plus de motifs, des jours de confiance et de calme? Quelle funeste et puissante influence se jouait ainsi de l’esprit impressionnable de cette population ?
C’est ce qu’auront à rechercher ceux qui voudront un jour écrire l’histoire de cet archipel, voué désormais aux tristes honneurs de la civilisation. P. B.
Conte. — Voir tome X, pages 263, 278, 294, 310, 326 et 362.
Mulier diversa......
SECONDE PARTIE.
XIII.
TROIS RIVAUX ACHARNÉS : UN POETE, UN VEUF,
.UN VALET MUSICIEN.
Fabrice demeurait immobile, ressentant quelque dépit de la satire que la déesse avait faite de lui-même. Il consentait à être un objet de haine p mr le sexe, mais non pas uù objet de moquerie, et, malgré lui, il était curieux de connaître çjjHe qui l avait si bien touché au vif. Où la retrouver main
tenant, dans l’épaisseur des bosquets?—Cependant Odoacre, qui se croyait le droit, en toute occasion, de rompre le siièncé, se mit à rire, et dit avec finesse :
«Seigneur Fabrice, cette dame mythologique semble vous traiter familièrement. Sa voix ne m’çst pas étrangère, et je crois l’avoir entendue quelque part. »
Comme il parlait ainsi, survînt en tonte liàte unguittarero couvert de rubans. C’était, sur ma foi, le valet Ambroise luimême.
«Monseigneur et maître, dit-il à Fabrice, je viens vous donner avis d’un scandale, d’un vrai scandale...
— Eh quoi! s’écria le maître à l aspect inattendu de son valet, quel est cet accoutrement castillan? Et que fais-tu,
maraud, en ces lieux, quand je t’avais enjoint de garder la maison ?
— Ne vous irritez pas, seigneur. J’ai pris cet habit de plaisance afin de me faufiler dans la fête, et je n’y suis venu, je vous jure, que pour votre service. Vous reconnaîtrez si je dis vrai, quand vous saurez que tout à l’heure, au plus creux d’une charmille, j’ai découvert l infidèle bourgeois Myron assis très-gafamment auprès d’un domino blanc...
— Un domino blanc ! c’est cela! Un domino de satin blanc moiré, n’est-ce pas? Courons !... — avait dit avec transport Odoacre, et déjà il saisissait le bras du valet et l’entraînait.
— Quelle mouche vous pique aussi, vous, mon beau monsieur?» reprit Ambroise, en résistant à l’impulsion du poète.
Mais Fabrice, qui voulait retrouver le bourgeois, fit signe au valet d’obéir. On se mit en route très-vite et sur la pointe du pied.
Ambroise n’avait pas menti. Sous un berceau très-épais et très-sombre, le bourgeois se trouvait en compagnie intime avec un masque : la casaque jaune de l’un, le domino blanc de l’autre se détachaient sur l’obscurité du feuillage. Au moment où ce tête-à-tête fut brusquement troublé, Joseph My
ron poussait un triste soupir avec un : «Hélas! madame! »
plus triste encore. Fabrice eût voulu écouter quelque peu avant de paraître, pour savoir de quelle curieuse façon le bourgeois s’exprimait dans ses instants de tendresse. Par malheur, le valet Ambroise, qui semblait danser sur des épines, ne se contint pas et se découvrit tout de suite avec éclat :
«Ali ! traîtresse et perfide, disait-il au domino blanc, quoi ! déjà vous m’en donnez à garder ? Sont-ce là les marques de voire foi? Vous voici, double parjure, écoulant les fadeurs lugubres de ce barbon, véritable face de Carême, bourgeois
risible dont toutes les femmes se sont moquées jusqu’à cette heure, le mari le plus... mari qui soit de Naples jusqu’au Danemark... Fi ! fi ! vous mériteriez bien, à votre tour, de devenir madame Sganarelle et d’avoir des enfants de ce veuf absurde, de ce Cassandre, de ce Gérante équipé de jaune!...»
Le domino baissait la barbe de son masque, sans rien répondre. Fabrice ne s expliquait ni la fureur de son valet, ni celle du poète, lequel aussi paraissait exaspéré par l’effet des invectives d’Ambroise contre la dame masquée.
Cette dame était, s’il vous plaît, l’ingénieuse Lisette, couverte du domino blanc de sa maîtresse, et venue par ordre à la fête pour captiver l’infortuné Myron, témoin incommode, compagnon disgracieux qu’on avait voulu écarter de Fabrice.
Peut-être même serait-il possible d’enlever à l’ennemi des dames cet allié ridicule... Lisette opérait de bon cœur la di
version, rien au monde n’étant plus propre à la divertir que la séduction de ce pauvre Myron. Mais elle avait compté sans le jaloux Ambroise, qui la reconnut d’abord au son de la voix. Aussi se taisait-elle désormais, de peur de se trahir encore. Et le seigneur poêle, ayant vu, le matin même, madame Adricünè essayer ce domino de satin blanc, s’imaginait être en présence de la dame de ses pensées. De là son extrême indignation, lorsqu’il entendit parler Ambroise avec une telle irrévérence.
Cependant le bourgeois Myron, si fort maltraité parle joueur de guitare, se leva plus chagriné que furieux. La présence de Fabrice le gênait d’ailleurs et le contenait dans les bornes de la modestie.
«Je ne répondrai point, dit-il d’une voix creuse, aux injures de ce jeune garçon ; et j’ai trop bonne opinion de vous, madame, qui m’avez accordé la grâce et l’honneur de votre compagnie, pour craindre que vous ne soyez atteinte par les insolences de cet homme du peuple. C’est un maroufle, que son maître, ici présent, bàtonne avecjustice deux ou trois fois par jour... Il faut croire qu’il est pris de boisson pour oser traiter de la sorte une dame comme vous, et qu’assurérnent il n’a jamais vue... »
Le domino blanc fit un signe de tête dédaigneux pour dire qu’elle ne connaissait point cette espèce.
«Ah! péronnelle, s’écria Ambroise hors de lui, ah! vous faites celle qui ne me connaît pas !... »
Il allait enfiler encore une suite d’imprécations, lorsque le seigneur poète passa devant lui avec hauteur et vint gravement offrir son bras à la dame masquée :
« Vous voyez, madame, lui disait-il d’un ton gourmé, les inconvénients d’une mascarade poussée trop loin. Toute la nuit je vous ai cherchée dans le bal, et je ne vous reproche pas de m’avoir évité; mais si j’avais été assez heureux pour obtenir
votre bras, vous ne seriez pas en ce moment exposée à la galanterie de cet étrange vieillard, ni aux rusticités de ce la
quais. Venez, de grâce, souffrez que je vous dérobe à cette double indignité...
— Oui dà ! lui encore, reprit Ambroise plus impertinent que jamais, lui encore, ce faiseur de vers baroques, ce beau fils à cheveux roux, coiffé de laurier comme un plâtre? Eh ! la belle, il paraît quevousavez un cœur pour tout le monde...
— Malotru ! s’écria Odoacre.
— Laissez-moi donc tranquille, Danois!... Et moi aussi j’en fais des vers, et qui valent bien les vôtres, entendezvous?»
Odoacre allait se jeter sur l’insolent. Mais il se sentit appréhendé au coude parle bourgeois Myron, qui voulait lui répondre à son tour :
«Monsieur le poète, vous m’avez qualifié d’étrange vieillard. Je vous ferai observer que ces expressions sont impo
lies et peu justes d’ailleurs, puisque je commence à peine à grisonner. Sachez que je ne changerais point mon âge, fût-il deux fois plus grand, contre une jeunesse aussi peu flatteuse qu’est la vôtre, et apprenez qu’il n’appartient point à unjpoëte comme vous, c’est-à-dire à un homme sans profession réelle, de tourner en dérision un bourgeois honorable, qui s’est tou
jours tenu, par son état, fort au-dessus de celui des artistes et des bateleurs... »
Entendant celte vigoureuse riposte du bourgeois Myron, la dame masquée se mit à rire ; elle se leva, fit la révérence au seigneur poète et à Ambroise, qui tous deux lui offraient la main,,puis vint reprendre le bras du bourgeois. Celui-ci, étonné, mais satisfait de son triomphe, se préparait à sortir du bosquet avec l’aimable domino; Odoacre et le valet jaloux menaçaient dé se porter à des extrémités, —lorsque Fabrice, qui avait assisté, sans mot dire, à cette scène ridicule, s’a vança très-i mpérieuseroent.
«Holà bourgeois Myron, dit-il d’un ton qui ne souffrait pas de réplique, veuillez rester pour un instant encore dans ce bosquet, et nous conter la cruelle histoire de vos troisièmes noces. »
En disant ces mots, Fabrice présenta poliment son bras à la dame masquée, qui se laissa ramener sur le siège de gazon, curieuse sans doute d’écouter la cruelle histoire dont on par
lait, _ Mais Myron?... Hélas! il demeurait coi, se sentant frappé au coeur par le commandement de son maître.
N’y avait-il pas de la barbarie à lui faire raconter ses mésaventures conjugales devant cette dame inconnue qui l’honorait de ses bontés, et à l’instant même où elle venait de lui donner une préférence éclatante sur ses deux rivaux? Im
pitoyable Fabrice! Comme il était habile à choisir les supplices ! Avec quelle rigueur savante il punissait les moindres in
fidélités de ses serviteurs ! Depuis deux années, pourtant, c’était le premier tort du triste bourgeois aux yeux de ce maître, mortel ennemi des dames...
Le bourgeois Myron, confus, humilié, hésitait encore. Fabrice lui réitéra durement l’ordre de conter la cruelle his
toire. Et comme, après tout, Myron avait précisément auprès de Fabrice la fonction denarrer ses malheurs dès qu il plai
sait au maître, si maintenant il refusait de faire le récit qu’on lui demandait, l’infortuné se destituait lui-même de son dou
loureux emploi. — Il se résigna donc, et commença d’une voix désolée la cruelle histoire.
XIV.
HISTOIRE des TROISIÈMES noCES DU BOURGEOIS MVRON.
Quoique ami de la vérité, le bourgeois Myron, en la circonstance délicate où il se voyait, aurait peut-être essayé de pallier certains détails de son histoire, de donnera certains autres une couleur moins désobligeante, mais le seigneur Fabrice s’était déjà fait faire plus d’une fois cette triste narra
tion, et il avait trop bonne mémoire pour qu’il fût possible, lui présent, derien altérer. —Jugez du supplice de ce pauvre bourgeois, obligé de se martyriser ainsi très-scrupuleusement !
«Mon deuxième veuvage, —contait-il, — me pesait beaucoup, attendu que je me trouvais alors dans la force de l’âge et despassions. D’ailleurs, mes deux premières femmes ne m’a
vaient point donné d’enfant, ce qui m’affligeait. J’allai donc m’établir à Modène, où j’avais ouï dire que les mœurs sont bien réglées, et les femmes tenues en respect par la sévérité des lois despotiques. Vive le despotisme, me disais-je, quand il s’exerce au bénéfice des maris!
« Dès mon arrivée dans la ville, j’entendis parler d’une demoiselle, déjà mûre, mais attrayante de sa personne, et qui faisait depuis dix ans le désespoir de tous les galants modénois. Ella se nommait Eponine, beau nom pour une demoiselle à marier! Son père, ancien officier, s’était fait con
naître jadis par une intrépidité surprenante. La fille avait hérité de Ia vaillance paternelle, vaillance un peu farouche, qui eût été mieux assortie au caractère d un soldat qu’à celui d’une jeune personne. Eponine, d’une susceptibilité extrême sur ce qui touchait à l’honneur, montrait un visage terrible à tous les amoureux faiseurs de déclarations. Plus d’un fut par elle positivement jeté à la porte, et l’on comptait les souf
flets qu’elle avait appliqués de sa main sur la joue de ses soupirants. Même, le plus entreprenant de tous, un sergent que le péril aflïiandait, ayant, osé pénétrer de nuit, par esca
lade, dans le logis de la donzelle, y fut si bel et si bien étrillé, qu’il en sortità moitié mort, et vint accuser Eponine devant les juges d’avoir voulu l’assassiner en le battant. Accusation dont fa gloire d’Eponine reçut un nouveau lustre.
«Je le Confesse, cç hardi courage féminin me transportait ; j’avais appris, à mes dépens, hélas ! ce que valent la douceur,
la timidité et la modestie du sexe, èt j’augurais mieux de cette humeur virile et guerrière, de cette forte vertu, dragonne peut-être, mais qui faisait de si belles défenses ! Heureux, pensai-je, celui qui sera le mari d’une telle femme ! il n’aura pas besoin de perdre son temps à chasser les séductions. Eponine se gardera elle-même; le respect qu’elle impose se re
portera sur son époux, et les enfants de ce couple fortuné seront tous des héros, s’ils tiennent de leur mère, comme il faut l’espérer.
« Sans avoir l air précisément belliqueux, je boutonnais mon pourpoint d’une façon assez militaire ; le dimanche, quand j’étais en toilette, je portais l’épée ayec quelque bra
voure; enfin les moustaches ne semblaient pas malséantes à ma physionomie. Je me hasardai donc à faire demander, par un vétéran de mes amis, la main de la belle et redoutable demoiselle. D’abord mon audace déplut à Eponine; elle en conçut même de la colère, se croyant faite pour plus relevé qu’un changeur de monnaie et ne cachant pas le dédain que lui inspirait une industrie aussi pacifique. Pourtant, après un peu de réflexion, comme déjà elle voyait poindre la trentaine, elle accepta de devenir ma femme, mais elle posa ses condi
tions. « J’ai vécu jusqu ici, dit-elle, dans l’indépendance et le commandement ; je ne veux pas me donner un maître.
Que M. Myron se résigne à obéir ou qu’il renonce à être mon mari. » J’admirais Eponine, je l’aimais parce qu’elle ne ressemblait point à celles qui avaient causé mes malheurs ; bref, j’étais pressé de me remarier, malgré les souvenirs cui
sants de mes deux autres hyménées. Je volai en troisièmes noces.
« Il serait très-difficile de décrire les tourments extraordinaires que me fit endurer madame Eponine, dès que je fus
devenu sa propriété légitime. Je me vis réduit à regretter presque la scélérate Ninette qui m’assassinait par la famine et la logicienne Zerline qui me faisait hériter des oulrages re
çus par son premier mari. Sans doute Eponine était très-zélée pour les intérêts de notre communauté, très-exemplaire sur te chapitre des mœurs ; mais de quelle insupportable tyran
nie elle m’opprimait nuit et jour ! Le soir même de notre mariage elle m’avait imposé silence, et le lendemain matin rien ne manquait plus à ma servitude. Liberté d’action, de parole, de pensée, je perdis tout : ma femme ne me laissa pas même le privilège qui reste aux malheureux, celui de se taire ; elle devinait mes plus secrets sentiments, tenait mon
silence pour un acte de rébellion, et, si j’osais dire un mot qui lui déplût, me foudroyait de sa colère. Kéellement, j’é
tais auprès d’elle un bien petit compagnon ! j’aurais envié le sort de ses domestiques, si jamais elle avait voulu en prendre quelqu’un. Mais elle disait souvent que la maladresse, la sot
tise, l’infidélité de cette race-là, l’eussent jetée d’abord dans
des accès de folie furieuse. Ainsi n’avions-nous personne à notre service, et c était sur moi qu’Eponine se reposait arbitrairement des soins les plus mortifiants de la vie domestique.
« Je sens ma honte redoubler quand il faut que j’avoue que l’empire excessif de madame Myron dépassa bientôt toute espèce de limite. Eponine ne me menaça qu’une seine fois ; à la récidive, un coup violent me prouva qu’elle était prompte à tenir ses promesses. Stupéfait d’abord, je compris que l’occa sion décisive se présentait d’entrer en ré
volte contre l’oppression conjugale, et que j’étais tout à fait perdu si je ne me sauvais pas en ce moment par quelque virilité... Hélas! mes représailles venaient de donner à Eponine le droit de céder à sa fureur guerrière. Vous pouvez juger, sans que je vous le dise, de l’effroyable dé
faite qu’elle me lit essuyer alors, malgré ma résistance dé
sespérée. Je compris décidément que ma femme était bien maîtresse de moi de toutes les façons, et huit jours passés sur le lit, à la suite de cette altercation entre époux, achevè
rent de me convaincre du péril et de l’inutilité d’une nouvelle rébellion.
« Mon sort devenait si dur, néanmoins, que je voulais m’y soustraire par quelque moyen que ce fût, sauf les moyens énergiques que la supériorité violente de ma femme m’inter
disait. Secrètement, je caressais l’espoir d’un divorce. Les lois de Modène, comme j’ai dit, montraient une grande ri
gueur contre les infidélités conjugales, même les plus légères. Mon rêve était donc qu’Eponine se départît un jour de son extrême vertu et tombât dans quelque délit qui eût rompu ma chaîne. Le divorce pour nous deux et la prison pour elle, que cette perspective me semblait riante ! Mais, hélas ! com
ment faire fléchir une telle férocité d’honneur? Où trouver uq galant assez ennemi de lùi-même pour oser, après de si fâcheux exemples, rien entreprendre contre des charmes dé
fendus avec tant de succès? J’avais bien trouvé dans un meu
ble secret de ma femme certains papiers qui ressemblaient vaguement à des mémoires de nourrice et qui me donnèrent beaucoup à penser. Pourtant le nom d’Eponine brillait sans tache. Il n’y avait qu’une voix dans toute la ville pour célé
brer sa gloire immaculée. Aussi ne pus-je concevoir même un soupçon. Je gardai cette persuasion douloureuse que la
vertu d Eponine était trop grande d’une part, trop terrible de l’autre, pour me laisser aucune chance de salut.
« Il ne me restait plus qu’à fuir ou à abréger mes jours, deux partis extrêmes, dont le plus doux causait ma ruine, lorsqu’un marchand drapier, de mes amis, homme chargé d’embonpoint, mais très-avisé, vint me suggérer une idée spé
cieuse. Ce personnage, du nom de Grégoire, professait une haute admiration pour la beauté et les mœurs de ma femme ; son enthousiasme m’eût même importuné si je ne me fusse cru trop sûr d’Eponine. J’avais choisi Grégoire comme con
fident de mes chagrins domestiques. Lorsque j’en fus venu à vouloir ou m’évader ou me détruire, le drapier me conseilla d’u
ser d’un expédient assez bizarre, mais qui aurait peut-être un bon effet. Il commençait par convenir que jamais vertu ne fut plus inexpugnable que celle de ma femme ; qui serait d’ail
leurs assez hardi pour la mettre à l’épreuve? — Et cependant, ajoutait-il, toute créature humaine est faillible : les plus saints, selon l’Ecriture, pèchent sept fois par jour. Savons
C’est ce qu’auront à rechercher ceux qui voudront un jour écrire l’histoire de cet archipel, voué désormais aux tristes honneurs de la civilisation. P. B.
Le Misogyne.
Conte. — Voir tome X, pages 263, 278, 294, 310, 326 et 362.
Mulier diversa......
SECONDE PARTIE.
XIII.
TROIS RIVAUX ACHARNÉS : UN POETE, UN VEUF,
.UN VALET MUSICIEN.
Fabrice demeurait immobile, ressentant quelque dépit de la satire que la déesse avait faite de lui-même. Il consentait à être un objet de haine p mr le sexe, mais non pas uù objet de moquerie, et, malgré lui, il était curieux de connaître çjjHe qui l avait si bien touché au vif. Où la retrouver main
tenant, dans l’épaisseur des bosquets?—Cependant Odoacre, qui se croyait le droit, en toute occasion, de rompre le siièncé, se mit à rire, et dit avec finesse :
«Seigneur Fabrice, cette dame mythologique semble vous traiter familièrement. Sa voix ne m’çst pas étrangère, et je crois l’avoir entendue quelque part. »
Comme il parlait ainsi, survînt en tonte liàte unguittarero couvert de rubans. C’était, sur ma foi, le valet Ambroise luimême.
«Monseigneur et maître, dit-il à Fabrice, je viens vous donner avis d’un scandale, d’un vrai scandale...
— Eh quoi! s’écria le maître à l aspect inattendu de son valet, quel est cet accoutrement castillan? Et que fais-tu,
maraud, en ces lieux, quand je t’avais enjoint de garder la maison ?
— Ne vous irritez pas, seigneur. J’ai pris cet habit de plaisance afin de me faufiler dans la fête, et je n’y suis venu, je vous jure, que pour votre service. Vous reconnaîtrez si je dis vrai, quand vous saurez que tout à l’heure, au plus creux d’une charmille, j’ai découvert l infidèle bourgeois Myron assis très-gafamment auprès d’un domino blanc...
— Un domino blanc ! c’est cela! Un domino de satin blanc moiré, n’est-ce pas? Courons !... — avait dit avec transport Odoacre, et déjà il saisissait le bras du valet et l’entraînait.
— Quelle mouche vous pique aussi, vous, mon beau monsieur?» reprit Ambroise, en résistant à l’impulsion du poète.
Mais Fabrice, qui voulait retrouver le bourgeois, fit signe au valet d’obéir. On se mit en route très-vite et sur la pointe du pied.
Ambroise n’avait pas menti. Sous un berceau très-épais et très-sombre, le bourgeois se trouvait en compagnie intime avec un masque : la casaque jaune de l’un, le domino blanc de l’autre se détachaient sur l’obscurité du feuillage. Au moment où ce tête-à-tête fut brusquement troublé, Joseph My
ron poussait un triste soupir avec un : «Hélas! madame! »
plus triste encore. Fabrice eût voulu écouter quelque peu avant de paraître, pour savoir de quelle curieuse façon le bourgeois s’exprimait dans ses instants de tendresse. Par malheur, le valet Ambroise, qui semblait danser sur des épines, ne se contint pas et se découvrit tout de suite avec éclat :
«Ali ! traîtresse et perfide, disait-il au domino blanc, quoi ! déjà vous m’en donnez à garder ? Sont-ce là les marques de voire foi? Vous voici, double parjure, écoulant les fadeurs lugubres de ce barbon, véritable face de Carême, bourgeois
risible dont toutes les femmes se sont moquées jusqu’à cette heure, le mari le plus... mari qui soit de Naples jusqu’au Danemark... Fi ! fi ! vous mériteriez bien, à votre tour, de devenir madame Sganarelle et d’avoir des enfants de ce veuf absurde, de ce Cassandre, de ce Gérante équipé de jaune!...»
Le domino baissait la barbe de son masque, sans rien répondre. Fabrice ne s expliquait ni la fureur de son valet, ni celle du poète, lequel aussi paraissait exaspéré par l’effet des invectives d’Ambroise contre la dame masquée.
Cette dame était, s’il vous plaît, l’ingénieuse Lisette, couverte du domino blanc de sa maîtresse, et venue par ordre à la fête pour captiver l’infortuné Myron, témoin incommode, compagnon disgracieux qu’on avait voulu écarter de Fabrice.
Peut-être même serait-il possible d’enlever à l’ennemi des dames cet allié ridicule... Lisette opérait de bon cœur la di
version, rien au monde n’étant plus propre à la divertir que la séduction de ce pauvre Myron. Mais elle avait compté sans le jaloux Ambroise, qui la reconnut d’abord au son de la voix. Aussi se taisait-elle désormais, de peur de se trahir encore. Et le seigneur poêle, ayant vu, le matin même, madame Adricünè essayer ce domino de satin blanc, s’imaginait être en présence de la dame de ses pensées. De là son extrême indignation, lorsqu’il entendit parler Ambroise avec une telle irrévérence.
Cependant le bourgeois Myron, si fort maltraité parle joueur de guitare, se leva plus chagriné que furieux. La présence de Fabrice le gênait d’ailleurs et le contenait dans les bornes de la modestie.
«Je ne répondrai point, dit-il d’une voix creuse, aux injures de ce jeune garçon ; et j’ai trop bonne opinion de vous, madame, qui m’avez accordé la grâce et l’honneur de votre compagnie, pour craindre que vous ne soyez atteinte par les insolences de cet homme du peuple. C’est un maroufle, que son maître, ici présent, bàtonne avecjustice deux ou trois fois par jour... Il faut croire qu’il est pris de boisson pour oser traiter de la sorte une dame comme vous, et qu’assurérnent il n’a jamais vue... »
Le domino blanc fit un signe de tête dédaigneux pour dire qu’elle ne connaissait point cette espèce.
«Ah! péronnelle, s’écria Ambroise hors de lui, ah! vous faites celle qui ne me connaît pas !... »
Il allait enfiler encore une suite d’imprécations, lorsque le seigneur poète passa devant lui avec hauteur et vint gravement offrir son bras à la dame masquée :
« Vous voyez, madame, lui disait-il d’un ton gourmé, les inconvénients d’une mascarade poussée trop loin. Toute la nuit je vous ai cherchée dans le bal, et je ne vous reproche pas de m’avoir évité; mais si j’avais été assez heureux pour obtenir
votre bras, vous ne seriez pas en ce moment exposée à la galanterie de cet étrange vieillard, ni aux rusticités de ce la
quais. Venez, de grâce, souffrez que je vous dérobe à cette double indignité...
— Oui dà ! lui encore, reprit Ambroise plus impertinent que jamais, lui encore, ce faiseur de vers baroques, ce beau fils à cheveux roux, coiffé de laurier comme un plâtre? Eh ! la belle, il paraît quevousavez un cœur pour tout le monde...
— Malotru ! s’écria Odoacre.
— Laissez-moi donc tranquille, Danois!... Et moi aussi j’en fais des vers, et qui valent bien les vôtres, entendezvous?»
Odoacre allait se jeter sur l’insolent. Mais il se sentit appréhendé au coude parle bourgeois Myron, qui voulait lui répondre à son tour :
«Monsieur le poète, vous m’avez qualifié d’étrange vieillard. Je vous ferai observer que ces expressions sont impo
lies et peu justes d’ailleurs, puisque je commence à peine à grisonner. Sachez que je ne changerais point mon âge, fût-il deux fois plus grand, contre une jeunesse aussi peu flatteuse qu’est la vôtre, et apprenez qu’il n’appartient point à unjpoëte comme vous, c’est-à-dire à un homme sans profession réelle, de tourner en dérision un bourgeois honorable, qui s’est tou
jours tenu, par son état, fort au-dessus de celui des artistes et des bateleurs... »
Entendant celte vigoureuse riposte du bourgeois Myron, la dame masquée se mit à rire ; elle se leva, fit la révérence au seigneur poète et à Ambroise, qui tous deux lui offraient la main,,puis vint reprendre le bras du bourgeois. Celui-ci, étonné, mais satisfait de son triomphe, se préparait à sortir du bosquet avec l’aimable domino; Odoacre et le valet jaloux menaçaient dé se porter à des extrémités, —lorsque Fabrice, qui avait assisté, sans mot dire, à cette scène ridicule, s’a vança très-i mpérieuseroent.
«Holà bourgeois Myron, dit-il d’un ton qui ne souffrait pas de réplique, veuillez rester pour un instant encore dans ce bosquet, et nous conter la cruelle histoire de vos troisièmes noces. »
En disant ces mots, Fabrice présenta poliment son bras à la dame masquée, qui se laissa ramener sur le siège de gazon, curieuse sans doute d’écouter la cruelle histoire dont on par
lait, _ Mais Myron?... Hélas! il demeurait coi, se sentant frappé au coeur par le commandement de son maître.
N’y avait-il pas de la barbarie à lui faire raconter ses mésaventures conjugales devant cette dame inconnue qui l’honorait de ses bontés, et à l’instant même où elle venait de lui donner une préférence éclatante sur ses deux rivaux? Im
pitoyable Fabrice! Comme il était habile à choisir les supplices ! Avec quelle rigueur savante il punissait les moindres in
fidélités de ses serviteurs ! Depuis deux années, pourtant, c’était le premier tort du triste bourgeois aux yeux de ce maître, mortel ennemi des dames...
Le bourgeois Myron, confus, humilié, hésitait encore. Fabrice lui réitéra durement l’ordre de conter la cruelle his
toire. Et comme, après tout, Myron avait précisément auprès de Fabrice la fonction denarrer ses malheurs dès qu il plai
sait au maître, si maintenant il refusait de faire le récit qu’on lui demandait, l’infortuné se destituait lui-même de son dou
loureux emploi. — Il se résigna donc, et commença d’une voix désolée la cruelle histoire.
XIV.
HISTOIRE des TROISIÈMES noCES DU BOURGEOIS MVRON.
Quoique ami de la vérité, le bourgeois Myron, en la circonstance délicate où il se voyait, aurait peut-être essayé de pallier certains détails de son histoire, de donnera certains autres une couleur moins désobligeante, mais le seigneur Fabrice s’était déjà fait faire plus d’une fois cette triste narra
tion, et il avait trop bonne mémoire pour qu’il fût possible, lui présent, derien altérer. —Jugez du supplice de ce pauvre bourgeois, obligé de se martyriser ainsi très-scrupuleusement !
«Mon deuxième veuvage, —contait-il, — me pesait beaucoup, attendu que je me trouvais alors dans la force de l’âge et despassions. D’ailleurs, mes deux premières femmes ne m’a
vaient point donné d’enfant, ce qui m’affligeait. J’allai donc m’établir à Modène, où j’avais ouï dire que les mœurs sont bien réglées, et les femmes tenues en respect par la sévérité des lois despotiques. Vive le despotisme, me disais-je, quand il s’exerce au bénéfice des maris!
« Dès mon arrivée dans la ville, j’entendis parler d’une demoiselle, déjà mûre, mais attrayante de sa personne, et qui faisait depuis dix ans le désespoir de tous les galants modénois. Ella se nommait Eponine, beau nom pour une demoiselle à marier! Son père, ancien officier, s’était fait con
naître jadis par une intrépidité surprenante. La fille avait hérité de Ia vaillance paternelle, vaillance un peu farouche, qui eût été mieux assortie au caractère d un soldat qu’à celui d’une jeune personne. Eponine, d’une susceptibilité extrême sur ce qui touchait à l’honneur, montrait un visage terrible à tous les amoureux faiseurs de déclarations. Plus d’un fut par elle positivement jeté à la porte, et l’on comptait les souf
flets qu’elle avait appliqués de sa main sur la joue de ses soupirants. Même, le plus entreprenant de tous, un sergent que le péril aflïiandait, ayant, osé pénétrer de nuit, par esca
lade, dans le logis de la donzelle, y fut si bel et si bien étrillé, qu’il en sortità moitié mort, et vint accuser Eponine devant les juges d’avoir voulu l’assassiner en le battant. Accusation dont fa gloire d’Eponine reçut un nouveau lustre.
«Je le Confesse, cç hardi courage féminin me transportait ; j’avais appris, à mes dépens, hélas ! ce que valent la douceur,
la timidité et la modestie du sexe, èt j’augurais mieux de cette humeur virile et guerrière, de cette forte vertu, dragonne peut-être, mais qui faisait de si belles défenses ! Heureux, pensai-je, celui qui sera le mari d’une telle femme ! il n’aura pas besoin de perdre son temps à chasser les séductions. Eponine se gardera elle-même; le respect qu’elle impose se re
portera sur son époux, et les enfants de ce couple fortuné seront tous des héros, s’ils tiennent de leur mère, comme il faut l’espérer.
« Sans avoir l air précisément belliqueux, je boutonnais mon pourpoint d’une façon assez militaire ; le dimanche, quand j’étais en toilette, je portais l’épée ayec quelque bra
voure; enfin les moustaches ne semblaient pas malséantes à ma physionomie. Je me hasardai donc à faire demander, par un vétéran de mes amis, la main de la belle et redoutable demoiselle. D’abord mon audace déplut à Eponine; elle en conçut même de la colère, se croyant faite pour plus relevé qu’un changeur de monnaie et ne cachant pas le dédain que lui inspirait une industrie aussi pacifique. Pourtant, après un peu de réflexion, comme déjà elle voyait poindre la trentaine, elle accepta de devenir ma femme, mais elle posa ses condi
tions. « J’ai vécu jusqu ici, dit-elle, dans l’indépendance et le commandement ; je ne veux pas me donner un maître.
Que M. Myron se résigne à obéir ou qu’il renonce à être mon mari. » J’admirais Eponine, je l’aimais parce qu’elle ne ressemblait point à celles qui avaient causé mes malheurs ; bref, j’étais pressé de me remarier, malgré les souvenirs cui
sants de mes deux autres hyménées. Je volai en troisièmes noces.
« Il serait très-difficile de décrire les tourments extraordinaires que me fit endurer madame Eponine, dès que je fus
devenu sa propriété légitime. Je me vis réduit à regretter presque la scélérate Ninette qui m’assassinait par la famine et la logicienne Zerline qui me faisait hériter des oulrages re
çus par son premier mari. Sans doute Eponine était très-zélée pour les intérêts de notre communauté, très-exemplaire sur te chapitre des mœurs ; mais de quelle insupportable tyran
nie elle m’opprimait nuit et jour ! Le soir même de notre mariage elle m’avait imposé silence, et le lendemain matin rien ne manquait plus à ma servitude. Liberté d’action, de parole, de pensée, je perdis tout : ma femme ne me laissa pas même le privilège qui reste aux malheureux, celui de se taire ; elle devinait mes plus secrets sentiments, tenait mon
silence pour un acte de rébellion, et, si j’osais dire un mot qui lui déplût, me foudroyait de sa colère. Kéellement, j’é
tais auprès d’elle un bien petit compagnon ! j’aurais envié le sort de ses domestiques, si jamais elle avait voulu en prendre quelqu’un. Mais elle disait souvent que la maladresse, la sot
tise, l’infidélité de cette race-là, l’eussent jetée d’abord dans
des accès de folie furieuse. Ainsi n’avions-nous personne à notre service, et c était sur moi qu’Eponine se reposait arbitrairement des soins les plus mortifiants de la vie domestique.
« Je sens ma honte redoubler quand il faut que j’avoue que l’empire excessif de madame Myron dépassa bientôt toute espèce de limite. Eponine ne me menaça qu’une seine fois ; à la récidive, un coup violent me prouva qu’elle était prompte à tenir ses promesses. Stupéfait d’abord, je compris que l’occa sion décisive se présentait d’entrer en ré
volte contre l’oppression conjugale, et que j’étais tout à fait perdu si je ne me sauvais pas en ce moment par quelque virilité... Hélas! mes représailles venaient de donner à Eponine le droit de céder à sa fureur guerrière. Vous pouvez juger, sans que je vous le dise, de l’effroyable dé
faite qu’elle me lit essuyer alors, malgré ma résistance dé
sespérée. Je compris décidément que ma femme était bien maîtresse de moi de toutes les façons, et huit jours passés sur le lit, à la suite de cette altercation entre époux, achevè
rent de me convaincre du péril et de l’inutilité d’une nouvelle rébellion.
« Mon sort devenait si dur, néanmoins, que je voulais m’y soustraire par quelque moyen que ce fût, sauf les moyens énergiques que la supériorité violente de ma femme m’inter
disait. Secrètement, je caressais l’espoir d’un divorce. Les lois de Modène, comme j’ai dit, montraient une grande ri
gueur contre les infidélités conjugales, même les plus légères. Mon rêve était donc qu’Eponine se départît un jour de son extrême vertu et tombât dans quelque délit qui eût rompu ma chaîne. Le divorce pour nous deux et la prison pour elle, que cette perspective me semblait riante ! Mais, hélas ! com
ment faire fléchir une telle férocité d’honneur? Où trouver uq galant assez ennemi de lùi-même pour oser, après de si fâcheux exemples, rien entreprendre contre des charmes dé
fendus avec tant de succès? J’avais bien trouvé dans un meu
ble secret de ma femme certains papiers qui ressemblaient vaguement à des mémoires de nourrice et qui me donnèrent beaucoup à penser. Pourtant le nom d’Eponine brillait sans tache. Il n’y avait qu’une voix dans toute la ville pour célé
brer sa gloire immaculée. Aussi ne pus-je concevoir même un soupçon. Je gardai cette persuasion douloureuse que la
vertu d Eponine était trop grande d’une part, trop terrible de l’autre, pour me laisser aucune chance de salut.
« Il ne me restait plus qu’à fuir ou à abréger mes jours, deux partis extrêmes, dont le plus doux causait ma ruine, lorsqu’un marchand drapier, de mes amis, homme chargé d’embonpoint, mais très-avisé, vint me suggérer une idée spé
cieuse. Ce personnage, du nom de Grégoire, professait une haute admiration pour la beauté et les mœurs de ma femme ; son enthousiasme m’eût même importuné si je ne me fusse cru trop sûr d’Eponine. J’avais choisi Grégoire comme con
fident de mes chagrins domestiques. Lorsque j’en fus venu à vouloir ou m’évader ou me détruire, le drapier me conseilla d’u
ser d’un expédient assez bizarre, mais qui aurait peut-être un bon effet. Il commençait par convenir que jamais vertu ne fut plus inexpugnable que celle de ma femme ; qui serait d’ail
leurs assez hardi pour la mettre à l’épreuve? — Et cependant, ajoutait-il, toute créature humaine est faillible : les plus saints, selon l’Ecriture, pèchent sept fois par jour. Savons