complètement mis à sec.
NOs hommes resteront ainsi tout le jour livrés au bonheur de trinquer et de rire. Ils s’y livreront sans restriction, sans souci de la veille nidulendemain. Ils oublieront qu’hier encore ils ont fait blanchir leurs cheveux et dépensé des efforts surhumains pour esquiver un naufrage, et que demain peutêtre ils quitteront 1a famille et 1a. patrie pour entreprendre une campagne de quatre ou cinq ans. La coupe est pleine sous leurs doigts, ils ta vident au milieu des fleurs et des chansons, comme les riches et heureux convives des orgies romaines.
Le soir, quand les vapeurs du vin ont incendié le cerveau des matelots et que le vent de l’ivresse a dipersé les groupes
trop NOmbreux, vous les rencontrez dans les rues, précédés d’un orgue ambulant ou d’une cornemuse nasillarde, au son de laquelle ils gambadent avec un entrain d’enfer, avec une volubilité de bonds à donner le vertige aux têtes les plus froides. Et quand ils tombent de fatigue et d’essoufflement, ils payent chacun cent sous, dix francs, cet abominable plai
sir, auquel ni vous ni moi ne voudrions êlre condamnés pour tout l’or du monde.
Le lendemain, à l’heure de 1a rentrée à bord, bien des retardataires, encore assouois sous les bancs des cabarets, manquent à l’appel. Ce qui n’empêche pas que le retour au vaisseau ne soit aussi solennel que l’a été le départ. Les petits navires à vapeur desservant les localités voisines se pa
voisent royalement dès l’aurore et arborent des bannières de ralliement sur lesquelles rayonnent les NOms glorieux de NOs vaisseaux : le Marengo, le Montebello, l Iéna, l’Alger, etc. Les caNOnniers rentrent à bord sur ces pyroscaphes, au son des fanfares qui retentissaient la veille à l’heure du débarquement , et je vous laisse à penser quelles odyssées bachi
ques les héros de 1a fête vont se raconter pendant les heures moNOtones du quart de nuit.
Comme NOus l’avons déjà dit, soyons heureux le i décembre, tandis que NOus travaillons prosaïquement à l’œuvre quotidienne, soyons heureux par ta pensée qu’il est un coin
Fêtes maritimes. — La Sainte-Barbe.