lorsqu’à trois heures et demie du soir il fut annoncé officiellement que le roi rappelait son ministère, et confiait la direction des affaires à M. Mole.
Cette nouvelle fut accueillie avec une joie qui paraissait sincère, sinon universelle, et le soir tout Paris s’illumina d’instinct aux cris de : vive la Réforme ! et aux chants de la Marseillaise!
C’est alors qu’un détachement de ligne, posté devant le ministère des affaires étrangères, et se croyant sur le point d’être forcé, fît feu sans sommation sur la foule, où tomba line soixantaine de victimes.
Dès ce moment, on put prévoir l’issue du combat, renouvelé ainsi plus sanglant et plus terrible que jamais.
La fusillade se ralluma et ne cessa pas de toute, la nuit dans les quartiers avoisinant les rues Saint-Denis et Saint-Martin. Mille barricades formidables s’improvisèrent comme par miracle dans tous les quartiers de Paris.
Dès le lendemain matin, jeudi 24 février, de très-bonne heure, la nomination d’un ministère Thiers et Odilon Barrpt fut notifiée dans toute la ville, mais elle n’arrêta pas le combat, malgré les efforts et l’apparition personnelle des nouveaux ministres.
Aussi, vers onze heures et demie, Louis-Philippe se décida à signer une abdication au profit du comte de Paris avec la duchesse d’Orléans pour régente, laquelle se rendit à la chambre des députés, accompagnée de ses deux enfants et du duc de Nemours.
Cette annonce ne put encore satisfaire les esprits ni apaiser l’effervescence. Le peuple et la garde nationale se portèrent en masse aux Tuileries, qui venaient d’être abandon
nées par le roi et la famille royale, et s’en rendirent maîtres, après un combat acharné.
Pendant ce temps, d’autres citoyens armés s’introduisaient dans la salle des séances de la Chambre des députés ; ils envahissaient les tribunes, et, au milieu d’une confusion in
exprimable, la régence était rejetée ; la duchesse d’Orléans,
ses deux fils et le duc de Nemours n avaient que le temps de se retirer, protégés par les députés et la garde nationale, et la formation d’un gouvernement provisoire était adoptée en principe sur la proposition de MM. Crémieux, Ledru-Rollin et Lamartine.
Ce gouvernement, dont nous donnons plus bas là composition, siège depuis jeudi soir à l’Hôtel—de- Ville. Ses premières mesures sont : la proclamation de la république, la disso
lution de la Chambre,Ta défease faite aux pairs de France de se réunir en séance, et l’annonce d’un prochain appel au peuple, qui sera consulté sur le meilleur mode de gouvernement à adopter, aussitôt que les mesures d’ordre et de po
lice nécessaires auront pu être prises pour assurer l’exercice paisible et légitime de son droit.
Le gouvernement provisoire a. publié, dès jeudi soir, la proclamation suivante ;
Citoyens, le gouvernement provisoire adopte et veut la forme démocratique et le gouvernement républicain, sauf ratification du peuple réuni en assemblées primaires. - Void-Te ministère nomnlé ce soir :
Les citoyens : Dupont (de l’Eure), président du conseil, sans portefeuille; Lamartine, affaires étrangères; Ledru- Rollin, intérieur ; Crémieux, justice ; Goudchaux, linances ; Bedeau, guerre; Marie, commerce; Bethmont, travaux publics ; Arago, marine ; Carnot, instruction publique.
Plusieurs autres nominations urgentes ont été faites :
Les citoyens : Courtais, au commandement de la garde nationale; Guinard, chargé de l’organisation des volontaires soldés de la garde nationale ; Bastide, chargé de réorganiser l’artillerie de la garde nationale; Garnier-Pagès, maire de Paris; Guinard, Recurt, adjoints; Marrast, secrétaire du gouvernement provisoire.
Le général Cavaignac est nommé gouverneur-général de l’Algérie.
Etudes sur le journalisme (1).
LE ROMAN-FEUILLETON (SUITE.) — LES ABONNÉS. — LA LIBRAIRIE. — LE PEUPLE.
Cetarticle, comme on s’en convaincra sans peine à son étendue et par sa lecture, était écrit et composé avant la puis
sante convulsion sociale qui a renouvelé la face du pays. nous savions bien être dans le vrai, mais nous ne pensions pas être si prophète. Que l’on véuille lire et que l’on juge!
J’ai dit, en terminant mon dernier article, que le public . était singulièrement complice du développement insensé et de l’omnipotence du roman-feuilleton.
Il l’est, il l’a été surtout dans le principe en s’abonnant de préférence, ou, pour mieux dire, exclusivement auxjournaux qui lui apportaient cette denrée quotidienne.
Aujourd’hui la complicité persiste, mais de fait seulement. La conscience et le goût n’y sont plus pour rien. Il n’y a plus qu’un seul journal, qu’un seul feuilleton : M. Dumas. Force est donc bien de s’abonner, quoiqu’on en aie, à M. Du
mas. Quittez-le à la Presse, vous le trouvez au Siècle, demain au Constitutionnel, et après-demain aux Débats. Que si vous commencez à en avoir assez, un peu irop même, et à souhai
ter qu’on vous en perce enfin d’un autre, tant pis pour vous!
on 11e saurait! — Prenez votre plaisir en patience, et ditesvous : «Tu l’as voulu, Georges üandin ! »
Cependant il n’est si Dandin dont la constance ne s’épuise. Le jour de la réaction et du désabonnement arrivera. nous
) Voir les livraisons des M décembre 1847, 22 janvier, . 19 février 1848.
le croyons très-proche; mais il n’est pas moins sûr qu’il n’est point encore venu.
Il y a plus : à n’en juger que par le chiffre des tirages, on peut croire la prospérité du feuilleton plus rayonnante et
mieux assise que jamais. Cela n’est pas. L’indifférence et l’ennui commencent d’éclater partout en des signes non équivoques. Ces symptômes n’échappent pas à l’œil un peu sa
gace. C est juste au moment où la corde est le plus tendue
qu elle se rompt. Les abonnés fussent-ils d’humeur à supter longtemps encore ce régime, les journaux ne le pourraient plus; ils plient sous le faix de leurs succès. Peut-être fau
dra-t-il qu’ils demandent grâce et payent la gageure qu’ils ont proposée. En attendant, il faut qu’ils marchent, et ils vont, Dieu sait où, comme le juif errant, menés à grandes guides, four in hand, par le grand écuyer crépu. Gare les ravins ! mais, après lout, au bout du fossé la culbute !
Comment une nation en est-elle arrivée à se laisser bercer tout entière, comme disait ces jours derniers M. Janin, par le roman, à n’avoir plus qu’une seule lecture, le romani
nous allons voir.
On sait que les révolutions politiques sont toujours prêtes longtemps dans les intelligences avant de passer dans les faits.
Les classes non encore admises au partage de 1 influence et de la richesse sociale, et celles qui par conséquent rêvent à s’émanciper, à conquérir leur part d’activité sur cette terre, comprennent le besoin d’une éducation, d’une initiation préa
lables, et c’est chez celles-là que se montre en tout temps la plus vive ardeur de s’instruire.
Avant 89, quand la noblesse française savait à peine signer son nom, qui méditait, qui se préparait, par des études fortes et dignes, à réclamer légitimement son héritage confisque.
Qui donnait au pays cette pléiade illustre d’écrivains qui portent si haut la gloire du génie français, et Molière et vol
taire, et Corneille et Racine, et Despréaux et La Fontaine, et Diderot et d’Alembert, et Beaumarchais et Rousseau, ces deux fils d horlogers ? — Qui remuait toutes les idées, ébranlait l’arbre de science? — Qui enfantait silencieusement dans ses entrailles, pour un jour dit, marqué au livre du des
tin, cette magnifique réunion d’hommes d’état, de grands orateurs, la veille obscurs, épars et sTgnorant eux-mêmes, le lendemain formant un cénacle de rois, rivalisant par 1 élo
quence avec ce que la Grèce et Rome ont produit de plus élevé, puissants par la parole, puissants par 1 action, à jamais fameux dans l’histoire? , . , . ,
Qui, si ce n’est cette classe moyenne, déshéritée obstiné
ment de tous ses droits, et qui d’instinct faisait la lumière autour d’elle, car elle sentait que la victoire était à ce prix, et que tout mal vient d’ignorance.
Il arriva un jour enfin où la lumière , soulevant son boisseau, chassa les ténèbres; et si le flambeau se fit torche,
c’est que le peuple, non encore habitue iy cette clarté vive qui l’aveugla et l’éblouit, s’en empara, et mit le feu aux quatre coins de l’édifice. .
Double et frappant exemple de ce qu’il faut savoir denier à la force brutale et ignorante, mais accorder à temps aux masses intelligentes et éclairées !
Sous la restauration, cette classe moyenne qui n a point encore réussi à faire prévaloir sincèrement ces droits pour lesquels elle se sent mûre, continue sa marche ascendante. En même temps qu’elle lutte hardiment, au grand jour, con
tre une famille incorrigible, elle se recueille intérieurement,
et s’exerce de toutes ses forces à se rendre habile au pouvoir qu’elle va bientôt manier.
De là, ce mouvement d’études si remarquables, ce bouillonnement intellectuel, cette animation, cette sainte ferveur pour toutes les œuvres de l’esprit qtfi signalent et honorent cette courte période, méconnue et laissée trop volontiers dans l’ombre, comme toutes les époques de limbes et de transition politique.
Grands iravaux historiques, œuvres philosophiques, etudes de l’antiquité et des grands écrivains français, immenses pro
grès de la science, voies nouvelles ouvertes dans l’art, vastes publications, librairie florissante prospérant aux côtés, à 1 a- bri, avec l’aide d’un journalisme tout-puissant, rien ne man
que à cette période de notre histoire qui fut courte, parce qu’il restait peu aux classes moyennes à acquérir, pour se mettre en possession de ces imprescriptibles droits qu on lui disputait vainement. . .
Arrive juillet 1830. Cette fois, la bourgeoisie ne manque pas son coup. En 1793, le tiers avait échoué, ou plutôt avorté, parce qu’il n’en était alors qu’aux éléments dé jà science. Il ne faisait pour ainsi dire que quitter l’école primaire. L enseignement supérieur fut pour lui l’éternel bienfait de la restauration et le gage de son triomphe. .
La voilà donc cette classe moyenne investie cette lois sérieusement et exclusivement du pouvoir, de 1 influence et des nombreux avantages qui en découlent !
Qu’en fait-elle? Ceci estime question à laquelle je ne me charge point de répondre ; elle-même serait peut-être em
barrassée pour la résoudre. Je ne commettrai point d ailleurs l’inconséquence et n’aurai pas le mauvais goût d’importer le premier Paris dans un article littéraire.
Ce qu’il y a de bien certain, c’est qu’une fois en possession delà puissance temporelle, la bourgeoisie ne songe plus qu’à en jouir, à la conserver dans le sens le plus absolu et le plus personnel du mot; elle s’y cramponne, elle est parfaitement résolue à s’y maintenir par la force.
Plus de travaux sérieux, plus d’efforts, plus d études ; cela était bon quand il fallait conquérir sa place au soleil. Aujour
d’hui, cette place est faite, elle est prise ; il ne s’agit plus que de la fortifier, de l’étendre, et de dire avec autorité : Ote-toi de mon ombre ! à l’ambitieux, à l’indiscret qui fait mine d en approcher. .
Or, la classe moyenne est la clientèle née des journaux, luxe quotidien qui ne s’est point encore introduit dans le peuple, et pour cause, malgré le rabais de moitié auquel s’est résignée la presse.
Cette dernière cherche donc à satisfaire le goût de la „ geoisie dans laquelle se recrutent les abonnés. Et coin ceux-ci ne tiennent plus à être instruits, mais amusés, journalisme se transforme en conséquence. Il cesse d y
conseiller, un guide, un ami sévère parfois : il devieni a, gracioso, un complaisant, un faiseur de contes, le tout, pour divertir le maître ou la maîtresse de la maison où il brûle d’avoir accès. - . .
Le roman-feuilleton n’a pas d’autre origine, et cette origine coïncide de la plus saisissante façon avec l’apparition du lans
quenet, le retour des prétentions nobiliaires, le développement du luxe, le fanatisme des chevaux de race, la fortune, la yogue et le nombre sans cesse croissant des courtisanes, 1 af
faiblissement sensible de la morale publique, en un mot le
débordement effréné de tous les instincts et les appétits matériels.
Je sais que toutes ces choses ont été imputées à l’influence du roman ; mais c’est lui faire trop d’honneur, et prendre l’ef
fet pour la cause. C’est avec plus de raison peut-être que la restauration, au milieu des huees et des rires universels, fai
sait remonter à Voltaire et à Rousseau 1 origine des calamites qu’elle-même attirait sur elle. Le roman n’est pas le prin
cipe de la dissolution et de l’égarement des sociétés ; il en 6st Ig fruit*
A une classe de privilégiés qui, satisfaite de son sort, ne souhaite pas le mieux pour soi ni pour autrui, et n est aucu
nement travaillée par l’instinct ni le besoin de progresser, que faut-il? Des amusements. Aussi est-il certain que la France s’est rarement plus amusée, — dans le sens, il est vrai, le plus étroit, le moins digne et le plus frivole du mot, — que dans ces quinze dernières années. Elle a rarement plus fes
toyé, plus fait l’amour, et quel amour ! plus joué, malgré les édits moralistes de la police, plus consommé de fadaises débi
tées ou écrites, plus dansé, plus carnavalé, et moins lu que depuis ces glorieuses journées des barricades, troisième du
nom desquelles date l’ère actuelle. Si elle s ennuie, comme dit M. de Lamartine, ce que je crois, ce ne peut être que de réplétion et de satiété. ...
Et pour satisfaire tous ces goûts désordonnés, passes bien vite à l’état d’impérieux besoins, le dol, la fraude politique et commerciale, l’abus de confiance, l’agiotage, la Danqueroute frauduleuse, le vol au jeu, la corruption et la corruptibilité. , . ..
Au quinzième siècle, la passion poignardait ; au dix-septième elle employait de préférence le poison. Aujourd’hui on
fait le foulard, le portefeuille et la conscience. C’est moins héroïque, mais plus sûr, et cela ne conduit qu’au bagne.
Il est triste, il est à jamais regrettable que la littérature délaissée n’ait pas craint, à peu d’exceptions près, des’enrégimenter parmi les bateleurs, les joueurs de flûte et les bouffons chargés d’amuser le pays. Molière avec Lambei t a voulu jouei son rôle dans cette grande scène de ripaille, dans celte ré
gence anticipée, et fournir aussi sa quote-part de divertissements au public.
La littérature, en s’enflant pour se faire bœm, s eytamufçç.. ne pouvant pas élever, elle s’est abaissée et à rétrogradé du coup jusqu’à l’époque des sotties, mystères et moralités, où le poète dramatique était traité et honoré sur le même pied que le charpentier du théâtre, le machiniste et l’histrion avec lesquels il partageait fraternellement l’insigne honneur de récréer son altesse sérénissime, la foule.
Au public, qui veut s amuser avant tout, partout et toujours , il faut non-seulement des soirées amusantes, ce dont se chargent le vaudeville, les physiciens, les écuyers et toutes sortes de bouffons, mais des matinées amusantes; c’est la partie spéciale du roman-feuilleton, qui est le créateur du genre.
nous voyons même M. Dumas, dans son ardeur de monopole, entreprendre et mener de front la fourniture des soirées et des matinées amusantes ; mais c est trop d un au moins,
et il est fort à craindre que matinées et soirées se nuisent réciproquement,.
Ce n’est ni plus ni moins que la régie du sel (dirai-je attique ? hélas ! ) qu’il a entrepris là. Mais là où le gouvernement échouera, je pense, le grand imprésario des plaisirs parisiens ne triomphera pas non plus.
Le roman pullula d’abord en volumes de toutes nuances, avec vignettes deTonny Johannot, gravées par Porret; puis il passa dans le feuilleton, et nous avons vu siirquelle pente rapide il en est arrivé à ce développement ridicule et à cet état de complète absorption par un seul homme où nous le voyons maintenant.
Fier d’un si beau succès, le journal a crié et proclamé, et imprimé à des millions d’exemplaires, qu il devait tenir lieu de tout, et surtout de bibliothèque (pourquoi pas d’eau, d’air,
et de pain. ?) ; qu’il était le livre, revaille, l alcoran du pays moderne ; qu’il suffisait à tout, à tous, et que les ecrivains devaient être journalistes ou briser leur plume, ce qui revient à dire qu’il faut jeter au vent ses paroles, ses convic
tions, ses méditations, sa pensée. A en croire ce nouvel Omar,
il eût fallu ne faire qu’un vaste auto-da-fé de toute la librairie française.
Que le livre se soit fait journal, cela est trop incontestable ; mais que le journal se fasse et devienne jamais livre, ceci est un peu plus douteux.
Quoi qu’il en soit, la nation privilégiée et abonnée s’est tenue ces belles choses pour dites. De tout ce qui s’imprime, elle lit son journal, et de son journal le feuilleton, et est termement convaincue, dans toute la candeur de son âme, sur a foi du nouveau livre, que ce bréviaire doit suffire au parfait
bonheur en ce monde, et, qui sait? peut-être au salut et à la rédemption dans l’autre.
Il nous en coûte de troubler ses illusions, mais il le faut. Qu’elle apprenne donc ce qui se passait au même temps, en librairie, dans une région à coup sûr fort ignorée d’elle.
La librairie — cela va de soi — ne pouvait plus songer aux publications fortes et grandes qui avaient si puissam