Un Canonnier du Romulus. — Souvenir du 11 février 1814.
Les bonis de la mer, en Provence, sont semés de petites chapelles dédiées à la patronne des marins. Dans chacun de ces ermitages, la Vierge est honorée sous un nom différent,
tiré des attributions mêmes que le culte des habitants de la localité lui confie.
Parmi les plus vénérées de ces madones protectrices, on cite notre-dame-de-la-gahde, dont la chapelle, bâtie entre Saint-Nazaire et Toulon, au sommet du plus haut pro
montoire de la côte, semble suspendue sur l’aile des nuages, entre la terre et le ciel.
Le premier vendredi de mai, jour consacré par la tradition, les malades du pays vont processionneliement implorer le secours de cette divine consolatrice des affligés ; et le di
manche suivant, pour la remercier sans doute des guérisons miraculeuses qu’on espère d’elle, on se porte en foule vers la chapelle, où le service divin est célébré sur un autel couvert de bouquets et d’ex-voto. C’est ce pèlerinage qu’on désigne en Provence sous le doux nom de fête du Mai.
Au pied de la montagne se déroule du sud au nord-est, dans un grand cadre de chênes-liége et de pins, une jolie plaine qui, probablement à cause de l’absence totale des mû
riers qu’on y remarque, a été baptisée du nom de Mûrières.
C’est dans cette plaine que les pèlerins du Mai, au retour de la messe, trouvent des restaurants en plein vent, sub dio, des bals sous les pinèdes, et de tout côté une foule de mar
chands de quincaillerie et de bijoux, qui accourent au Mai comme à une foire.
? Au mois d’avril 184G, je convins avec un de mes amis qui s’est fait une belle réputation dans les arts, et que Méry appelle le Vernet de l’aquarelle, d’accomplir un pèlerinage d’ar
tiste à ce promontoire, but de tant d’autres pèlerinages plus profanes sous des dehors plus religieux. Pendant les quinze jours qui précédèrent le premier dimanche de mai, nous rêvâmes de guirlandes, de jeunes fdles vêtues de blanc, dan
sant sur les tapis de gazon à l’ombre des grands arbres ; de
chansons joyeuses et de sonores éclats de rire, effarouchant les échos austères des solitudes. Pendant quinze jours, nous caressâmes la perspective de si douces pastorales, nous entre
vîmes de si adorables églogues en action, que les ombres de Virgile et de Théocrite dûrenten être profondément humiliées.
Il est vrai qu’elles furent vengées par le plus grand luxe de mystification que le hasard ait jamais déployé contre de pauvres rêves de poète.
Le 3 mai, en effet, à six heures du matin, nous nous embarquâmes, Courdouan et moi, à bord d’un des rapides pyroscaphes qui transportent ce jour-là, de Toulon à la Sevne, les nombreux pèlerins du Mai. Courdouan portait sous le bras un album destiné à reproduire les groupes gracieux de jeunes gens, les rocs pittoresques, les bouquets de pins que notre artiste rencontrerait sur son passage; moi je portais sur l’é­
paule un fusil aussi incommode qu’innocent, mais qui devait donner à ma prosaïque personne une certaine contenance, au milieu de la loule endimanchée qui se presse, à pareil jour, sur la route que nous allions parcourir.
Le petit navire à vapeur était chargé à fond. Plus de trois cents passagers encombraient son pont et ses cabines. Un
pareil colis nous promettait une traversée laborieuse. J’avais froid, et, dans un soudain accès d’impatience, je levai au ciel un regard presque impertinent, comme pour lui demander raison de celte première contrariété.
Le ciel n’était guère de meilleure humeur que moi. Je fus flatté de la coïncidence, mais je n’en fus pas radouci. Des nuages lourds et gris voilaient l’horizon, et le soleil n’ouvrait
ses yeux qu’avec effort, comme quelqu’un qui a passé une mauvaise nuit.
La mer n’avait pas plus de sourires que le ciel. Une houle hargneuse soulevait, à intervalles égaux, le navire qui pous
sait des râlements de fatigue et d’ennui. Une brise du sudest, humide et froide, nous pénétrait les vêtements et les os. Il n’y avait guère que les jeunes pèlerins du Mai, qui, sou
tenus par la présence des beautés de seize ans assises contre les bastingages, protestassent par des chants et des rires con
tre les maussades présages atmosphériques. Mais il était facile de voir que les plus gais de la troupe se battaient les flancs pour échapper aux influences extérieures; qu’ils grelottaient
Combat du Romulus, d’après un dessin de M. Courdouan.
sous leurs trop précoces vêtements d’été, et qu’ils allaient regretter bientôt une fanfaronnade imprudente que le ciel,
contre sa bonhomie habituelle, ne voulait pas ratifier cette fois.
Il était plus de sept heures quand nous débarquâmes sur le joli quai de la Seyne. nous étions gelés, morfondus et peu disposes à poursuivre les églogues rêvées. Je fus sérieuse
ment tenté de précipiter mon fusil dans la Darce, ne fut-ce que pour me venger contre quelque chose du prosaïque dé
but de notre excursion. Enfin, j’allongeai un pas résolu vers le navire qui allait retourner à Toulon. Mais Courdouan me retint. Il me montra deux essaims de jeunes filles coquettes et charmantes, portant dans des corbeilles d’osier blanc des
fruits et des fleurs, et se dirigeant courageusement vers le- Mai. Il me montra d’admirables groupes de pins, au loin, et qui nous appelaient d’un air perfide. Il me lit rougir de mes craintes, me traita même de poltron; bref, il stimula si bien mes jambes, mon amour-propre et mon imagination, qu’un quart d’heure après, malgré mes pressentiments que j’ai, par expérience, le droit de croire infaillibles, je franchissais avec lui les pentes roides et poudreuses qui conduisent, par des sentiers de chevriers, à la chapelle do nolre-Dame-de-la- Garde, perchée sur la crcte la plus élevée du cap Sicier.
« Voilà, me dis-je une fois en route, la plus grande preuve de dévouement que j’aie jamais donnée à l’art et à l’amitié.»
Vers dix heures, nous atteignîmes les Mûrières. Quelques quadrilles étaient déjà organisés. Je remarquai en passant que Ton dansait sans plaisir et sans entrain, et que l’inquiétude envahissait les plus obstinés champions de la fête. J’ac
quis la certitude que si j’avais été le seul à bord à manilester du malaise et de l’hésitation, c’est que j’avais seul osé être sincère.
Enfin, après quelques soudaines irradiations de soleil, qui faisaient ressembler les nuages à de grandes ombres chinoi
ses, d’orageuses bouffées de vent montèrent de la mer, et la
pluie, que mes nerfs, véritables baromètres vivants, avaient pressentie le matin, commença à détremper les chemins. — On soutint bravement la première ondée, espérant sans doute
désarmer le veto inopportun des éléments ; mais les averses devenant de plus en plus copieuses, force fut de battre en re
traite. Dès ce moment, la démoralisation s’empara de tous ces pimpants danseurs, et la débandade fut complète. Mon
compagnon de route, dont l’enthousiasme artistique m’avait entraîné malgré moi dans cette belle équipée, était plus triste et plus déconcerté que personne. J’eus un instant la pensée de lui proposer d’esquisser la déroute générale dont nous étions témoins, tandis que je monterais la garde, l’arme au bras, à ses côtés, dans la crainte que quelque pèlerin furieux ne prit ce croquis pour une épigrammeà son adresse.Cepen
dant, comme j’étais en frais de sacrifices depuis le matin, je voulus me montrer clément jusqu’au bout, et je rengainai ma petite vengeance.
nous reprîmes le chemin de la Seyne avec une ardeur toute différente de celle dont nous venions de faire preuve quelques heures auparavant. Mais à peine avions-nous fait quel
ques milles, qu’un épouvantable torrent d’eau nous arrêta tout court. 11 me sembla qu’un nuage s’ouvrait en grand sur nos têtes, et que nous étions enveloppés d’eau comme si nous nous trouvions plongés en pleine rade, les pieds rivés au fond.
Cela ne dura heureusement que quelques secondes, juste le temps qu’il fallait pour ne pas être tout à fait asphyxié.
Quand les arbres et les rochers reparurent autour de nous, sur les marges du chemin, nous aperçûmes à nos côtés, un brave vieillard qui avait été, comme nous, submergé par le
tourbillon, et qui secouait ses yeux comme un plongeur qui reparaît à la surface de l’eau.
« Monsieur le chasseur, dit-il en s’adressant à moi, que dites-vous de ce temps ?
— Un peu pénétrant, répondis-je avec gravité.
— Si vous et votre compagnon vouliez accepter, dans ma petite maison de campagne, à cent pas d’ici, une hospitalité que je vous offre de bien grand cœur, vous échapperiez peutêtre à un déluge semblable à celui de tout à l’heure.
Je m’inclinai autant que la roideur de mes vêtements, collés sur ma peau, me le permit, et je répondis gracieusement:
« Merci, mon brave nomme. Vous devez sentir par vousmême que le bain est trop complet pour que notre costume redoutede nouvelles inondations.»
Il insista cependant, et Courdouan finit par se décider. Je le suivis avec la même résignation que j’avais montrée le matin, et j’eus lieu de me louer de cette détermination, car Courdouan avait flairé cette fois une bonne aubaine d’artiste à l’aide de laquelle il espérait bien que nous nous dédommagerions des fatigues et des mystifications de la journée.
En arrivant à l’habitation, nous trouvâmes un bon feu attisé par une jolie enfant, et devant lequel nous nous instal
lâmes avec un sentiment de bien-être infini. Pendant que la chaleur séchait nos habits trempés, mon regard découvrit, dans un angle de la cheminée, une histoire de Napoléon illus
trée par Horace Vernet, et dans l’autre, un grand buste en plâtre de l’empereur. Ces deux découvertes m’éclairèrent sur les goûts littéraires et sur le culte politique de notre hôte,
ui, pendant cet examen, changeait de vêlements et réponait avec plus ou moins de succès aux reproches que sa fille lui adressait sur la folle témérité d’un voyage aux Mûrières par un ciel aussi menaçant qu’on l’avait, vü le matin.