son esprit sur d’autres contrées, et publie avec un savant commentaire une traduction du théâtre anglais antérieur à Shakespeare. Puis l’Espagne romantique l’attire à son tour, et le fixe aux chants des romanciers, au génie de Cervantes.
En même temps qu’il poursuit ainsi ses études de littérature, il se livre avec la même ardeur à des études sur l’art. 11 s’associe à son ami Wackenroder, publie avec lui les Fan
taisies sur l’art, les Epanchements de cœur d’un religieux amateur de l’art, et le roman de Stembald, malheureusement inachevé, mais qui, dans ses deux parties, nous montre le lumineux contraste de l’art allemand et de l’art italien.
Mais c’est surtout par ses nouvelles que Tieck s’est acquis en Allemagne un renom populaire. Ses nouvelles sont au
tant de tableaux dessinés avec un soin extrême, étudiés avec art jusque dans les moindres détails et colorés avec une dé
licatesse de touche qui rappelle les nuances de Miéris et des peintres de son école. Une fine ironie s’y mêle à une sentimentalité germanique, une analyse psychologique à une rê
veuse poésie, et une sorte de humour de bon aloi à un amour panthéistique de la nature. C’est là que Tieckfse manifeste avec ses qualités les [plus précieuses; c’est là qu’il répand
d’une main à la fois habile et prodigue les réflexions d’un esprit instruit et sagace, les songes gracieux de son aventureuse pensée, les fleurs les plus riantes de son imagi
nation. Ces nouvelles ont été pendant un long espace de temps dispersées dans ces recueils annuels qui se publient en Allemagne sous le titre de Taschenbücher. L’auteur les a ensuite réunies, et elles forment à présent dans la littérature germanique un recueil inimité et peut-être inimi
table. Quelques-unes de ses compositions ont été tradui
tes en français, et n’ont, il faut le dire, obtenu parmi nous qu’un médiocre succès. Mais une telle épreuve ne doit point nous faire douter de leur mérite original. Il faut à certaines œuvres certain public spécial. nous avons en France des livres qui ne seront jamais appréciés en Allemagne et en An
gleterre comme ils le sont parmi nous. Il en est de même de ces pays à notre égard. Tieck a employé à écrire ses nouvelles un talent exquis; mais le plus souvent, dans ces ré
cits et dans quelques-uns des plus achevés, la réflexion l’emporte sur l’action, la rêverie ou la conversation analyti
que y tient plus de place que le drame, et ce qu’il nous faut avant tout, n’est-ce pas le drame et ses incidents les plus imprévus et ses vives péripéties ?
Le bon génie qui a doté Tieck de ces facultés poétiques lui a donné les qualités attrayantes et sérieuses qui font aimer l’homme en même temps qu’on admire l’écrivain. Gra
cieux et affable, bienveillant et spirituel, il a laissé dans le cœur de quiconque l’a connu un heureux souvenir. Ceux qui n’ont pas assez vécu dans son intimité pour pénétrer pleine
ment au tond de sa nature affectueuse n’ont du moins pas échappé au prestige de son entretien. Pour moi, je songe souvent au temps où, entraîné de ville en ville par le désir de voir les monuments anciens et les célébrités vivantes de
l’Allemagne, j’allais chercher à Dresde cet homme dont je ne me lassais pas de lire les livres, et m’asseoir, étranger obscur, voyageur inconnu, à sa table de poète. A quinze ans de dis
tance, je le revois encore avec son large front ombragé de quelques boucles de cheveux blancs, sa douce et expressive physionomie, ses grands yeux bleus si purs et si limpides, la tête légèrement penchée de côté, prêtant l’oreille à tout ce qui se passait autour de lui, conservant, au milieu des souf
frances physiques qui clouaient son corps sur un fauteuil, toute la mobilité de ses impressions, l’éclair du regard, la grâce juvénile du sourire. A cette époque, il était enchaîné chez lui par la goutte dont il avait subi les premières
Une soirée chez Tieck. — Une lecture.
atteintes dès l’âge de trente-trois ans. Pour se distraire de son inaction, il réunissait autour de lui un cercle d’amis et de visiteurs. Au milieu même de ses douleurs, il causait avec gaieté et abandon. Malgré les prescriptions des médecins, il voulait voir à sa table le vin pur pétiller dans son verre, sur
tout un vieux vin du Rhin pour lequel il avait une affection anacréontique et que ses éditeurs se faisaient un pieux devoir de lui procurer. Le soir, dans son salon, on se rangeait autour de lui : sa vieille amie, la comtesse de Finkestein, pre
nait sa place habituelle sur le canapé; ses deux filles, deux chastes et suaves figures, s’asseyaient devant lui ; à côté de leur mère, quelques amis intimes, quelques visiteurs passa
gers complétaient le cercle, et Tieck faisait à cet auditoire des lectures auxquelles tout étranger de distinction tenait à hon
neur d’être admis, et qui sont restées célèbres en Allemagne. J’ai eu le bonheur d’assister plus d’une fois à ces poétiques
soirées, et, certes, l’intérêt qu’elles excitaient dans le monde lettré et le monde élégant de Dresde n’était pas exagéré. Je me souviens surtout d’une veillée d’hiver où nous nous trou
vâmes par hasard en plus petit nombre que de coutume, et où Tieck nous lut sa comédie du Chat botté, l’une de ses pièces les plus humoristiques et les plus spirituelles. Il y a dans cette pièce une quarantaine de personnages, hommes et femmes, princes et manants, et le chat, qui joue un grand rôle, et trois ou quatre bourgeois assis au parterre, qui, dans leur sagesse magistrale, interrompent à tout instant la mar
che du spectacle par leurs savantes remarques et leurs criti
ques superbes, interpellent tour à tour l’auteur, le régisseur, et s’en vont, à la fin, en lâchant comme une dernière flèche leur dernière sottise d’épicier. Tieck faisait par
ler ces divers personnages avec une telle flexibilité d’organe, que, sans qu’il prononçât leur nom, chaque audi
teur les distinguait parfaitement l’un de l’autre, et son regard, et sa physionomie, et les différentes intonations de sa voix indiquaient nettement leur caractère, peignaient leurs mouvements, exprimaient leurs passions. Une telle lecture était un vrai spectacle, une représentation scénique où un seul acteur assis dans son fauteuil représentait à lui seul tout un monde d’acteurs.
Maintenant Tieck est rentré dans la ville où il est né, dans la ville où son frère Frédéric s’illustrait par ses œuvres d’art, tandis que lui s’illustrait par ses écrits. L’intelligente géné
rosité du roi de Prusse lui a assuré à Berlin une honorable retraite ; mais quel vide il a dû laisser à Dresde ! combien de fois ceux qui l’ont vu là regarderont, en passant surl’Altmark,
les fenêtres de sa demeure, et regretteront de ne plus l’y trouver !
X. MARMIER.
Esquisse d’une histoire de la mode depuis un siècle.
Se nourrir et s’habiller, voilà les deux grands soucis de l’homme ici-bas. S’il avait voulu s’en tenir au nécessaire le plus strict, il s’en fût tiré à peu de frais; mais à force de compliquer ce qui était simple et de perfectionner ce qui était devenu, compliqué, tant pour sa table que pour sa toilette, il a fini par se créer des besoins tels que, pour les sa
tisfaire, il lui fallut parcourir la terre d’un bout à l’autre et l’exploiter avec des labeurs infinis. Ces besoins ont été pour lui les stimulants de l’esprit de voyage et de conquête, les causes du commerce et de la guerre. Aussi peut on dire avec raison que la gourmandise et la coquetterie sont les deux pivots sur lesquels repose la civilisation. Ce n’est donc
pas un si grand mal, quoi qu’en disent les moralistes, d’avoir ajouté les charmantes inventions de l’art culinaire aux menus des repas primitifs ; car, il faut l’avouer, le banquet au
quel Dieu nous avait conviés n’était pas des plus friands. Il consistait en une pitance peu abondante de racines coriaces et de fruits acerbes, en y ajoutant, pour les estomacs
AVANT-PROPOS.