Le Misogyne.
Conte —Voir tome X, page 26.3.
Mulier diversa....
PREMIÈRE PARTIE.
III.— HISTOIRE DES PREMIÈRES noCES DU BOURGEOIS MYRON.
Myron entra d’nn air mélancolique.
« Messieurs, reprit Fabrice, ce vivant que vous voyez était bourgeois à Mantoue, en Lombardie; aujourd’hui, il est atta
ché à ma personne à cause même de ses infortunes, qu’il me plaît souvent de lui faire raconter. Il a été marié quatre fois, avec votre permission, sans compter ses unions illégitimes.
Comme je ne veux point abuser de votre patience, Myron va vous conter seulement l’histoire de ses premières noces.»
Myron s’assit avec un redoublement de tristesse et conta ce qui suit :
« Messeigneurs, lorsque je fus en âge de m’établir, je commençai par acheter un comptoir de changeur de monnaies,
puis je songeai à prendre femme, pour être heureux. Il y avait alors à Mantoue, parmi beaucoup de fdles à marier, une or
pheline milanaise, que son tuteur avait fait venir dans noire
ville et recueillie chez lui, voulant, remplacer auprès d’elle lafamille qu’elle avait perdue. Elle se nommait Ninette, Son air était le plus doux, sa tenue lu plus innocente qu’on pût voir; toujours les yeux baissés, elle rougissait pour rien. Je m’es
timai donc fort favorisé d’avoir dans ma maison une femme aussi sage et aussi bonne. Le tuteur m’accepta; la pupille ne me refusa point. nous nous mariâmes, à ma satisfaction.
« Depuis un mois â peine, j’étais l’époux de Ninette, quand son tuteur vint à mourir, lui laissant une assez belle somme d’argent, que je convertis aussitôt en pièces d’or pour mon commerce. Ninette pleura beaucoup son excellent tuteur. Je m’affligeais de la voir toujours dans les larmes, mais je me félicitais aussi d’être le mari d’une femme si pieuse envers les siens. Un jour, comme j’essayais de la consoler par mes caresses :
« Hélas! me dit-elle, mon cher Myron, j’ai deux grands chagrins sur le cœur: le premier, d’avoir perdu mon second
père; l’autre, de n’avoir pas eu avec vous la franchise que j’aurais dû.
« — Qu’est-ce cela, Ninette? demandai-je tout effrayé.
« — Oui, reprit-elle, je vous ai trompé, mon bon Joseph, je vous ai caché quelque chose. Mais, enfin, ce secret injus
tement gardé me pèse trop, et je ne. veux plus rien vous céler. Sachez donc que de toute ma famille il me reste encore un frère...
« — Un frère ! m’écriai-je. QuilvOUS empêchait, Ninette, de me le dire plus tôt?
« — Ah ! mon arni, j’ai eu tort, grand tort; mais je n’o­
sais, par amour de vous ; oui, par amour de vous; car mon frère s’était fait une vilaine réputation à Milan, où il n’y avait pas de débauché pire que lui. Voici trois ans déjà, le bruit courut qu’il était mort au service du roi d’Espagne. Ce n’est que la veille de mon mariage qu’une lettre, secrètement re
mise , m’apprit qu il était encore vivant. Je n’eus point le courage de montrer cette lettre à mon tuteur, qui avait tou
jours détesté mom frère; et quant à vous, cher Myron , je craignais qu’on ne vous fît de Léonard, c’est le nom de mon frère, un si laid portrait, que vous ne voulussiez plus épouser sa sœur... et j’en serais morte de chagrin, bien certainement, mon ami... »
« Assise sur mon genou, elle passait tendrement son bras autour de ma tête :
« N’est-ce pas, Myron, continuait-elle, n’est-ce pas, tu me pardonnes ? Si c’est une faute que j’ai commise, tu sais bien
à présent quelle est mon excuse. Et puis, d’ailleurs, la bonté du ciel a tout réparé. Je ne sais quel saint a touché le cœur de Léonard. Ah! ce n’estplus le même du tout, aujourd’hui, je te le jure; la sagesse lui est venue un peu tard, mais enfin
elle lui est venue; au lieu de poursuivre ses débauches et ses scandales, au sortir de Milan, mon frère s’est mis à étu
dier jour et nuit... Tiens, Myron, lis toi-même sa dernière lettre, vois ce qu’il m’y annonce: il est docteur,depuis quel
ques jours, passé maître dans la science de la médecine; il revient dans notre pays, non pins pour affliger les sie- s et les faire rougir, mais pour les honorer en exerçant un des états qui méritent le plus d’estime.. lisait bien que les mau
vais souvenirs qu’il a laissés de lui à Milan l’empêchent d’y vivre désormais; et c’est auprès de nous, cher Myron, que son plus vif désir serait de passer ses jours; car il m’a tou
jours aimée avec tendresse, et il te chérit déjà toi-même parce que je lui ai appris combien tu me rendais heureuse...»
« Toutes ces paroles et bien d’autres encore furent dites avec une volubilité extrême, presque sans prendre haleine. Ninette finit de parler en m’embrassant deux fois sur les deux joues, puis elle me regarda d une façon doucement suppliante. J’avais lieu d’être surpris de la résurrection subite de ce Léo
nard, mais je ne songeais qu’à Ninette, et, cédant tout de suite à la prière de ses yeux :
« Eh bien, mignonne, lui dis-je avec un sourire, il faut écrire à ce terrible frère pour qu’il vienne dans notre ville :
le passé est passé; nous n’en parlerons pas; s’il est honnête homme, maintenant, et bon médecin, je ferai pour lui l’impossible, j’irai, je viendrai... »
« Ma femme ne me laissa pas le temps d’achever : nVembrassant encore une fois, elle courut sans perdre une minute écrire à son frère qu’il fallait venir de je ne sais plus quelle ville d’Espagne.
« Je me demandai ensuite si je n’avais pas été un peu prompt à faire ce que Ninette voulait. Etait- il bien sûr qu’il
se fût converti, ce frère, comme elle le disait, et ne devait-il rien manquer à cette belle métamorphose? mais la réflexion
venait trop tard : déjà Léonard était en route ; nous allions le voir arriver un jour ou l’autre.
« En attendant, j’avais lieu, il est vrai, de me féliciter de ma complaisance, puisque Ninette me comblait de petits soins. Jamais on ne vit femme plus attentive à plaire à son mari, plus gracieuse pour lui et plus prévenante. Surtout elle avait une inquiétude extraordinaire de ma santé : matin et soir, elle m interrogeait sur l’état où je me trouvais, elle me prescrivait force ménagements, et lorsque je prétendais n’en avoir pas besoin, je la voyais secouer la tête avec quel
que tristesse, comme si elle n’eût pas partagé sur moi-même ma propre sécurité.
« Bref, le frère arriva. C’était un grand diable, maigre et râpé, la moustache en l’air, le feutre sur l’oreille, et qui avait l’air bien Fier-à-Bras pour un docteur. Mais je pensais que cette apparence était un reste de ses vilaines habiludes de dé
bauche. Ce qui me déplaisait le plus en lui, c’est qu’il nous avait amené à sa suite une sorte de maraud sinistre, soi-di
sant valet de Léonard, et vrai gibier de potence en réalité. Le frère de Ninette me fit toutes les amitiés du monde dès qu’il entra chez nous; puis il se mit à parler de la médecine en termes si savants, qu’il ne me fut pas permis de conserver un doule sur son titre de docteur. Il semblait même avoir la ma
nie de son métier, car à toute heure il voulait me tarir le pouls, disant que j’étais son premier client et que ma santé lui appartenait. D’abord tout alla bien : on m’avertissait seulement que j’étais de complexion délicate; mais bientôt Léo
nard commença à secouer la tête comme faisait sa sœur avant son arrivée, et je m’aperçus que l’on me mettait tout doucement à un régime de nourriture fade et légère.
« Qu’est-oe que cela? dis-je enfin à mon beau-frère, croyezvous que vous me persuaderez que je suis malade, quand j’ai Ja conviction de me bien porter?
« — Mon cher Myron, me répondit-il, veuillez vous regarder dans cette glace.
« — Eh bien! n ai-je pas le teint bon?
« — Trop bon, mon cher beau-frère, trop bon; le sang vous gêne, cela se voit, et prenez-y garde. »
« J allais me fâcher. Ninette se mit de la partie.
« Cher petit Joseph, me dit elle en me regardant avec tendresse, ne crains rien, nous sommes là pour te soigner. »
« Elle faisait une moue si aimabie que je ne trouvai rien à lui répondre, si ce n’est de l embrasser. Le lendemain, il m’arriva par malheur de tousser trois ou quatre fois dans la journée. Aussitôt le pot de tisane fut sur le feu, et Léonard,
l’air grave, arriva sa lancette à la main : il n’y avait plus à hésiter, disait-il, le moment des remèdes énergiques était venu. Cette fois, je le crus fou.
« Allez à tous les diables ! » m’écriai-je hors de moi.
« Mais voici Ninette qui se met à pleurer de grosses larmes et qui me conjure à genoux tant et si bien que je me laisse tirer une palette de sang,
« A partir de ce jour, je commençai à n’être plus aussi certain de ma bonne santé; mes voisins, que ma femme entretenait de ma maladie, venaient l’un après l’autre s’infor
mer de mon état avec une sollicitude peu rassurante; Ninette et son frère passaient, malgré moi, les nuits à me veiller, et se partageaient la charge de garde-malade. Puis, il fallait prendre toutes sortes de potions calmantes, de fades breuva
ges, que je ne pouvais refuser, car c’était Ninette elle-même qui me les présentait de sa jolie main et avec des regards déchirants. Les saignées, les bains, les synapismes se succé
daient à courts intervalles; sur deux jours, il y en avait un au moins de diète absolue. Décidément, je devenais très-malade.
« Une nuit, je fus tiré du sommeil par des douleurs extrêmes d’estomac : je n’avais rien pris, si ce n’est un peu de bouillon, depuis plus de vingt-quatre heures. J’appelai Ni
nette et Léonard ; on ne me répondit point; par exiraordinaire, j’étais seul à cette heure-là. Je sautai en place, et, à petit bruit, me dirigeai vers la salle à manger, voulant, dussé-je en mourir sur place, apaiser la faim qui me dévorait. Comme je me traînais p;ulôt que je ne marchais dans le cor
ridor, j’entendis qu’on riait et qu’on causait. Tout doucement je vins mettre l’œil à la serrure de la salle à manger. La table était dressée et bien servie : Léonard et son escogriffe de va
let soupaient du meilleur appétit. Quant à Ninette, accoudée sur 1 épaule de celui qu’elle appelait son frère, et coiilée plaisamment de son feutre à plumet, elle mangeait dans la même assiette et buvait dans le même verre que ce person
nage. Ce que j’entendais, d’ailleurs, servait d’explication à ce que je voyais. «Maintenant, petite fille, disait Léonard, ton mari est à point : demain je ferai venir un autre médecin,
un vrai ! Sois tranquille, celui-là l aura bientôt expédié. Et à nous les ducats de lu boutique ! Ma foi, il est temps que tout, ça finisse ; j’en ai assez de mon rôle d’apothicaire de contrebande et de frère ressuscité... »
«J’ouvris la porte avec furie, en prononçant des imprécations. Mais les deux scélérats se jetèrent sur moi, et me re
portèrent, malgré mes efforts, sur mon lit, où, avec l’aide de Ninette, ils me garrottèrent. Je poussais cependant des cris horribles : les voisins éveillés vinrent frapper à notre porte; Ninette leur répondit que j’avais la fièvre cliaude, et ils retournèrent se coucher en me plaignant de tout leur cœur.
« Apparemment Ninette et ses complices eurent peur de tant de bruit. Après avoir délibéré, ils éteignirent les lumières, descendirent au comptoir, où j’entendis bien qu’ils em
pochaient mes pièces d’or et d’argent, puis ils sortirent en ayant soin de fermer sur eux les portes à double tour.
” « Le lendemain, dans la journée, la police pénétra dans ma maison et me délivra. Mais les scélérats avaient déjà passé la frontière. »
En achevantces mots, Joseph Myron, bourgeois, se leva de l’air d’un homme qui veut pleurer : il salua poliment la compagnie, puis se retira.
Fabrice, souriait, d’une façon étrange et promenait un regard narquois sur les convives. Ceux-ci se taisaient encore ; mais Odoacre semblait à. part lui bouillir de colère. Le mo
ment venait où le poète ne pourrait plus mettre un frein à son indignation galante. Heureusement l amphitryon, pour
accorder tout le monde, donna le signal de quitter la table. Fabrice se répandit derechef en remercîtnents auprès de ses hôtes, et, prenant congé d’eux avec beaucoup d’urbanité, il sortit de la grotte.
IV. — MADAME ADRIENNE.
Dès le lendemain, il n’était bruit, dans toute la ville d’E- roë, que delà bizarre conduite de l’étranger et de l’inimitié incroyable qu’il professait pour le beau sexe. La renommée, qui embellit toutes choses, racontait déjà que le seigneur Fabrice était venu en Danemark pour y prêcher la croisade contre les femmes; elle disait aussi qu’il avait amené avec lui un ohœur de maris outragés, vivants exemples de la per
fidie féminine et destinés à aigrir les ressentiments de tous ceux qui avaient à se plaindre du sexe. Quel époux, en effet,
ne devait pas trembler pour lui-même à l’aspect de tant de Sganarelies réunis des quatre parties du monde?
Le poète Odoacre, quand il vit la passion publique si bien échauffée, eut peur qu’un autre que lui n’apprît la grande nouvelle à la jeune veuve française, dont il tenait parliculiè - renient à flatter la curiosité. Il se rendit donc tout droit chez madame Adrienne, après avoir mis au net un sonnet danois,
son passe-port galant pour être introduit dans la maison de la dame.
Madame Adrienne avait, entendu déjà toucher quelque chose de la férocité du seigneur Fabrice; mais à peine y avaitelle pris garde, tant elle était occupée de son grand projet de mascarade. Il faut savoir que l’aimable Française avait mis en tê1e aux élégants et aux élégantes de la ville de donner une fête de nuit dans les bosquets sur le bord de la mer, et avec des masques comme au fort de l’iiiver. C’était le soir même de ce jour que devait se réaliser cette charmante invention. Deboui devant sa glace, madame Adrienne essayait avec plai
sir un domino de satin blanc moiré, qu’elle avait pris soin de faire faire chez elle et sous ses yeux. Enveloppée dans le sa
tin jusqu’au menton, le capuchon sur les épaules, les cheveux relevés en grosses boucles tout, autour de la tête, madame Adrienne se trouvait si gracieuse ainsi, qu’elle se sou
riait à elle-même. Vraiment la jeune veuve était digne du portrait que les convives de la grotte avaient fait d’elle dans la chaleur du vin. Elle avait la taille fine, élancée, b s yeux noirs et brillants, le teint très-blanc avec dés reflets bruns; au-dessus de sa lèvre se dessinait comme une ombre légère qui semblait ajouter encore au caractère de sa beauté et à la décision de sa physionomie ; c’était enfin un charme doux et hardi, une grâce vive et sérieuse.
« Ali ! dit Odoacre en entrant, si le monstre vous voyait, madame, avec cette parure, je doute qu’il osât encore proférer ses blasphèmes !
— Qu’est-ce que le monstre et quels sont ses blasphèmes? demanda madame Adrienne surprise decet exorde, très-spiri
tuel et très-gracieux, de sou adorateur danois, qui n’avait pas son égal pour l’à-propos.-
— Le monstre, chère madame,; c’est un sffljMiwy !-
gneur italien, nommé Fabrice, huïsseüf avoué et mortel du beau sexe ; ses blasphèmes...
— Encore ceFabrice! ditnonchalammentmadame Adrienne sans vouloir enlendre le reste de la phrase commencée par Odoacre. Monsieur le poète, ne pourriez-vous me parler de quelque chose d’un peu plus neuf et d un peu plus curieux ?
Le poète, qui s’était flatté d’avoir les prémices de cette nouvt-aulé, se trouva déconfit en voyant qu’il avait été devancé.
« Eli quoi! madame, reprit-il assez piteusement, vous sauriez déjà...?
— Ne m’en rabat-on pas les oreilles depuis hier soir? — On vous a donc appris tout ce qui-s’était passé?
— Tout! répondit madame Adrienne, plus occupée de son domino que des questions du poète.
— Vous savez qu’il nous a conté les histoires les plus scandaleuses?
— Oui, oui.
— Qu’il a refusé de porter avec nous la santé des dames en général...?
— Parfaitement.
— Et la vôtre en particulier, chère madame? »
Odoacre comprit immédiatement qu’il venait de faire une forte sottise. Madame Adrienne avait tressailli en entendant ces derniers mots; son front s était soudainement obscurci; un éclair de dépit avait passé dans ses yeux. Son nom pro
noncé à table par l’ivresse, sa santé outrageusement refusée, et de dix convives pas un pour châtier l’insolent : trois of
fenses à la fois, trois offenses qu’une femme, comme madame Adrienne, ne sait pas pardonner.
« Je vous dis que je sais tout, répondit-elle assez sèchement au poète. » Puis elle se défit de son domino et lissa de sa main ses cheveux sur ses tempes en ayant l’air de ne plus penser à rien.
Le malencontreux Odoacre tâchait cependant d’atténuer l’effet de son indiscrétion par toutes sortes de paroles, ridicules à force d’être inutiles. Il jurait que c’élait avec un res
pect infini que messieurs ses amis avaient porté la santé de madame; qu’ils avaient prétendu boire à son honneur, à sa vertu, autant qu à sa beauté; que lui Odoacre, zélé serviteur de madame, n’eût pas souffert la plus petite légèreté sur un sujet qui lui était si cher; qu’enün, si l insolence de Fabrice était restée impunie, c’est qu’on avait respecté en lui les droits de l’hospitalité, et que dix Danois étaient trop braves pour provoquer ensemble un seul étranger; mais que, d’ail
leurs, l’occasion se pouvait retrouver aisément de faire payer cher à l’Italien sa monstrueuse impertinence, etc., etc.
Lorsque ce discours très-oiseux fut achevé, Odoacre s’a- perçiiUfîTé IRg Adrienne prêtait toute son attention à une jolik» 3gjàüaw& familière qui était venue se poser sur
xfjTt d°nc Ha’il ferait mieux de laisser
Il tira de sa poche le beau papier où