Sa toilette terminée, il vint s’asseoir auprès de nous d’un air jovial, et je remarquai alors avec étonnement que le ru
ban rouge de la Légion d’honneur était noué à la boutonnière de sa veste de pincliinat.
«Monsieur a été militaire, sans doute? demandaGourdouan, dont les règards avaient suivi la direction des miens.
— Marin, monsieur, canonnier de marine.
— Et y a-t-il bien longtemps que vous avez été mis à la retraite ?
— Oh oui ! bien longtemps, dit-il avec un mélancolique sourire ; voilà plus de trente ans que je vis dans cette maison retirée, consacrant ce qui me reste de forces à travailler et à élever ma fille.
— Quel a été votre dernier navire ? » dis-je d’un air distrait, autant pour flatter les souvenirs de notre vieil hôte que pour changer la tournure de la conversation qui menaçait de tomber dans l’attendrissement et les détails de la famille.
Le vieux marin releva sa tête par un mouvement soudain de verdeur et de jeunesse, et, d’une voix orgueilleuse, cria, plutôt qu’il ne prononça, le nom du Romulus.
Mon enfance avait si souvent entendu raconter, le combat du Romulus, cette glorieuse lutte d’un vaisseau contre toute une escadre, et qui jeta un dernier rayon sur la ,malheureuse marine de l’Empire, que, devenu homme, cette histoire me semblait déjà ensevelie dans la nuit des temps. En retrouvant tout à coup un héros encore vivant de cette belle épopée, j’assignai vite dans mon cerveau une date plus convenable à cet événement, et je regardai avec une avidité respectueuse ce débris d’une génération d’hommes qui, après quarante ans de fatigues, de guerres, de privations et de souffrances, ont trouvé en eux assez de force pour vivre encore trente ans dans le travail et les soucis domestiques.
«La pluie tombe à torrents, dis-je au vieux canonnier. nous ne pourrons nous remettre en route que dans quelques heures peut-être. Soyez aimable tout à fait, et complétez votre
bonne hospitalité par le récit du combat du Romulus, dont j’ai lu ou entendu une foule de narrations toutes plus contradictoires les unes que les autres.
— C’est une histoire trop vieille pour qu’elle puisse vous intéresser encore, répondit-il.
— Les faits de ce genre ne vieillissent jamais, repris-je avec obstination. Qu’y a-t-il dé plus immortel que la gloire?
— Je vous promets, dit Courdouan, de m’inspirer de votre récit et de reproduire un jour sur la toile, tel que vous nous le tracerez, le tableau du combat du Romulus.
— Et moi, ajoutai-je, je m’engage à retenir fidèlement votre narration, à la publier, et à dire, à ce propos, beaucoup de mal des Anglais, »
J’avais bien la conviction que j’excitais en lui une passion mauvaise et qui n’est plus guère de notre temps, en lui promettant de jeter l’anathème à nos vieux rivaux, dans la pu
blication du récit qu il allait nous faire ; mais j’avais aussi la conviction que c’était le seul moyen de desserrer les dents à ce vieux loup demer. En effet, cette considération l’emporta sur tous ses scrupules de modestie et sur sa difficulté d’élocution.
«Ecoutez, dit-il en s’agitant sur sa chaise, comme si ce souvenir l’eût galvanisé. En 1814, le 11 février, le vice-amiral Emériau, qui avait sous son commandement, dans la rade de Toulon, vingt et un vaisseaux de ligne, dont quatre à trois batteries et onze frégates, détacha de cette escadre une division de quatre vaisseaux et de trois frégates, pour aller pro
téger l’arrivée du vaisseau le Scipion, qui ralliait le port de Toulon. Ce vaisseau, construit à Gênes, y avait été longtemps retenu par le blocus anglais. Mais un coup de vent du sudest, ayant forcé les vaisseaux britanniques de gagner le large,
il s’était hâté de prendre la mer ; et c’est sur le signal des vigies de la côte qui nous avaient informé de ce mouvement, que le vice-amiral Emériau expédia au devant du Scipion, sous les ordres du contre-amiral Cosmao, les vaisseaux le Sceptre, le Trident, le Génois et le Romulus ; et les frégates la Médée, VAdvienne et la Dryade.
nous dérapâmes immédiatement. nous trouvâmes au large des vents variables, à l’aide desquels notre division se trouvait le lendemain, à la pointe du jour, à vingt milles environ dans l’est des îles d’Hyères. Au lever du soleil, la Mé
dée signala deux frégates anglaises auxquelles on s’empressa de donner la chasse, pendant que le Scipion, signalé aussi dans le golfe Juan, arrivait à nous sous toutes voiles.
Mais outre les deux frégates ennemies, la vigie aperçut bientôt un trois-ponts anglais, puis un second, puis un vais
seau de quatre-vingts, puis un autre, puis d’autres encore, si bien que, vingt minutes après, nous reconnûmes l’escadre rouge, aux ordres de sir Pelew (depuis lord Exmouth),com
posée de quinze vaisseaux et de trois frégates, arrivant sur nous, beaupré sur poupe, voiles dehors !
L’escadre anglaise trouvant au large des chances de vent favorables, que la proximité de la côte nous enlevait, courait sur nous avec une effrayante rapidité. Aussi le cri terrible de branle-bas! résonna-t-il dans les entrailles des vaisseaux de la division française. Cependant, la brise arrivant enfin dans nos eaux, nous chargeâmes la mâture d’autant de toile quelle pouvait en porter, et nous prîmes chasse devant l’ennemi, vers le mouillage des îles d’Hyères.
La brise continuant à nous servir, ordre fut donné de ne plus nous arrêter qu’à Toulon et de serrer la côte le plus près possible. L’amiral anglais, devinant ce projet, doubla rapide
ment les îles, et à peine la division française était-elle par le travers du cap Carqueirane, que déjà les vaisseaux d’avantgarde del’escadrerouge marchaient sur une ligne parallèle à la nôtre, à deux ou trois portées de canon. Dix minutes après, des volées étaient échangées entre le Sceptre qui tenait la tête de notre division et le vaisseau amiral anglais, le Calédonia. Le Sceptre, le Génois, le Trident, le Scipion, V Advienne et la Médée parvinrent à franchir la ligne anglaise. La Dryade et le Romulus, vaisseau de serre-file et mauvais voilier, furent coupés. La Dryade, commandée parM. Charles Baudin, capi
taine de frégate, depuis vice-amiral, passa résolument devant
le trois-pont anglais, au risque d’être broyée. Elle passa si près de lui qu’elle faillit lui emporter son beaupré. Malgré la perspective certaine d’être foudroyé, le commandant Baudin resta debout sur les bastingages, et son équipage, au lieu de se coucher à plat ventre, comme il lui avait été ordonné, s’é­
lança tout entier dans les hunes au cri de : Vive l Empereur ! Lord Exmouth, surpris et confondu d’une audace aussi inouïe, ôta son chapeau, salua la frégate, et garda son feu pour le Romulus.
—Il me semble, dis-je en interrompant notre narrateur, que voilà un bon procédé de la part de l’amiral anglais, et qui devrait vous réconcilier un peu avec lui.
— Oui, reprit-il en frappant du pied sur les tisons; mais vous ne voyez donc pas te calcul qui se cachait sous cette prétendue générosité. L’amiral anglais craignait tout simplement qu’un engagement avec la Dryade, quelque ra
pide qu’il fût, ne donnât au Romulus le temps de s’engolfer dans la baie. Cela est tellement vrai, que, dès que la frégate eut cessé de lui barrer le passage, le Calédonia se trouva par le travers du Romulus à deux portées de pistolet.
nous avions à notre bord deux hommes d’un immense courage et d’une admirable habileté : le capitaine de vaisseau
Rolland, qui commandait le navire, et le pilote Reboul, qui connaissait à un pouce près la hauteur du fond sur toute la longueur de la côte. C’est à ces deux hommes, plus encore qu’à la bravoure de son équipage, que le Romulus dut son salut.
nous arrivions alors sous les falaises accores de Sainte- Marguerite, et nous en passions si près que les vergues sem
blaient en effleurer les roches verticales, et que, durant le combat qui allait s’engager, les éclats de rochers, soulevés par les boulets ennemis, vinrent blesser des hommes jusque sur le pont du Romulus.
C’est en ce moment que nous entendîmes une effroyable détonation partir des flancs du Calédonia. Un silence d’une minute se lit. Le cri de : Feu ! poussé par le capitaine Rolland, retentit alors comme un coup de tonnerre dans notre batte
rie, et le Romulus lâcha sa première bordée de bâbord au cri de : Vive l Empereur!
Au bruit de la canonnade, le Sceptre et le reste de la division revinrent subitement au vent pour rentrer dans le feu; mais l Austerlitz, qui commandait la rade, à l’aide de si
gnaux qu’il arbora, intima l’ordre au contre-amiral Cosmao de rallier l’escadre avec ses vaisseaux, et nous laissa, réduits à nos propres forces, devant le géant qui nous écrasait.
nous avions à peine rechargé, que les grappins d’abordage roulèrent leurs ongles de fer autour de nos vergues, et qu’un second vaisseau à trois-ponts, le Royne, monté par le contre-amiral Smith, vint canonner le Romulus à une demiportée de pistolet. nous reçûmes le nouveau venu de la même façon que nous avions reçu le Calédonia, et nous serrâmes toujours la côte le plus près possible, autant pour éviter un abordage qui nous eût livré à l’ennemi, que pour entraîner celui-ci à s’échouer sur les bancs de rochers entre lesquels notre vaisseau glissait avec un bonheur qui tenait presque du miracle
Pendant un quart d’heure, les Anglais, prenant notre vaisseau pour le Scipion au-devant duquel notre division avait été envoyée, nous crièrent : Rendez-vous, braves Génois! notre mitraille répondit seule pour nous.
En ce moment, un secours inespéré nous tomba du ciel. Il faut vous dire qu’à cette époque la France était épuisée d’hommes ; que les vaisseaux de guerre étaient loin d’avoir un équipage complet et que les fortifications de second ordre étaient totalement désertes. Les Anglais le savaient aussi bien que nous, puisqu’ils avaient osé s’aventurer ainsi jusque sous le fort de Sainte-Marguerite où le combat avait lieu. Mais ils n’avaient pas prévu le dévouement d’un brave citoyen, nommé Blache, vivant encore, comme moi aujourd’hui, qui, attiré sur la falaise, par le bruit de lacanonnade, pénétra dans le fort avec ses enfants, défonça la poudrière, chargea les ca
nons et causa de graves avaries dans la mâture du Calédonia, lequel commençait d’ailleurs à s’éloigner de nous, ayant deviné notre intention de chercher à le faire échouer.
Mais un troisième vaisseau anglais de quatre-vingts bouches à feu ; et ayant moins de tirant d’eau que les trois-ponts,
arriva sur nous et nous mitrailla presque bord à bord avec une nouvelle fureur. Tout à coup deux nouvelles funestes se
répandirent dans le vaisseau Le capitaine Rolland venait de tomber sans connaissance sur le pont, frappé d’un biscaïen à la tête, et un boulet venait de traverser de part en part la sainte-barbe, de sorte qu’on s’attendait à voir sauter le vaisseau à chaque seconde.
Ces deux désastres, qui rendaient pour nous la mort plus imminente que jamais, au lieu de nous abattre, montèrent notre cerveau au paroxysme de l’enthousiasme. Le Romulus,
encombré de morts et de blessés qui roulaient dans une sorte de boue sanglante, répondit coup pour coup, pendant une heure encore, aux trois cents bouches à feu qui le fou
droyaient, jusqu’à ce qu’enfin il fût parvenu à s’engolfer dans la baie de Toulon, où les vaisseaux anglais l’abandonnèrent.
nous quittâmes alors la batterie de trente-six, où tout ce qui était resté vivant à bord s’était réfugié. Il n’y avait plus que deux hommes debout sur le pont : le capitaine Rolland, qui commandait encore le feu aux batteries, malgré la bles
sure qui avait fracassé son crâne, et le pilote Reboul, qui tenait encore la barre du gouvernail. Sur un signe du capi
taine, je courus à la poupe, en passant par les porte-haubans de tribord, le pont étant tout à fait impraticable ; je char
geai encore à mitraille les trois seules pièces qui,_ de toute l’artillerie des gaillards, restassent en état de fonctionner, et je les lirai sur le Boyne, que j’enfilai de Barrière à l’avant, et à bord duquel cette dernière décharge, tout à fait inattendue, fit un carnage horrible.
Un quart d’heure après, le Romulus, ayant sa joue et sa hanche de bâbord complètement démantelées, ses bastinga
ges rasés comme un ponton, ses bas-mâts écharpés, son mât de misaine rompu, ses huniers et ses perroquets coupés, ses
manœuvres courantes hachées, ses voiles criblées dont les lambeaux pendaient le long du bord, rentrait triomphant dans la rade, semblable à un sanglier éventré qui, par ses flancs entr’ouverts, traîne encore jusqu’à sa tanière ses entrailles pantelantes.
L(escadre nous accueillit par des bravos frénétiques. Les équipages, debout sur les vergues, nous saluèrent du cri mille fois répété de : Vive le Romulus! L’empereur, qui ap
prit à Champaubert notre magnique défense, créa notre com
mandant baron de l’Empire et commandeur de la Légion d’honneur ; puis il signa quarante brevets du même ordre pour les officiers et l’équipage du Romulus. Je fus compris au nombre des quarante élus dont ces brevets vinrent étoiler la poitrine.
Mais notre triomphe le plus éclatant nous vint de lord Exmouth lui-même. Il avait à bord du Calédonia un jeune Fran
çais, élève de marine, qu’il avait fait prisonnier à la Ciotat. Il l’avait fait monter de force sur le pont, au moment de l’ac
tion, pour lui montrer comment les Anglais prenaient un vaisseau français. Après le combat, l’amiral prit la main du jeune homme, et lui dit :
« Si j’ai jamais cru prendre un vaisseau, ç’a été, à coup sûr, le Romulus. Allez dire de ma part au commandant Rol
land, au nom duquel je vous fais libre, qu’il est un grand marin et un grand cœur. »
Ce combat nous coûta cher : nous eûmes trente-deux hommes tués, parmi lesquels trois lieutenants de vaisseau; cent
quatre-vingts autres furent amputés dans la nuit, et il ne resta pas à bord vingt hommes intacts. Mais soyez bien per
suadés qu’à bord des trois vaisseaux anglais le massacre ne dut pas être moindre.
Voilà le récit du combat du Romulus, auquel l’escadre française, mouillée dans la rade, assista, pour ainsi dire, les
bras croisés, retenue à l’ancre par le vent debout, par ses instructions peut-être, et obligée d’ailleurs de défendre la rade elle-même; car l’amiral anglais, craignant que le Caledonia ne s’engageât trop avant à la poursuite du Romulus, avait, dans le cas où la retraite lui eût été coupée, fait le signal suprême à son escadre d’entrer à pleines voiles dans le port et de venir le dégager sous les canons de tous nos vaisseaux et de tous nos forts. »
Le vieux marin se tut. Ses yeux, qui, pendant tout ce récit, avaient lancé des éclairs comme le canon du Romulus, se gonflèrent de larmes que je compris. Je sentis que l’émotion
me gagnait à mon tour, et je me levai sur-le-champ, après avoir étreint avec admiration et respect les mains tremblantes de notre vieil hôte.
Quand nous prîmes congé de lui et de son ange de fille, le ciel était redevenu presque beau. 11 nous arrêta encore sur le seuil pour me rappeler la promesse que j’accomplis aujour
d’hui. Je repris, avec Courdouan, le chemin de la Seyne. nous avions été tous deux si impressionnés par ce récit, que nous eussions complètement oublié le triste concours de circon
stances qui nous avait amenés devant la cheminée du vieux canonnier, sans l’encombrement de passagers que nous ren
contrâmes à bord des bateaux à vapeur de Toulon. Que de toilettes fripées et souillées de fange; que de chapeaux de paille collés sur les joues et affectant les formes les plus cu
rieuses; que de pèlerins, et surtout que de pèlerines maussades et furieuses contre ce grand mystificateur qu’on appelle le mois de mai!
Aujourd’hui cependant que le souvenir de la tempête qui contraria cette excursion s’est totalement effacé de ma mé
moire pour n’y laisser que celui du récit recueilli, par un hasard providentiel, de la bouche même d’un héros du Ro
mulus, je me demande si, en accomplissant noire pèlerinage ànotre-Dame-de-la Garde tel que nous l’avions projeté, nous aurions été aussi bien partagés sous le rapport poétique et moral, et si l’histoire de l’héroïque défense du Romulus ne vaut pas une fade églogue? J’arrive à cette conclusion que, grâce à l’épouvantable déluge qui nous assaillit, je puis prou
ver ce que je dis ce jour-là au vieux marin : que rien ne vieillit moins que la gloire! Et la preuve, c’est que trente-quatre ans après le combat du Romulus, et jour pour jour, 1’llluslratiun rend un nouvel hommage aux héros de cette lutte homérique ; c’est que ce récit a fourni à Courdouan, pour le salon de cette année, le sujet d’un de ses meilleurs tableaux, dont un avantgoût accompagne cet article. Chaules Poncy.
Etudes sur le journalisme (1).
IV.
LE FEUILLETON-ROMAN.
nous l’avons vu naître et grandir; nous avons assisté à la croissance hâtivede ce Goliath mal conformé ; nous le voyons maintenant s’affaisser sur lui-même, et nous pouvons prévoir déjà sa décrépitude et sa chute.
En m’en prenant au feuilleton, je sais que je m’attaque à bien plus grand que moi, c’est-à-dire à bien plus long. Mais cette considération ne m’arrête ni ne m’effraye : David a bien tué Goliath. Dans la vie maritime, il arrive parfois aux matelots de voir surgir à l’horizon un horrible géant qui me
nace d’envahir tout le ciel, vers lequel il étend ses grands bras informes. Souvent, un coup de canon pointé juste suffit à disperser toute la trombe. Que faut-il pour crever un ballon? Une épingle. J emploierai ces diverses arnies. Je ne viserai pas, et pour cause, le colosse au cœur, ni à la tête; je sa
perai plutôt son pied fragile et sa jambe grêle, car c’est là son point vulnérable, et son infirmité organique se caclie mal sous les oripeaux dont il se décore.
L’avénement du feiiilletoiWaia__des premières années qui suivirent 1830: il faut le.eiSsfer àirïftbre des équivoques
(1) Voir les livralsoiV iîlW W,I, 22 janvier et
5 février.1848.