Souvenirs de l Amérique méridionale. LA VALLÉE DE SANTA-ANA (PÉROU).
Amérique méridionale. — Cuzco (Pérou). — Aqueduc construit par les Espagnols en 1763. Faubourg de San-Cristoval.
Deux années de séjour dans la ville du soleil, ancienne capitale du Pérou, m’avaient permis, non-seulement d’en étudier sérieusement les anti
quités, mais encore de visiter en détail les seize vallées si
tuées entre les sources du Béni et le Quiilabamba-Ucayali. Ces vallées, placées sur les revers orientaux des Andes, et dont la configuration générale res
semble assez aux doigts, d’une main ouverte, sont peu con
nues des voyageurs ; celle de Marcapata, que nous parcou
rûmes en l’année 1846, était entièrement fermée. C’était une vraie muraille végétale. De
puis que les Indiens Siriniris y avaient brûlé, en 1780, le grand village de San-Gaban, dépôt général des lavaderos de l’État, nul être humain ne s’é­
tait frayé un passage sous ces lianes entrelacées, où les coqs de roche, les singes hurleurs et les aras bleus et rouges gam
badaient et glosaient à qui mieux mieux.
Afin de conclure dignement notre pèlerinage dans l’Amé
rique méridionale, qui durait depuis six années, nous résolûmes , pour effectuer notre retour en Europe, de suivre l’exemple que venait de donner Palacios. Il nous suffisait de longer dans toute sa longueur la vallée de Santa-Ana jusqu’à
l’endroit appelé Cbahuaris, d’y attendre l’arrivée des Indiens; Anlis ou Campas, qui viennent chaque année trafiquer au village d’Écharati, lors de la fête du Carmen ; puis, profitant du départ de leurs canoas, descendre avec eux la rivière Quillabamba jusqu’au territoire des Chontaquiros, qui nous aideraient à traverser les pampas du Sacrement, près des pos
sessions des Conibos, d’où nous pourrions facilement arriver jusqu’à Sarayacu, mission centrale de ces déserts. Une fois à Sarayacu, nous comptions réclamer du père Plaza, préfet gé
néral des missions, dont le portrait et la biographie ne nous quittaient plus, les moyens de descendre l’Ucayali jusqu’à sa jonction avec le Maraiïon; puis, de là, abandonnant notre canoa au souffle du hasard ou à la protection du Dieu des voyageurs, nous devions suivre le cours de l’Amazone, et aller enfin aborder à la ville de Belem, capitale de la province brésilienne du Para.
Il entrait dans notre projet, comme on le voit, un peu de l’artiste, du bohémien et du savant. C’est ainsi que toujours nous avons compris la manière de se transporter d’un pays à un autre.
La possibilité de descendre la rivière Ucayali à travers les pampas del Sacramento n’était plus douteuse depuis que Palacios avait accompli son hasardeux voyage. Tenté par l’exemple de ce proscrit, je me résolus à suivre le même che
min, et, muni des objets indispensables à un voyage.de cette nature, sondes, instruments, papiers, crayons, couleurs, babioles variées, depuis la hache jusqu’au grelot, destinés à me concilier la bienveillance des sauvages, je songeai à quitter le Cuzco au mois d’avril 1846, pour entrer dans la vallée de Santa-Ana.
Mes dernières dispositions furent bientôt laites. Je fis présent à un ami de mes livres, de mes meubles, de mes chevaux et de ma garde-robe, en lui laissant pour toute obliga
tion le soin de veiller aux papiers, aux objets d’art et aux dessins quej’abandonnais, pour m’être expédiés un jour en
France, si je ne succombais pas dans mon entreprise. Deux mules parties à l’avance empor
tèrent mes bagages. Un Indien chargé de Yalmofrez, qui con
tenait mon lit, alla m’attendre à deux lieues du Cuzco, au lieu dit : Los Molinos, et le 17 avril, à cinq heures du soir, enfourchantune vigoureusemule, j’atteignis en quelques minu
tes le haut faubourg de la ville du Cuzco. Là, je saluai d’un dernier regard cette cité hos
pitalière, où deux années de ma vie avaient fui comme un beau rêve, partagées entre le travail et la méditatiiin , et, poussant ma mule au ga
lop, je disparus dans un flot de poussière derrière l’aqueduc qui domine comme un pont de l’air l’ancienne ville du soleil.
A mesure que ma monture gravissait les hauts sommets qui s’étendent entre Picchu et le Sacsahuaman, le vent devenait de plus en plus froid.
Les croupes informes qui se développent dans cette région in
termédiaire des Pmas n’étaient
Amérique méridionale. — Sierra-Nevada. — Vendeuses de chicha.
plus couvertes que de pâles radiées, d’un lichen ras et de l’éternelle graminée appelée iclm, qui tapisse comme un lin
ceul tous les bas côtés des Andes occidentales. Bien que l’heure ne fût pas avancée, les chemins fréquentés d’ordinaire par les arrieros des vallées voisines étaient d’une solitude étrange. A peine de loin en loin un troupeau de Hamas, le cou tendu et l’oreille aux aguets, cheminaientlentement, chargées de charbon, de viande sèche ou de sel gemme. Le conducteur de ces dociles animaux, armé d’une soga ou tresse de laine , dont il les frappait doucement, allait gourmandant leur paresse, tandis que celles-ci, comme si elles eussent compris l’indulgence du maître, ne répondaient à ses réprimandes que par un doux bêlement.
Après une course d’environ une heure, pendant laquelle le soleil s’était sensiblementabaissé derrière moi, j’arrivai sur le point culminant des Punas, d’où mon œil put embrasser dans toute son étendue la grande pampa d’Anta, plateau d’environ dix lieues de circuit, qui s’étend entre le Cuzco et les vallées tempérées de Taray-Yucay, Urubamba et Ollantay-Tampu,
maigres filets de verdure jetés entre la stérilité de la Puna et les pics neigeux de la Cordilière. Bien que le froid devînt insoutenable aux approches du soir, le paysage revêtait à cette heure un tel caractère de beauté, que j’arrêtai ma mule pour en jouir quelques minutes.
Qu’on se figure un immense hémicycle borné à l’est par la grande chaîne des Andes d’Avisca, dont les arêtes dente
lées, éternellement blanches de neige, s’empourpraient des teintes du couchant, tandis que leur base flottait déjà dans une ombre bleuâtre. De loin en loin, sur la pampa d’herbe rase,
quelques pauvres ranchos disséminés laissaient échapper un maigre fdet de fumée ; à ma droite, si bien cachée dans le pli d’un ravin qu’on l’apercevait à peine, la maisonnette de los Molinos, dont la cascade bruyante bouillonnait en s’en
fuyant dans le lit qu’elle s’était creusé ; enfin, vers le nord, comme un fond à la perspective, les villages de Maras à gauche, et d’ürubamba à droite, tellement estompés par la nuit, que l’œil n’entrevoyait de leurs masses qu’une bande noirâtre, bornaient cette partie de l’horizon.
Je lançai ma mule au galop sans prêter attention aux hennissements de douleur qui accompagnaient chaque coup du large éperon dont je labourais les flancs de l’animal. La nuit était tout à fait descendue ; les sentiers blanchâtres tracés par le pied des caravanes se confondaient déjà avec le ton général de. la pampa. La maison de los Molinos, que j’avais cru voir presque à la portéejde ma main, semblait maintenant, comme un mirage, reculer à mesure que je croyais l’atteindre. Tout à coup, près de ma mule lancée à fond de train, j’entendis un cri si aigu, qu’une sueur froide me jaillit du corps. Je tirai les rênes avec une violence telle, que l’animal recula de trois pas comme si ses jarrets allaient se briser. Une masse noire que je n’entrevoyais qu’indistinctement à la lueur des étoiles, s’était levée et me barrait le chemin.
« Quien es u? » criai-je moitié effrayé, moitié colère.
Une voix de femme douce et soumise me répondit en quechua:
« Viracocha, j’ai eu peur d’être écrasée par votre cheval.
— Et que diable faites-vous à cette heure et dans ces chemins? repartis-je.
—J’allais me retirer, répondit la voix. J’ai vendu ma chi
cha, et je retourne à l’estancia. »
Je me rappelai alors ces pauvres Indiennes qui atten
dent tout le jour, au milieu des pampas glacées, le passage des arrieros auxquels elles ven
dent leur chicha (boisson de maïs fermenté) et leurs patates
à l aji (piment moulu). Ces. malheureuses femmes, venues quelquefois d’une estancia dis
tante de trois à quatre lieues, silencieusement accroupies de
vant leurs jarres de liquide,
sans souci du vent et de la neige qui fouette leur visage, fi ent paisiblement la laine de leurs brebis en attendant l’arri
vée des rares consommateurs.
Les bénéfices qu’elles retirent de leur pénible corvée équiva
lent à peine à douze sous de noire monnaie.
Je mis deux réaux dans la
main de l’Indienne, lui deman-Amérique méridionale, Pérou, — Casa de Los Molinos, Entjée de la pampa d Anta.