de ce pauvre monde tant décrié, où s’exhale en chants d’i­ vresse l’idéal que poursuit en vain NOtre vie inquiète : le plaisir sans mélange, le bonheur complet ! Ch. P.
Perdre pour sauver. Voir tome X, pages 154, 170, 181 et 198.
J’accourais pour conférer avec Huerta, au moment même où don Diégo venait de le quitter, et comme j’entrais pré
cipitamment, je le rencontrai sous le péristyle. J’étais trop irrité de l’empiétement qu’il s’était permis sur mes fonctions, en changeant l’ordre et la position des postes que j’avais pla
cés moi-même, pour laisser échapper cette occasion de lui en
exprimer tout mon mécontentement. Je l’arrêtai au passage,- et je me plaignis de son procédé avec une vivacité qui parut le surprendre excessivement.
« Vous comprenez, sefior don Diego, lui dis-je en terminant, que je suis personnellement responsable, auprès du gé
néral président, de l’exécution de ses ordres qui garantissent la sûreté de la prison. Je vais donc me dégager immédiate
ment de cette responsabilité, en l’avertissant que je ne commande plus seul. »
Don Diego resta un moment à me regarder sans répondre. « En vérité, seNOr brigadier, dit-il enfin avec expression, je serais désolé que ces mesures, prises dans l’intérêt du ser
vice, vous eussent blessé. Elles avaient pour but d’empêcher l’évasion des prisonniers. »
Il s’arrêta en me regardant fixement.
« L’évasion des prisonniers 1 m’écriai-je fort surpris à mon tour. Gomment! qui peut faire soupçonner?... Ah! ventrebleu ! est-ce que vous auriez appris quelque chose de semblable, seNOr don Diego?
— Mais, j’ai lieu de le croire], repartit le vice-président du même ton.
— Ce n’est guère possible ! repris-je vivement. Les postes ont été confiés à des hommes sûrs. Juan de Sylva est à l’a­ bri de tout soupçon. Le général a en lui toute confiance.
— Êtes-vous sûr également des subalternes? interrompit don Diego avec expression. Olanès, Pedrillo...
— Ma foi ! ce sont de braves soldats, voilà tout ce que j’en sais au fond; très-dévoués personnellement au général Huerta. D’ailleurs, ce qui interdit tout soupçon, c’est qu’ils m’ont été indiqués NOminativement par le général luimême.
— Vraiment ! s’écria don Diego avec un mouvement involontaire ; c’est par son ordre que vous les avez désignés à Juan de Sylva?
— Sans doute. C’est la confiance même du général en leur dévouement qui leur a fait assigner les postes à l’intérieur des couloirs.
— Ab! ab!... c’est différent. Et le mot de passe spécial, c’est le général qui l’avait donné? »
Cette question et le regard pénétrant de don Diego me déplurent.
« Ceci était un ordre confidentiel que Juan de Sylva avait reçu, répliquai-je assez brusquement. Il n’en devait compte qu’au général et à moi, qui le lui avais transmis.
— Ab ! fit don Diego.
— Je suis fâché qu’il ait eu assez peu de discrétion pour le divulguer. Vous me permettrez dejui infliger pour ce fait quinze jours d’arrêts.
— Vraiment ! repartit don Diego d’un ton singulier. Et si j’intercède pour lui?
— Vous intercéderez auprès du général président, auquel je vais en référer immédiatement. — Ah ! » fit don Diego.
En ce moment, le lieutenant d’ordonnance Padillo, qui sortait du cabinet d’Huerta, me vit et courut vers moi en toute bâte.
« Parbleu ! seNOr CastaNO, me dit-il précipitamment, je suis heureux de vous rencontrer si vite. Le général président vous attend avec impatience pour conférer avec vous sur les ordres qu’il vous a donnés ce matin. Il m’a dit que vous saviez combien c’était urgent, et qu’il n’y avait pas un mo
ment à perdre pour les exécuter ; il m’a ordonné de vous chercher partout, et de vous amener sur-le-champ.
— C’est bien. Je vous suis. »
Je saluai don Diego, qui me regardait partir d’un air qui me surprit sans que je pusse le comprendre ; et il m’arrêta, en me prenant par la main d’un air plus singulier encore :
« Je vous demande pardon de ce qui s’est passé, seNOr CastaNO; je crois maintenant que je me suis trompé... ou plutôt que mes soupçons étaient mal dirigés. Mais NOus expliquerons tout cela bientôt. Au revoir! »
H me fit un geste d’adieu, et sortit de son côté, tandis que je suivais Padillo dans le cabinet d’Huerta.
Le général me parut fort agité, et plus mécontent que je ne l’avais été moi même des mesures de défiance prises par le vice-président.
« NOus ne pouvons rester ainsi! s’écria-t-il avec une explosion presque subite de violente indignation. Ce serait dé
placer seulement la guerre civile, guerre d’anthropophages et de bourreaux, où NOus NOus mangerions les uns les autres! Assez comme cela! Il faut en finir! »
Il m’apprit alors la déNOnciation officieuse dont je venais d’être l’objet, et cette communication n’ajouta pas beaucoup, comme vous devez le penser, à la sympathie que je pouvais ressentir pour don Diego et ses amis.
« Il faut en finir ! répéta encore Huerta, et cette fois avec mon plein assentiment. As-tu préparé la chaisede poste?
— Elle vous attend.
— Bien! Tu la feras entrer dans la seconde cour, par la porte de derrière, et tu la placeras le plus près possible du petit escalier, au coin de la remise. Il faut qu’elle soit là, tout attelée, prête à partir dans une demi-heure au plus tard.
—11 suffit, général.
— Il serait bon que j’eusse une escorte. Padillo la com
mandera. Mais, pour éviter tout soupçon, il devra réunir son monde dans la rue, rallier la chaise de poste quand elle sortira, et ne la suivre qu’à quelques pas. Donne-lui ces instructions. Je lui parlerai moi-même, d’ailleurs, si je puis, au sortir de la séance. Puisque je l’emmène avec moi, NOus n’au
rons pas à craindre d’indiscrétion. Je le congédierai lui et ses hommes à la première halte, et je m’arrangerai pour qu’ils n’aient rien su.
— Padillo est d’ailleurs un homme dévoué, qui sait être discret. Mais de quelle séance me parlez-vous?
— De la séance de la junte. Pour ôter tout prétexte à cet abominable Diego, il faut se résigner à lui donner satisfaction : NOus allons juger les prisonniers à l’instant même. Au moins, il n’accusera plus ni toi ni d’autres de vouloir les faire évader.
— Quelle absurde déNOnciation ! m’écriai-je encore tout indigné à ce souvenir.
— Comme je crains encore quelque guet-apens de sa part, prends une escorte respectable pour aller à la prison, cin
quante ou soixante hommes au moins, et amène-moi ici don Alvarez et sa fille, sans passer par le couloir de l’Est, afin d’éviter une collision et une discussion fâcheuse. Restons en bonne intelligence jusqu’au dernier moment.
— Il suffit, général. Dans un quart d’heure, don Alvarez sera dans la salle de la junte. »
J’exécutai, en effet, cette mission sans difficulté. Don Alvarez me suivit avec le même calme dédaigneux, la même fierté hautaine qu’il avait montrés dès le premier jour. Je ne pus même croire, en voyant sa froideur impassible, qu’il eût formé un projet d’évasion, ou qu’il eût même quelque espoir de délivrance. Il n’eût pu conserver tant de sang-froid en le voyant détruire.
La belle Inès avait partagé la prison de son père ; elle le suivit au tribunal. J’avais d’ailleurs l’ordre précis de l’y con
duire. Je ne les fis introduire dans la salle que lorsque la junte fut réunie et que la séance fut ouverte.
Ce fut une cruelle séance. Inès, cachée sous un long voile NOir qui l’enveloppait comme un linceul funèbre, marchait à côté de son père. Mais ses forces trahirent son courage. A peine avait-elle fait quelques pas dans la salle qu’elle s’ar
rêta en chancelant, et dut s’appuyer sur don Alvarez, qui la prit dans ses bras pour la soutenir.
Les membres de la junte étaient rangés en cercle autour d’une table formant le fera cheval ; au milieu, Huerta était assis au fauteuil de la présidence. Don Alvarez s’arrêta en face de lui, le regard üxe, le front haut. Le général était ex
cessivement pâle. Ses yeux semblaient éviter de rencontrer les accusés; mais il restait impassible et calme, et sa phy
sioNOmie avait cette énergie sombre d’un homme qui a pris une résolution implacable, et qui aura la volonté assez ferme pour l’accomplir, coûte que coûte.
A peine étions-NOus entrés qu’il se leva, et proNOnça quelques phrases d une voix brève et stridente. Il rappela aux membres de la junte qu’ils ne siégaient p us comme as
semblée politique, mais comme tribunal; qu’ils devaient comprendre que, dans cette situation NOuvelle, l’impartia
lité devenait leur principal devoir; qu’ils devaient écouter la défense avec une juste bienveillance. La parole, dit-ii en se rasseyant, est au vice-président don Diego pour l’accusation.
« Je ne serai pas long, dit don Diego en se levant à son tour ; les faits sont connus de tous les membres de ce tri
bunal. Les Français ont envahi l’Espagne, don Alvarez s’est réuni aux ennemis, aux dévastateurs de l’Espagne, et don Alvarez est EspagNOl ! Il a fait la guerre à son pays. Ce crime est prévu par toutes les lois divines et humaines... et j’en demande le châtiment.
— Don Alvarez, reprit Huerta, lorsque don Diego se fut rassis, vous avez entendu? Q’avez-vous à dire pour votre défense?
— Rien ! répondit Alvarez avec la même froideur hautaine. Je ne reconnais pas l’autorité de ce prétendu tribunal, et je m’avilirais en m’y soumettant.
— Vous avez tort, don Alvarez, et dans votre intérêt...
— Assez ! interrompit brusquement le vieillard. Ta vue seule est un supplice pour moi... Je te donne ma malédiction.
— Il suffit, repartit Huerta sans s’émouvoir. Capitaine Fernandez, vous avez la parole pour présenter d’office la défense de l’accusé.
— Cette tâche est ingrate, dit Fernandez, il faut en convenir. Cependant je l’accepte. Je ne crois pas qu’on puisse trouver un moyen de justification pour l’accusé; mais, peutêtre, pourrait-on trouver un motif d’excuse. Don Alvarez avait reçu les ordres d’un gouvernement régulier siégeant à Madrid. Peut-être a-t-il pu croire que ce gouvernement était espagNOl...
— Je ne puis laisser passer ceci sous silence, interrompit don Diego. On ne peut appeler régulier un gouvernement usurpateur imposé par l’étranger.
—J’accepte l’observation, répliqua Fernandez, et je me tais. — La cause est entendue, dit froidement Huerta. NOus allons passer aux voix. Brigadier Nuirez, voue êtes le plus jeune. Votre avis?
— Alvarez est coupable ! répondit Nunez en se levant. — Quel châtiment? — La mort ! »
Et il se rassit ; Inès poussa un faible cri et s’affaissa sur ses geNOux. Huerta se leva par un mouvement convulsif, et me fit signe. Je m’avançai, et je la relevai : elle était privée de sentiment. Deux soldats la prirent et la soutinrent auprès de son père qui, muet et impassible en apparence, tenait encore sa main froide et décolorée entre les siennes.
Huerta continuait l’appel des membres de la junte, qui tomr votèrent successivement la mort.
«Vous ne votez pas, général? lui demanda don iCnq d’un ton singulier.
— J’ai été insulté, repartit Huerta; je me récuse, fe
— Ah! c’est juste! reprit ironiquement don Diego.
— SeNOr, dit Huerta en se levant, la sentence est rendue. La junte condamne l’ex-gouverneur don Alvarez à la peine capitale. L’arrêt doit être exécuté dans les vingt-quatre heures. Votre devoir est terminé... Le mien commence.
— Le général président se trompe, interrompit don Diego. NOtre devoir ne peut être terminé. Un seul accusé a été jugé... et NOus en avons deux devant NOus.
— Que voulez-vous dire? repartit Huerta avec hauteur.
— Quel sera le sort de la fille d’Alvarez ? Je demande que la junte se proNOnce, et voici mes conclusions. La tille d’Al
varez sera séparée de son père à l’instant même, conduite immédiatement au couvent de l’AnNOnciation et cloîtrée pour le reste de ses jours.
— Je m’oppose à cette rigueur gratuite, repartit vivement Huerta. Aucune accusation ne pèse sur la tille d’Alva
rez... Elle assistera son père et le consolera à ses derniers moments, et sera libre de choisir ensuite la retraite qu’elle voudra habiter.
— Je demande que la junte soit consultée ! insista don Diego.
— C’est inutile ! l’arrêt est proNOncé... Le reste me regarde.
— Mais...
— C’est entendu ! interrompit Huerta avec autorité. Se- NOrs, la séance est levée... Don CastaNO, emmenez le condamné,et qu’il soit mis immédiatement en chapelle. »
Je m’empressai d’exécuter l’ordre. Deux soldats emportaient Inès toujours évaNOuie, et dont Alvarez n’avait pas
uitté la main. 11 marchait d’un pas ferme au milieu des solats, et son front n’avait rien perdu de sa froide dignité. NOus sortîmes de la salle, où la dernière discussion qui s’é­ tait élevée entre don Diego et le président avait laissé quelque agitation parmi les membres de la junte.
Je pris toutes les mesures de précaution qu’Huerta m’a­ vait indiquées autour de la salle dans laquelle Alvarez avait été mis en chapelle. Je restai moi-même avec un fort pelo
ton dans la pièce d’entrée. La seconde issue, porte dérobée donnant sur le couloir, était gardée par le sergent Otanès, en qui Huerta avait toute confiance. J’entrai d’ailleurs un moment dans la salle pour m’assurer que toutes les dispositions convenables avaient été exécutées. Le cercueil, en
touré de cierges, tendu de NOir, exhaussé sur deux billots, était au milieu ; auprès, un prie-Dieu également tendu de deuil. Inès avait repris ses sens. Elle sanglotait appuyée sur les geNOux de son père. Alvarez la couvrait de caresses muettes, interrompues par quelques paroles entrecoupées.
La fermeté de l’homme fléchissait sous la tendresse du père ; il pleurait sur sa fille, et gémissait, NOn par crainte de la mort,
mais par la douleur de cette séparation terrible. Le spectacle de celte infortune, de cette désolation profonde, me brisa le cœur. Je m’éloignai presque aussitôt, et je visitai les postes
desûreté; ainsique je m’y attendais, il se manifestait audehors une certaine effervescence. La NOuvelle de la con
damnation d’Alvarez s’était répandue dans la foule et avait ranimé ses instincts sanguinaires. Cette agitation me parais
sait d’ailleurs entretenue évidemment par don Diego, Nunez et les autres membres de la junte qui suivaient ce parti. Nunez même prétendait entrer dans la chapelle. Je m’y op
posai, selon les ordres que j’avais reçus, et je fis exécuter rigoureusement les consignes tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du palais.
Environ une heure après le jugement, un moine se présenta pour offrir à don Alvarez les secours de la religion. Il fut admis sans difficulté.
Il était dans la chapelle depuis quelques instants lorsque Huerta vint lui-même avec une escorte de cinq ou six sol
dats. Le général était d’une pâleur extrême, et il essuyait à fréquentes reprises la sueur qui coulait de son front.
« NOus ne pouvons songer à une exécution publique, mon cher CastaNO, me dit-il d’une voix altérée. Ces tigres devien
draient furieux en voyant le sang, et Dieu sait jusqu’où ils iraient. Il faut que tout soit fini avant mon départ.
— Je vous plains, général, dis-je en voyant son émotion, d’être réduit à remplir vous-même ce triste minislère...
—-Inès a-t-elle reprisses sens? demanda-t-il d’une voix étouffée.
— Oui, général, et je crains que cette scène...
— Je vais tâcher de la tromper et de l’éloigner... Puisse Dieu me prêter l’adresse nécessaire pour réussir et la force suffisante pour jouer mon rôle jusqu’au bout !
— Je vous plains, répétai-je avec émotion; Ÿous pourriez peut-être...
— NOn! interrompit-il avec un geste convulsif; il faut que je parte sur-le-champ, et je ne veux rien laisser derrière moi... Adieu, mon cher CastaNO, ajouta-t-il en me ser
rant vivement la main. Souviens-toi de NOs conventions... Iriarte ! dit-il à l’un des soldats qui le suivaient, vous res
terez à cette porte; vous ne laisserez entrer personne... à moins d’un ordre du brigadier don CastaNO en personne.
— Il suffit, général. »
Huerta s’arrêta encore un moment ; il porta la main à son front et me parut chanceler; puis il se remit et entra rapide
ment, suivi de ses trois satellites, Arteguy, Pedrillo et Mosquilo. Laporte de la chapelle se referma sur eux.
J’étais demeuré, sans trop savoir pourquoi, à quelques pas de cette porte, écoutant avec une certaine anxiété. J’entendis presque aussitôt des voix animées et un cri de femme,
un cri horrible, déchirant, qui me fit passer sur tout le corps un frisson d’angoisse. Les soldats, groupés à quelque dis
tance, en tressaillirent, et, saisis comme moi d’une muette horreur, échangèrent entre eux un regard significatif. J’en- JancUs..encore un instant de tumulte, des voix menaçan
amgj iBti» d’armes, le bruit de pas pressés et d’une autre cr* de femme, étouffé, palpitant, plus
encore que le premier; puis un coup de
pcè de mort.