ques-uns, les plus jeunes, portaient les cheveux longs, séparés sur le côté par une raie et retombant sur les oreilles; d autres n’avaient de cheveux que sur les côtés et le derrière de la tête; le reste du crâne était complètement rasé.
Dans cette réunion où toutes les physionomies exprimaient, non pas la crainte, mais une vive et pénible préoccupation,
pas jun mot n’était prononcé par les assistants, pas un geste ne révélait le sujet et le but de leur halte en ce lieu inhabité.
Rien n’annonçait le voisinage de quelque village; aucun enclos, aucune plantation ne faisait deviner la case indienne, qui aime à se cacher sous l’épais feuillage des orangers ; deux ou trois vieilles toitures, en feuilles de bananier sauvage, soutenues par quatre pi
quets chancelants et vermoulus, indi
quaient seulement qu’à une autre époque les jeunes filles, qui parcou
raient la vallée pour y tresser des
parures avec la feuille parfumée de l’oro et la tige délicate du taré-taré, s’étaient arrêtées là, ou bien qu’au jour consacré pour recueillir, chaque se
maine , les féi, les uhi et le mapoura des montagnes, l’Indien, flé
chissant sous le poids d’une abondante récolte, avait élevé ces abris, suf
fisants pour le protéger contre les ar
dents rayons du soleil ou les ondées qui couvrent de perles étincelantes la feuille
diaprée des oréa. Aussi n’était-ce point our y étendre leurs nattes que ces ommes s’étaient réunis là; au peu d’empressement qu’ils mettaient à se préparer un gîte, il était facile de pré
voir ou qu’ils allaient rejoindre, dans le pa du fond de la vallée, les autres in
surgés qui s’y étaient réfugiés avec les femmes, les enfants et les vieillards, ou qu’ils allaient entreprendre au dehors quelque périlleuse expédition. Le si
lence qui régnait parmi cette petite
troupe fut tout à coup interrompu par l’arrivée d’un nouveau personnage, vêtu et armé à peu près comme les précé
dents, mais dont la tournure et les manières annonçaient un homme ha
bitué au commandement. Ses cheveux,
disposés comme ceux des jeunes gens (il ne paraissait pas avoir lui-même
plus de vingt-quatre ou vingt-cinq ans) étaient en partie cachés sous une casquette de drap bleu , à galon d’or, semblable à celle que portent les officiers de marine ; dans chacune des larges ouvertures pratiquées à ses oreilles, était fixé, par une petite tige de roseau, un bouquet de feuilles odorantes, imprégné des parfums du fara et de l’apape.
Maigre ces restes de parure, on voyait que le jeune chet avait pris une
part active aux événements de la journée, car la batterie de son fusil était encore noire de poudre et son cartoucliier é- tait vide. Dès qu’il parut, tous les yeux se tour
nèrent vers lui et semblèrent l’interroger a- vec anxiété. — L’un des assis
tants lui adressa une question à laquelle il se contenta de répondre, en contractant les muscles de la face, de manière à ramener légère
ment sa lèvre inférieure sur la supérieure, et à ouvrir assez les yeux pour que ses sourcils se rapprochassent
sensiblement de la partie supérieure du front.
Il résulte de ce jeu de phy
sionomie une affirmation aussi claire, pour un Tahitien, que
le serait, pour un Français, le
signe de tête, de haut en bas, dont nous nous servons parfois pour nous épargner la peine de dire oui.
Sans s’expliquer davantage, le chef fit signe à ceux qui l’entouraient de le suivre, et tous se dirigèrent à grands pas vers les bords de la mer, en longeant le cours sinueux de la rivière, qui, après mille détours, trouve son embouchure au lieu même où le combat s’était livré. A mesure qu’ils approchaient du rivage, les Indiens marchaient avec plus de pré
caution, et lorsqu’ils parvinrent à un point de la vallée où la rivière se rapproche des montagnes, de manière à ne lais
ser qu’un étroit sentier entre son lit et les rochers, le chef fit faire halte, et s’avança seul pendant quelques instants pour examiner les abords de la plage. Rassuré par celte recon
naissance, il fit entendre un petit cri, imitant à peu près celui du héron, mais moins prolongé et plus sourd.
A ce signal, ses compagnons le rejoignirent, et tous se mirent de nouveau en marche ; mais cette fois, redoublant de prudence, et comme s’ils craignaient que le moindre choc,
que le moindre contact avec les objets extérieurs ne fit surgir des ennemis autour d’eux; ils quittèrent le sentier frayé, traversèrent la rivière, assez large en cet endroit, mais peu profonde, et se glissèrent lentement au milieu des bois de goyaviers et d’hibiscus, jusqu’au pied des bouquets d’arbres de fer qui bordent le rivage. Ils n’étaient plus alors qu’à quelques pas des sentinelles françaises. Ici les Indiens ne
marchèrent plus; couchés sur le ventre, ils rampèrent, traînant leurs fusils sur le sable mouvant de la plage, s’arrêtant près de chaque cadavre qu’ils rencontraient, et, continuant de ramper, dès qu’un examen attentif les avait convaincus qu’ils n’avaient pas encore trouvé ce qu’ils paraissaient cher
cher. — Un nouveau cri, semblable à celui qui avait donné le signal de ralliement à l’entrée de la vallée, mais plus fai
ble encore, et que des oreilles tabitiennes pouvaient seules
interpréter, se mêla au bruissement de la brise dans le feuillage ténu des arbres de fer et se perdit dans le silence. En moins d’une minute, les hardis explorateurs du champ de
bataille furent réunis près du retranchement, où, quelques heures auparavant, ils avaient vu leurs pl’ûs braves guer
riers succomber dans une lutte corps à corps et tomber pour lie plus se relever.
Parmi les morts entassés dans le fossé, le jeune chef avait reconnu celui qu’il cherchait. — Il le montra à ses compagnons, le contempla lui-même un instant à la fa
veur des rayons de lune qui commen
çaient à éclairer les sommets du Viriviriterai, puis, se dressant tout à coup, sans plus songer au danger qui le menaçait, il saisit le corps inanimé, l’é
treignit avec force . contre sa poitrine, comme s’il eût craint qu’on lui dispu
tât ce précieux fardeau, et disparut, comme une ombre, dans les hautes her
bes qui couvrent les flancs du mont A- napou.
L’homme qui venait d’enlever ainsi, au péril de ses jours, ce cadavre que, dans son ignorance de nos mœurs, il crai
gnait de voir profaner par nos soldats, ce Tahitien, s’appelait alors Murifenua, et le corps qu’il emportait était celui de son frère aîné Tarnrii, l’un des chefs les plus braves et les plus influents de l’in
surrection tahilienne, dont Murifenua a pris le nom, selon l’usage du pays, en lui succédant.
Il faudrait un cadre plus large que celui qui nous est imposé pour dire les mille épisodes de cette guerre tahitienne, si différente des guerres européennes, si
fertile en situations dramatiques, en aventures romanesques et fantastiques, où l’esprit superstitieux des Tahitiens sait toujours faire intervenir les varua-ino et les tupapau, qui jouent, dans ces îles, le même rôle que chez nous les farfadets et les revenants. Peutêtre ne serait-ce point un travail dé
nué d’intérêt que de rechercher les causes des dissensions intestines dont ce pays a été la proie ; que d’expliquer en vertu de quelles influences contraires
chaque village, chaque famille, chaque foyer fournissait des soldats aux deux partis, pourquoi celui qui voulait la paix faisait la guerre, pourquoi les vainqueurs et les vaincus se retrouvaient le lendemain du combat sans se demander compte du sang versé la veille.
Il est résulté de cette étrange situation les anomalies les plus inexplicables, les contrastes les plus propres à dérouter l’observateur qui n’aurait tiré ses déductions que d’un nombre
de faits restreint :
Un jour, c’é taient les fêtes et les danses sur la plage de Papéété : hom
mes et femmes, jeunes et vieux, tous parés, par
fumés, couverts de fleurs et de feuillages, ar
rivaient aux sons irrésisti
bles de notre musique mili
taire.— Puis un grand rond se formait sur le gazon,les mains frappaient la terre en cadence, les danseu
ses s’élançaient, et la upa-upa ne finissait qu’a vec les forces des acteurs de ces joyeuses et innocentes réunions.
Le lendemain, le Varua-ino, le mauvais es
prit, avait, plané sur Pile ; les cases étaient vi
des, les villages étaient aban
donnés, la plage était déserte.— La population tout entière s’é
tait réfugiée dans les montagnes ; les jeunes filles faisaient des cartouches avec le billet doux qu’elles avaient reçu à la fête de la veille, et les hommes ne sortaient qu’en armes pour aller recueillir péniblement dans les vallées des fruits qui abon
daient sur la plage et que personne ne songeait alors à leur disputer.
D’où provenaient donc ces brusques changements, ces pa
niques sans causes apparentes auxquelles succédaient, sans Souvenirs de Tahiti. — Costumes des indigènes auxiliaires réguliers et irréguliers.
Souvenirs de Tahiti. — Danse tahitienne.
Dans cette réunion où toutes les physionomies exprimaient, non pas la crainte, mais une vive et pénible préoccupation,
pas jun mot n’était prononcé par les assistants, pas un geste ne révélait le sujet et le but de leur halte en ce lieu inhabité.
Rien n’annonçait le voisinage de quelque village; aucun enclos, aucune plantation ne faisait deviner la case indienne, qui aime à se cacher sous l’épais feuillage des orangers ; deux ou trois vieilles toitures, en feuilles de bananier sauvage, soutenues par quatre pi
quets chancelants et vermoulus, indi
quaient seulement qu’à une autre époque les jeunes filles, qui parcou
raient la vallée pour y tresser des
parures avec la feuille parfumée de l’oro et la tige délicate du taré-taré, s’étaient arrêtées là, ou bien qu’au jour consacré pour recueillir, chaque se
maine , les féi, les uhi et le mapoura des montagnes, l’Indien, flé
chissant sous le poids d’une abondante récolte, avait élevé ces abris, suf
fisants pour le protéger contre les ar
dents rayons du soleil ou les ondées qui couvrent de perles étincelantes la feuille
diaprée des oréa. Aussi n’était-ce point our y étendre leurs nattes que ces ommes s’étaient réunis là; au peu d’empressement qu’ils mettaient à se préparer un gîte, il était facile de pré
voir ou qu’ils allaient rejoindre, dans le pa du fond de la vallée, les autres in
surgés qui s’y étaient réfugiés avec les femmes, les enfants et les vieillards, ou qu’ils allaient entreprendre au dehors quelque périlleuse expédition. Le si
lence qui régnait parmi cette petite
troupe fut tout à coup interrompu par l’arrivée d’un nouveau personnage, vêtu et armé à peu près comme les précé
dents, mais dont la tournure et les manières annonçaient un homme ha
bitué au commandement. Ses cheveux,
disposés comme ceux des jeunes gens (il ne paraissait pas avoir lui-même
plus de vingt-quatre ou vingt-cinq ans) étaient en partie cachés sous une casquette de drap bleu , à galon d’or, semblable à celle que portent les officiers de marine ; dans chacune des larges ouvertures pratiquées à ses oreilles, était fixé, par une petite tige de roseau, un bouquet de feuilles odorantes, imprégné des parfums du fara et de l’apape.
Maigre ces restes de parure, on voyait que le jeune chet avait pris une
part active aux événements de la journée, car la batterie de son fusil était encore noire de poudre et son cartoucliier é- tait vide. Dès qu’il parut, tous les yeux se tour
nèrent vers lui et semblèrent l’interroger a- vec anxiété. — L’un des assis
tants lui adressa une question à laquelle il se contenta de répondre, en contractant les muscles de la face, de manière à ramener légère
ment sa lèvre inférieure sur la supérieure, et à ouvrir assez les yeux pour que ses sourcils se rapprochassent
sensiblement de la partie supérieure du front.
Il résulte de ce jeu de phy
sionomie une affirmation aussi claire, pour un Tahitien, que
le serait, pour un Français, le
signe de tête, de haut en bas, dont nous nous servons parfois pour nous épargner la peine de dire oui.
Sans s’expliquer davantage, le chef fit signe à ceux qui l’entouraient de le suivre, et tous se dirigèrent à grands pas vers les bords de la mer, en longeant le cours sinueux de la rivière, qui, après mille détours, trouve son embouchure au lieu même où le combat s’était livré. A mesure qu’ils approchaient du rivage, les Indiens marchaient avec plus de pré
caution, et lorsqu’ils parvinrent à un point de la vallée où la rivière se rapproche des montagnes, de manière à ne lais
ser qu’un étroit sentier entre son lit et les rochers, le chef fit faire halte, et s’avança seul pendant quelques instants pour examiner les abords de la plage. Rassuré par celte recon
naissance, il fit entendre un petit cri, imitant à peu près celui du héron, mais moins prolongé et plus sourd.
A ce signal, ses compagnons le rejoignirent, et tous se mirent de nouveau en marche ; mais cette fois, redoublant de prudence, et comme s’ils craignaient que le moindre choc,
que le moindre contact avec les objets extérieurs ne fit surgir des ennemis autour d’eux; ils quittèrent le sentier frayé, traversèrent la rivière, assez large en cet endroit, mais peu profonde, et se glissèrent lentement au milieu des bois de goyaviers et d’hibiscus, jusqu’au pied des bouquets d’arbres de fer qui bordent le rivage. Ils n’étaient plus alors qu’à quelques pas des sentinelles françaises. Ici les Indiens ne
marchèrent plus; couchés sur le ventre, ils rampèrent, traînant leurs fusils sur le sable mouvant de la plage, s’arrêtant près de chaque cadavre qu’ils rencontraient, et, continuant de ramper, dès qu’un examen attentif les avait convaincus qu’ils n’avaient pas encore trouvé ce qu’ils paraissaient cher
cher. — Un nouveau cri, semblable à celui qui avait donné le signal de ralliement à l’entrée de la vallée, mais plus fai
ble encore, et que des oreilles tabitiennes pouvaient seules
interpréter, se mêla au bruissement de la brise dans le feuillage ténu des arbres de fer et se perdit dans le silence. En moins d’une minute, les hardis explorateurs du champ de
bataille furent réunis près du retranchement, où, quelques heures auparavant, ils avaient vu leurs pl’ûs braves guer
riers succomber dans une lutte corps à corps et tomber pour lie plus se relever.
Parmi les morts entassés dans le fossé, le jeune chef avait reconnu celui qu’il cherchait. — Il le montra à ses compagnons, le contempla lui-même un instant à la fa
veur des rayons de lune qui commen
çaient à éclairer les sommets du Viriviriterai, puis, se dressant tout à coup, sans plus songer au danger qui le menaçait, il saisit le corps inanimé, l’é
treignit avec force . contre sa poitrine, comme s’il eût craint qu’on lui dispu
tât ce précieux fardeau, et disparut, comme une ombre, dans les hautes her
bes qui couvrent les flancs du mont A- napou.
L’homme qui venait d’enlever ainsi, au péril de ses jours, ce cadavre que, dans son ignorance de nos mœurs, il crai
gnait de voir profaner par nos soldats, ce Tahitien, s’appelait alors Murifenua, et le corps qu’il emportait était celui de son frère aîné Tarnrii, l’un des chefs les plus braves et les plus influents de l’in
surrection tahilienne, dont Murifenua a pris le nom, selon l’usage du pays, en lui succédant.
Il faudrait un cadre plus large que celui qui nous est imposé pour dire les mille épisodes de cette guerre tahitienne, si différente des guerres européennes, si
fertile en situations dramatiques, en aventures romanesques et fantastiques, où l’esprit superstitieux des Tahitiens sait toujours faire intervenir les varua-ino et les tupapau, qui jouent, dans ces îles, le même rôle que chez nous les farfadets et les revenants. Peutêtre ne serait-ce point un travail dé
nué d’intérêt que de rechercher les causes des dissensions intestines dont ce pays a été la proie ; que d’expliquer en vertu de quelles influences contraires
chaque village, chaque famille, chaque foyer fournissait des soldats aux deux partis, pourquoi celui qui voulait la paix faisait la guerre, pourquoi les vainqueurs et les vaincus se retrouvaient le lendemain du combat sans se demander compte du sang versé la veille.
Il est résulté de cette étrange situation les anomalies les plus inexplicables, les contrastes les plus propres à dérouter l’observateur qui n’aurait tiré ses déductions que d’un nombre
de faits restreint :
Un jour, c’é taient les fêtes et les danses sur la plage de Papéété : hom
mes et femmes, jeunes et vieux, tous parés, par
fumés, couverts de fleurs et de feuillages, ar
rivaient aux sons irrésisti
bles de notre musique mili
taire.— Puis un grand rond se formait sur le gazon,les mains frappaient la terre en cadence, les danseu
ses s’élançaient, et la upa-upa ne finissait qu’a vec les forces des acteurs de ces joyeuses et innocentes réunions.
Le lendemain, le Varua-ino, le mauvais es
prit, avait, plané sur Pile ; les cases étaient vi
des, les villages étaient aban
donnés, la plage était déserte.— La population tout entière s’é
tait réfugiée dans les montagnes ; les jeunes filles faisaient des cartouches avec le billet doux qu’elles avaient reçu à la fête de la veille, et les hommes ne sortaient qu’en armes pour aller recueillir péniblement dans les vallées des fruits qui abon
daient sur la plage et que personne ne songeait alors à leur disputer.
D’où provenaient donc ces brusques changements, ces pa
niques sans causes apparentes auxquelles succédaient, sans Souvenirs de Tahiti. — Costumes des indigènes auxiliaires réguliers et irréguliers.
Souvenirs de Tahiti. — Danse tahitienne.