ment servi le mouvement philosophique et révolutionnaire du dix-huitième siècle, et depuis avaient fait, comme nous avons dit, l’honneur de la restauration. Ces sortes de pu
blications ne s’adressent qu’aux grandes bourses, et pour lés - produire, il manquait tout simplement les acheteurs.
La librairie, afin de raviver le goût du public aisé pour les livres, essaya d’un remède héroïque : ce fut la publication illustrée.
Moins qu à tout autre il nous siérait de médire d’un pareil mode, à nous qui, comme journal pittoresque, avons reçu et continuons de recevoir du public un si sympathique et si encourageant accueil. Qu’il nous soit permis de saisir personnellement cette occasion pour remercier les amis in
connus qui veulent bien nous adresser explicitement leurs suffrages au sujet du présent travail et nous soutenir ainsi dans l’œuvre de conscience que nous nous sommes proposée.
Mais le journal n’est pas le livre, nous ne saurions trop le redire, et ce qui fait la fortune et la vogue d’un journal unique a généralement mal fait celle du commerce des livres.
Habent sua fata libelli... Quelques-unes de ces publications, — il en est jusqu’à trois que l’on pourrait citer, —
eurent un grand succès de vente. Les autres ne tournèrent qu’à la confusion et à la ruine de l’éditeur.
Les causes de cet insuccès sont multiples, et leur recherche, qui ne se rattache pas d’ailleurs étroitement à notre sujet, nous entraînerait beaucoup trop loin pour que nous l’a
bordions ici. Qu’il nous suffise, quant à présent, d’articuler deux laits précis et, dans notre opinion du moins, peu sus
ceptibles d’être niés. Le premier, c’est que la librairie, se souvenant, je pense, du mot de Figaro, pratiqua trop sou
vent cette nouvelle maxime : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être imprimé, on l’illustre. » Le second, c’est que le vo
lume illustré devait nécessairement porter un coup fatal à l’œuvre littéraire proprement dite, en ce que les splendeurs du crayon reléguaient l’écrivain sur le second plan, attiraient l’œil avant l’esprit, si même elles ne dispensaient pas totalement de la lecture.
Certes, dans un milieu comme le nôtre, c’était là une belle chance de succès. Eh bien ! la librairie ne réussit qu’à faire la fortune de la gravure sans relever la sienne propre.
Après cette nouvelle chute, abandonnée de tous, elle n’a vait plus qu’à mourir.
Mais, malgré tout, dans un pays comme le nôtre, en dépit de la contrefaçon, de l’indifférence publique, des taxes, de la frivolité des écrivains et des lecteurs, la librairie ne peut périr. L’instinct de la conservation la guida dans une voie meilleure et plus sûre que ses tentatives pittoresques pour réchauffer et galvaniser le public.
Elle se souvint à temps que, derrière ce million de privilégiés repus et endormis, il y avait tout une masse d’hommes tenus en éveil par le jeune, avides de goûter au pain de la parole, et dont le dénuement ne demandait pas mieux que de ramas“er, comme Lazare, les miettes du mauvais riche.
Elle se tourna vers les pauvres, leur demanda le sou mensuel comme le grand Daniel à l’Irlande, et en retour leur an
nonça les bienfaits de l’initiation, leur offrit, leur promit cette émancipation morale et intellectuelle qui présage toujours et prépare l’émancipation réelle.
La France populaire entendit cet appel, et elle apporta son penny, comme l’Irlande famélique avait fait à la voix de l’illustre tribun d’Erin. Ce n’est pas à dire pour cela que la li
brairie se soit faite agitateur; bien loin de là, mais elle pourrait bien, par la force des choses, le devenir à son insu.
Cet humble denier n’a certes pas fait la librairie florissante, mais du moins il a retenu le dernier soupir sur ses lèvres. Grâces en soient rendues aux illettrés, aux ignares, car ils sont aujourd’hui les vrais, les seuls Mécènes de la
littérature française ; car cela est honteux, cela est triste à dire; mais il n’y a plus maintenant que les pauvres pour alimenter la vente de la chose écrite et le foyer de la pensée.
La librairie émietta donc le livre qui n’arrivait plus à son adresse naturelle. Elle abandonna le volume à sept, à huit et à dix francs que naguère elle débitait à douze ou quinze cents exemplaires. Elle inventa la livraison à cinq, à trois et à deux sous, pour atteindre aux plus petites bourses, lès seules ouvertes et qui ne lui firent pas défaut.
Le perfectionnement notable des machines typographiques lui permit de réimprimer à très-bas prix les bons ou
vrages, et de publier à des taux d’une modicité fabuleuse ces mille recueils destinés à populariser la science, à faire filtrer l’instruction dans toutes les veines du pays, ces mille compilations, de nature encyclopédique, dont les titres seuls, réunis, formeraient tout un catalogue.
Telles de ces publications ont obtenu un succès de vente inouï, et, semaine par semaine, dix centimes par dix centi
mes, se sont débitées jusqu’à cent mille exemplaires. nous citerons, entre aulres, le Magasin pittoresque, excellent re
cueil, dirigé avec autant d’honnêteté que de conscience et de soin, qui a jeté dans la circulation publique une quantité in
nombrable de faits intéressants et de notions précises, et conserve encore toute sa vogue après dix-sept ans d’exis
tence, malgré la concurrence et le débordement parallèle des publications exclusivement amusantes.
Que serait-ce si, dans ce pays, l’un des plus arriérés de tous, les écoles primaires mêlaient pas un vain mot; si, par exemple, le nombre des sujets des deux sexes qui sui
vent les écoles publiques, au lieu d’être de 1 sur 80, comme dans le département de la Seine; de 1 sur 1H0, comme dans la Corrèze, était dans la proportion de 1 à 11, comme en Angleterre; de 1 à 7, comme en Prusse; de 1 à 6, comme dans le canton de Vaud ; de 1 à 4, comme aux Etats-Unis d’Amérique; si, enfin, comme dans ce dernier pays, il était affecté seulement deux francs par tête pour l’instruction, au lieu de trente centimes que la France prélève généreusement sur son gigantesque budget pour l’éducation publique?
11 n’importe ; malgré cette entrave si grande, et bien
qu’un tiers à peine des Français, dans ce siècle, participe aux bienfaits de l’instruction primaire, tous ceux qui savent lire ont lu ; tous ont pu le faire, du moins, et la plupart ont profité de cette nouvelle latitude. Les connaissances, au lieu d’élever leur niveau, se sont disséminées et répandues; elles ont gagné en étendue ce qu’elles perdaient en profondeur. La somme, tout compte fait, s’en est considérablement accrue,
et à peu près exclusivement au bénéfice des gens pauvres et des classes inférieures.
Ainsi, dépositaires de la puissance publique, privilégiés, heureux du jour, tandis qu’assis autour des bornes milliaires, plongés dans un demi-sommeil, groupés en un Décaméron prosaïque au bord de la route, vous prêtez une oreille indo
lente à des contes renouvelés de l’Arétin ou de Rétif de la Bretonne, vous ne voyez pas derrière vous cette colonne ser
rée d’hornmes en mouvement, qui se fortifie par la marche autant que vous vous énervez par la halte; qui va sous peu vous atteindre et vous distancer; qui fait ce que vous avez fait, lorsque, comme elle, vous aviez tout à gagner et à attendre; qui, au nom de l’égalité, non plus cette fois.théorique, mais de l’égalité la plus impérieuse, la moins incontes
tée de toutes, l’égalité intellectuelle, vous demandera peutêtre bientôt sa part légitime de ces droits et de cesjouissances que vous avez tout à la fois si peur de perdre et si peu soin de retenir! C’est là l’heure que vous choisissez pour vous endormir au soleil et vous bercer de fades récits, de licencieuses histoires !
Le monde antique s’est écroulé sous l’irruption des barbares : le monde moderne pense-t-il n’avoir rien à craindre de l’invasion des lettrés ?
Quelles armes, ô bourgeois! ne fournirez-vous pas à l’utopie du communisme, s’il arrive qu’un jour on voie d’une part l’incapacité, l’inaction et la richesse; de l’autre, le talent, le travail, l’instruction et la misère?
Et déjà les effets de ce grand mouvement sont patents et appréciables. Ce n’est plus seulement l’esprit, comme on l’a dit, mais la science qui court les rues. Vous seriez étonné du savoir que déploie maintdissertateur en blouse. Le compositeur qui m’imprime et me fait commettre parfois de si singu
lières bévues, parce qu il n’a pas le temps de me lire, est en revanche très-capable, je vous le jure, de rectifier mes fautes de langue ou d’orthographe, si j’ai le malheur d’en com
mettre. Il y a des ouvriers poètes, des ouvriers faiseurs de drames et des ouvriers publicistes. Les noms de Magu le tisserand, du cordonnier Savinien Lapointe, du savoyard Claude Genoux, du compagnon du devoir Agricol Perdiguier, du maçon Charles Poney, dont vous lisiez la semaine der
nière un article dans ce recueil même, sont entourés déjà d’une demi-lueur, due, assurément, pour quelques-uns, au mérite intrinsèque de l’œuvre non moins qu’à la bizarrerie du fait, curieux en effet et significatif. A cette liste fort in
complète j’ajouterai deux noms plus éclatants, ceux d’Hégésippe Moreau et du philosophe Pierre Leroux, tous deux ouvriers imprimeurs. notre siècle n’est pas sans doute le premier, depuis Hans Sachs, où l’on ait vu l’alêne, l’ai
guille et le rabot manier la plume et la lyre; mais ce qui n’était qu’un accident, un phénomène, passe à l’état de fait permanent, régulier, et de plus en plus général.
Il y a plusieurs journaux et publications d’ouvriers, notamment l’Atelier, recueil hebdomadaire. La rédaction impose à toute insertion deux conditions impérieuses : 1° Il faut prouver que l’on est ouvrier;
2° Il faut établir qu’on est bien l’auteur de «on article.
Comme on le voit, le comité de lecture de l Atelier se montre beaucoup plus rigide que la plupart des grands journaux.
nous trouvons même qu’il pousse un peu loin en ceci l’a ristocratie de la blouse. Puisque nous ouvrons nos colonnes à des écrivains ouvriers, il nous semble qu’en retour ceux-ci,
sans déroger, pourraient montrer meilleur visage d’hôle aux ouvriers écrivains. De bons articles, qu’ils émanent de l’ha
bit noir ou de la veste, ne gâtent rien à un journal. Mais les ouvriers apportent, et cela se conçoit, un amour-propre de jeunesse à voler de leurs seules ailes. C’est leur affaire, et non la nôtre. J’aime à espérer et désire surtout qu’il ne se mêle à ce sentiment naturel aucun levain de haine, aucune pensée d’ostracisme présent ni futur.
nous parcourons de temps en temps cette feuille de l’Atelier qui est littéraire et politique, et nous pouvons vous affirmer que cela n’est ni mieux ni pis que le premier journal venu. Un singulier niveau s’y révèle entre les intelligences cultivées et ces esprits improvisés qui peuvent se dire tout à la fois les pères et les fils de leurs œuvres. C’est même, à
notre sens, le défaut culminant de la littérature ouvrière que ce manque réel d’originalité et ce culte d’un certain milieu Convenable qu’au premier abord on s’étonne d y rencontrer. Mais, cela est tout simple : la muse de la casse et de la var
lope, née de la veille, en est à sa première manière, c’est-à- dire à Limitation.
Tous ces phénomènes sociaux sont curieux, graves, remarquables ; ils ne sont point exempts de dangers. Ils sont une menace grossissante suspendue sur la tête de l’aristocratie du jour qui a des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne point entendre, et se laisse gagner de vitesse, elle en car
rosse, par des coureurs partis à pied. — En conscience, à qui la faute ?
Mais ce n’est pas tout. Voilà que successivement le flot des connaissances et de l’instruction populaire, qui s’était d’a
bord étendu trop superficiel pour présenter aucun péril, monte, monte sans cesse, et gagne peu à peu le niveau où commence l’étiage de l’inondation véritable. Les traités pour la classe pauvre, qui furent d’abord élémentaires, se dépouillent graduellement de ce caractère primitif, etalteignent jusqu’aux hauteurs les plus ardues de la science.
Ainsi nous voyons des ouvrages tels que : Un million de faits ; Patria ;
L’Instruction pour le peuple ;
Et bien d’autres encore que nous pourrion citer, conternir des notions non-seulement variées, multiples, encyclopé
diques, mais singulièrement approfondies et fort dignes de trouver place dans la bibliothèque et de meubler la tête de l’homme lettré ou censé tel.
Il n’en est pas moins vrai que ces ouvrages ne trouvent acquéreur que dans la classe pauvre. L’ouvrier, que stimule l’invincible besoin de s’émanciper moralement, ne recule ni devant la dépense qu’exige la possession de ces bons livres d’où sortira sa charte un jour, ni devant le sacrifice.de témps et les efforts d’intelligence qui doivent les lui assimiler.
Ainsi le peuple, au moins celui des grandes villes, n’en est déjà plus, qu’on y songe, à cette instruction primaire où nous étions, nous le tiers aujourd’hui souverain, quand nous luttions au siècle dernier contre le règne du droit divin.
Que faisons-nous pendant ce temps-là, nous le droit divin de l’époque ? — nous repoussons, avec un rire dédai
gneux de semblables ouvrages, dont il est vrai de dire que nous ignorons le premier mot; nous laissons cela aux ma
nants, comme de parfaits gentilshommes ; nous prenons notre nourriture intellectuelle dans le journal qui déclare modes
tement être le seul livre du siècle, et nous lisons de beaux romans qu’il nous découpe tranche à tranche, comme un saucisson de Bologne.
Quel exemple bien digne de faire réfléchir nous donne cependant un grand peuple rival ! C’est d’Angleterre qu’est partie la littérature populaire. Avant de se naturaliser à Paris, le Magasin pittoresque s’est appelé à Londres le Penny ma
gazine. Ce dernier recueil se vend ou s’est vendu à cent soixante mille exemplaires. Les publications du même genre se sont multipliées chez nos voisins à l’infini; elles ont cou
vert les trois royaumes. Là, comme en France et plus qu’en France, elles ont répandu le goût de la lecture et le besoin d’instruction dans les classes les plus infimes.
Savez-vous ce qu’ont fait alors ces grands propriétaires, ces grands privilégiés britanniques, cette aristocratie bien autrement puissante, bien autrement assise que notre bourgeoisie maîtresse? Une revue anglaise va vous l’apprendre :
« Ces publications ont éveillé dans les classes inférieures un appétit de savoir qu’elles n’éprouvaient pas encore. Grâce à ces productions à bon marché, le besoin d’instruction s’est partout fait sentir. Les villages et les hameaux ont participé aux rayons de la lumière scientifique, et si elle ne leur est pas encore parvenue dans toute sa pureté, du moins les voies sont frayées vers une instruction plus forte et plus ration
nelle. Mais l’action des publications à bon marché ne s’est pas arrêtée aux classes inférieures : elle a agi aussi indirec
tement sur les hautes et moyennes classes. Celles-ci, craignant de se voir débordées, ont eu recours à des livres déplus haute portée, et d’étage en élage le champ de la science s’est élargi pour toute la société. Car, il faut le dire, à aucune époque, la demande des livres en Angleterre n’avait été aussi consi
dérable : traités de chimie, de physique, ouvrages de philoso
phie et de haute littérature s’éditent et s’épuisent avec-famême rapidité que les publications populaires, tant les hau
tes classes sont ardentes à ne pas rester en arrière de celles que la fortune a placées au-dessous d’elles. » (Monthly, litterary Magazine).
Voilà ce qu’a fait l’Angleterre aristocratique, tandis qu’en France la bourgeoisie souveraine laissait périr la librairie d’i nanition.
Et ne croyez pas que la revue anglaiserait imprimé ceci pour nous humilier. Son assertion est appuyée sur le meilleur de tous les faits, sur les chiffres dont il résulte que, de
puis l’apparition des publications populaires, il s’est vendu en Angleterre, année moyenne, pour environ deux millions sterling de livres (près de cinquante millions de francs).
Il est vrai que les journaux anglais n’ont pas encore jugé à propos d’introduire dans leurs colonnes l’universel romanfeuilleton.
Il est à déplorer, et pour la librairie, et pour les abonnés, et pour les journaux même, que la presse française n’ait pas, respectant le domaine d’autrui, imité cette sage réserve.
La faute n’en est pas à elle toute seule.
Par tout ce qui précède, on voit que le public est pour moitié dans le délit.
La presse, en alléguant cette complicité, ne manquera pas de décliner la solidarité de l’œuvre. Elle n’a fait, dira-t-elle, que suivre le public dans la pente où il s’engageait ; elle l’a servi selon son goût; elle a dû, sous peine de périr, se
conformer aux temps, aux mœurs : il faut bien être de son siècle.
A cela on pourrait répondre plusieurs choses, entre autres que, s’il y a eu, d’une part, frivolité et égarement, il y a bien eu, d’autre part, incitation, entraînement, provocations inté
ressées à suivre la mauvaise voie, puisque les journaux sont encore plus nécessaires aux abonnés que les abonnés aux journaux, qu’ils sont un besoin réel, et que la clientèle ne leur eût nullement fait défaut, quand même ils eussent eu le courage de contrarier ses tendances.
Mais nous aimons bien mieux clore la discussion et tenir la réponse pour bonne. Soit. Les journaux n’ont fait que
servir la pratique; ce sont de purs industriels; ils ne diri- - gent pas, ils suivent; ils ne meuvent pas, ils sont remor
qués; ils n’éclairent pas le goût et la conscience publique,
ils les flattent et les égarent; ils vendent des paroles, comme les avocats; n’ont qu’une cause, la leur propre, et n’ont pas même le soin de sauver la fiction légale et de garder les convenances extérieures de l’apostolat...
C’est ce que nous voulions prouver.
Pour comble de malheur, la spéculation n’aura même pas été bonne. Le roman-feuilleton ruinera le journal aussi bien que la librairie, et, à la honte d’avoir encensé le veau d’or, tout fait, tout, sacrifié pour assurer le succès d’une entreprise au-dessous d’elle, s’ajoutera encore pour la presse-géante le crève-cœur d’avoir échoué.
Un UxopistE.
blications ne s’adressent qu’aux grandes bourses, et pour lés - produire, il manquait tout simplement les acheteurs.
La librairie, afin de raviver le goût du public aisé pour les livres, essaya d’un remède héroïque : ce fut la publication illustrée.
Moins qu à tout autre il nous siérait de médire d’un pareil mode, à nous qui, comme journal pittoresque, avons reçu et continuons de recevoir du public un si sympathique et si encourageant accueil. Qu’il nous soit permis de saisir personnellement cette occasion pour remercier les amis in
connus qui veulent bien nous adresser explicitement leurs suffrages au sujet du présent travail et nous soutenir ainsi dans l’œuvre de conscience que nous nous sommes proposée.
Mais le journal n’est pas le livre, nous ne saurions trop le redire, et ce qui fait la fortune et la vogue d’un journal unique a généralement mal fait celle du commerce des livres.
Habent sua fata libelli... Quelques-unes de ces publications, — il en est jusqu’à trois que l’on pourrait citer, —
eurent un grand succès de vente. Les autres ne tournèrent qu’à la confusion et à la ruine de l’éditeur.
Les causes de cet insuccès sont multiples, et leur recherche, qui ne se rattache pas d’ailleurs étroitement à notre sujet, nous entraînerait beaucoup trop loin pour que nous l’a
bordions ici. Qu’il nous suffise, quant à présent, d’articuler deux laits précis et, dans notre opinion du moins, peu sus
ceptibles d’être niés. Le premier, c’est que la librairie, se souvenant, je pense, du mot de Figaro, pratiqua trop sou
vent cette nouvelle maxime : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être imprimé, on l’illustre. » Le second, c’est que le vo
lume illustré devait nécessairement porter un coup fatal à l’œuvre littéraire proprement dite, en ce que les splendeurs du crayon reléguaient l’écrivain sur le second plan, attiraient l’œil avant l’esprit, si même elles ne dispensaient pas totalement de la lecture.
Certes, dans un milieu comme le nôtre, c’était là une belle chance de succès. Eh bien ! la librairie ne réussit qu’à faire la fortune de la gravure sans relever la sienne propre.
Après cette nouvelle chute, abandonnée de tous, elle n’a vait plus qu’à mourir.
Mais, malgré tout, dans un pays comme le nôtre, en dépit de la contrefaçon, de l’indifférence publique, des taxes, de la frivolité des écrivains et des lecteurs, la librairie ne peut périr. L’instinct de la conservation la guida dans une voie meilleure et plus sûre que ses tentatives pittoresques pour réchauffer et galvaniser le public.
Elle se souvint à temps que, derrière ce million de privilégiés repus et endormis, il y avait tout une masse d’hommes tenus en éveil par le jeune, avides de goûter au pain de la parole, et dont le dénuement ne demandait pas mieux que de ramas“er, comme Lazare, les miettes du mauvais riche.
Elle se tourna vers les pauvres, leur demanda le sou mensuel comme le grand Daniel à l’Irlande, et en retour leur an
nonça les bienfaits de l’initiation, leur offrit, leur promit cette émancipation morale et intellectuelle qui présage toujours et prépare l’émancipation réelle.
La France populaire entendit cet appel, et elle apporta son penny, comme l’Irlande famélique avait fait à la voix de l’illustre tribun d’Erin. Ce n’est pas à dire pour cela que la li
brairie se soit faite agitateur; bien loin de là, mais elle pourrait bien, par la force des choses, le devenir à son insu.
Cet humble denier n’a certes pas fait la librairie florissante, mais du moins il a retenu le dernier soupir sur ses lèvres. Grâces en soient rendues aux illettrés, aux ignares, car ils sont aujourd’hui les vrais, les seuls Mécènes de la
littérature française ; car cela est honteux, cela est triste à dire; mais il n’y a plus maintenant que les pauvres pour alimenter la vente de la chose écrite et le foyer de la pensée.
La librairie émietta donc le livre qui n’arrivait plus à son adresse naturelle. Elle abandonna le volume à sept, à huit et à dix francs que naguère elle débitait à douze ou quinze cents exemplaires. Elle inventa la livraison à cinq, à trois et à deux sous, pour atteindre aux plus petites bourses, lès seules ouvertes et qui ne lui firent pas défaut.
Le perfectionnement notable des machines typographiques lui permit de réimprimer à très-bas prix les bons ou
vrages, et de publier à des taux d’une modicité fabuleuse ces mille recueils destinés à populariser la science, à faire filtrer l’instruction dans toutes les veines du pays, ces mille compilations, de nature encyclopédique, dont les titres seuls, réunis, formeraient tout un catalogue.
Telles de ces publications ont obtenu un succès de vente inouï, et, semaine par semaine, dix centimes par dix centi
mes, se sont débitées jusqu’à cent mille exemplaires. nous citerons, entre aulres, le Magasin pittoresque, excellent re
cueil, dirigé avec autant d’honnêteté que de conscience et de soin, qui a jeté dans la circulation publique une quantité in
nombrable de faits intéressants et de notions précises, et conserve encore toute sa vogue après dix-sept ans d’exis
tence, malgré la concurrence et le débordement parallèle des publications exclusivement amusantes.
Que serait-ce si, dans ce pays, l’un des plus arriérés de tous, les écoles primaires mêlaient pas un vain mot; si, par exemple, le nombre des sujets des deux sexes qui sui
vent les écoles publiques, au lieu d’être de 1 sur 80, comme dans le département de la Seine; de 1 sur 1H0, comme dans la Corrèze, était dans la proportion de 1 à 11, comme en Angleterre; de 1 à 7, comme en Prusse; de 1 à 6, comme dans le canton de Vaud ; de 1 à 4, comme aux Etats-Unis d’Amérique; si, enfin, comme dans ce dernier pays, il était affecté seulement deux francs par tête pour l’instruction, au lieu de trente centimes que la France prélève généreusement sur son gigantesque budget pour l’éducation publique?
11 n’importe ; malgré cette entrave si grande, et bien
qu’un tiers à peine des Français, dans ce siècle, participe aux bienfaits de l’instruction primaire, tous ceux qui savent lire ont lu ; tous ont pu le faire, du moins, et la plupart ont profité de cette nouvelle latitude. Les connaissances, au lieu d’élever leur niveau, se sont disséminées et répandues; elles ont gagné en étendue ce qu’elles perdaient en profondeur. La somme, tout compte fait, s’en est considérablement accrue,
et à peu près exclusivement au bénéfice des gens pauvres et des classes inférieures.
Ainsi, dépositaires de la puissance publique, privilégiés, heureux du jour, tandis qu’assis autour des bornes milliaires, plongés dans un demi-sommeil, groupés en un Décaméron prosaïque au bord de la route, vous prêtez une oreille indo
lente à des contes renouvelés de l’Arétin ou de Rétif de la Bretonne, vous ne voyez pas derrière vous cette colonne ser
rée d’hornmes en mouvement, qui se fortifie par la marche autant que vous vous énervez par la halte; qui va sous peu vous atteindre et vous distancer; qui fait ce que vous avez fait, lorsque, comme elle, vous aviez tout à gagner et à attendre; qui, au nom de l’égalité, non plus cette fois.théorique, mais de l’égalité la plus impérieuse, la moins incontes
tée de toutes, l’égalité intellectuelle, vous demandera peutêtre bientôt sa part légitime de ces droits et de cesjouissances que vous avez tout à la fois si peur de perdre et si peu soin de retenir! C’est là l’heure que vous choisissez pour vous endormir au soleil et vous bercer de fades récits, de licencieuses histoires !
Le monde antique s’est écroulé sous l’irruption des barbares : le monde moderne pense-t-il n’avoir rien à craindre de l’invasion des lettrés ?
Quelles armes, ô bourgeois! ne fournirez-vous pas à l’utopie du communisme, s’il arrive qu’un jour on voie d’une part l’incapacité, l’inaction et la richesse; de l’autre, le talent, le travail, l’instruction et la misère?
Et déjà les effets de ce grand mouvement sont patents et appréciables. Ce n’est plus seulement l’esprit, comme on l’a dit, mais la science qui court les rues. Vous seriez étonné du savoir que déploie maintdissertateur en blouse. Le compositeur qui m’imprime et me fait commettre parfois de si singu
lières bévues, parce qu il n’a pas le temps de me lire, est en revanche très-capable, je vous le jure, de rectifier mes fautes de langue ou d’orthographe, si j’ai le malheur d’en com
mettre. Il y a des ouvriers poètes, des ouvriers faiseurs de drames et des ouvriers publicistes. Les noms de Magu le tisserand, du cordonnier Savinien Lapointe, du savoyard Claude Genoux, du compagnon du devoir Agricol Perdiguier, du maçon Charles Poney, dont vous lisiez la semaine der
nière un article dans ce recueil même, sont entourés déjà d’une demi-lueur, due, assurément, pour quelques-uns, au mérite intrinsèque de l’œuvre non moins qu’à la bizarrerie du fait, curieux en effet et significatif. A cette liste fort in
complète j’ajouterai deux noms plus éclatants, ceux d’Hégésippe Moreau et du philosophe Pierre Leroux, tous deux ouvriers imprimeurs. notre siècle n’est pas sans doute le premier, depuis Hans Sachs, où l’on ait vu l’alêne, l’ai
guille et le rabot manier la plume et la lyre; mais ce qui n’était qu’un accident, un phénomène, passe à l’état de fait permanent, régulier, et de plus en plus général.
Il y a plusieurs journaux et publications d’ouvriers, notamment l’Atelier, recueil hebdomadaire. La rédaction impose à toute insertion deux conditions impérieuses : 1° Il faut prouver que l’on est ouvrier;
2° Il faut établir qu’on est bien l’auteur de «on article.
Comme on le voit, le comité de lecture de l Atelier se montre beaucoup plus rigide que la plupart des grands journaux.
nous trouvons même qu’il pousse un peu loin en ceci l’a ristocratie de la blouse. Puisque nous ouvrons nos colonnes à des écrivains ouvriers, il nous semble qu’en retour ceux-ci,
sans déroger, pourraient montrer meilleur visage d’hôle aux ouvriers écrivains. De bons articles, qu’ils émanent de l’ha
bit noir ou de la veste, ne gâtent rien à un journal. Mais les ouvriers apportent, et cela se conçoit, un amour-propre de jeunesse à voler de leurs seules ailes. C’est leur affaire, et non la nôtre. J’aime à espérer et désire surtout qu’il ne se mêle à ce sentiment naturel aucun levain de haine, aucune pensée d’ostracisme présent ni futur.
nous parcourons de temps en temps cette feuille de l’Atelier qui est littéraire et politique, et nous pouvons vous affirmer que cela n’est ni mieux ni pis que le premier journal venu. Un singulier niveau s’y révèle entre les intelligences cultivées et ces esprits improvisés qui peuvent se dire tout à la fois les pères et les fils de leurs œuvres. C’est même, à
notre sens, le défaut culminant de la littérature ouvrière que ce manque réel d’originalité et ce culte d’un certain milieu Convenable qu’au premier abord on s’étonne d y rencontrer. Mais, cela est tout simple : la muse de la casse et de la var
lope, née de la veille, en est à sa première manière, c’est-à- dire à Limitation.
Tous ces phénomènes sociaux sont curieux, graves, remarquables ; ils ne sont point exempts de dangers. Ils sont une menace grossissante suspendue sur la tête de l’aristocratie du jour qui a des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne point entendre, et se laisse gagner de vitesse, elle en car
rosse, par des coureurs partis à pied. — En conscience, à qui la faute ?
Mais ce n’est pas tout. Voilà que successivement le flot des connaissances et de l’instruction populaire, qui s’était d’a
bord étendu trop superficiel pour présenter aucun péril, monte, monte sans cesse, et gagne peu à peu le niveau où commence l’étiage de l’inondation véritable. Les traités pour la classe pauvre, qui furent d’abord élémentaires, se dépouillent graduellement de ce caractère primitif, etalteignent jusqu’aux hauteurs les plus ardues de la science.
Ainsi nous voyons des ouvrages tels que : Un million de faits ; Patria ;
L’Instruction pour le peuple ;
Et bien d’autres encore que nous pourrion citer, conternir des notions non-seulement variées, multiples, encyclopé
diques, mais singulièrement approfondies et fort dignes de trouver place dans la bibliothèque et de meubler la tête de l’homme lettré ou censé tel.
Il n’en est pas moins vrai que ces ouvrages ne trouvent acquéreur que dans la classe pauvre. L’ouvrier, que stimule l’invincible besoin de s’émanciper moralement, ne recule ni devant la dépense qu’exige la possession de ces bons livres d’où sortira sa charte un jour, ni devant le sacrifice.de témps et les efforts d’intelligence qui doivent les lui assimiler.
Ainsi le peuple, au moins celui des grandes villes, n’en est déjà plus, qu’on y songe, à cette instruction primaire où nous étions, nous le tiers aujourd’hui souverain, quand nous luttions au siècle dernier contre le règne du droit divin.
Que faisons-nous pendant ce temps-là, nous le droit divin de l’époque ? — nous repoussons, avec un rire dédai
gneux de semblables ouvrages, dont il est vrai de dire que nous ignorons le premier mot; nous laissons cela aux ma
nants, comme de parfaits gentilshommes ; nous prenons notre nourriture intellectuelle dans le journal qui déclare modes
tement être le seul livre du siècle, et nous lisons de beaux romans qu’il nous découpe tranche à tranche, comme un saucisson de Bologne.
Quel exemple bien digne de faire réfléchir nous donne cependant un grand peuple rival ! C’est d’Angleterre qu’est partie la littérature populaire. Avant de se naturaliser à Paris, le Magasin pittoresque s’est appelé à Londres le Penny ma
gazine. Ce dernier recueil se vend ou s’est vendu à cent soixante mille exemplaires. Les publications du même genre se sont multipliées chez nos voisins à l’infini; elles ont cou
vert les trois royaumes. Là, comme en France et plus qu’en France, elles ont répandu le goût de la lecture et le besoin d’instruction dans les classes les plus infimes.
Savez-vous ce qu’ont fait alors ces grands propriétaires, ces grands privilégiés britanniques, cette aristocratie bien autrement puissante, bien autrement assise que notre bourgeoisie maîtresse? Une revue anglaise va vous l’apprendre :
« Ces publications ont éveillé dans les classes inférieures un appétit de savoir qu’elles n’éprouvaient pas encore. Grâce à ces productions à bon marché, le besoin d’instruction s’est partout fait sentir. Les villages et les hameaux ont participé aux rayons de la lumière scientifique, et si elle ne leur est pas encore parvenue dans toute sa pureté, du moins les voies sont frayées vers une instruction plus forte et plus ration
nelle. Mais l’action des publications à bon marché ne s’est pas arrêtée aux classes inférieures : elle a agi aussi indirec
tement sur les hautes et moyennes classes. Celles-ci, craignant de se voir débordées, ont eu recours à des livres déplus haute portée, et d’étage en élage le champ de la science s’est élargi pour toute la société. Car, il faut le dire, à aucune époque, la demande des livres en Angleterre n’avait été aussi consi
dérable : traités de chimie, de physique, ouvrages de philoso
phie et de haute littérature s’éditent et s’épuisent avec-famême rapidité que les publications populaires, tant les hau
tes classes sont ardentes à ne pas rester en arrière de celles que la fortune a placées au-dessous d’elles. » (Monthly, litterary Magazine).
Voilà ce qu’a fait l’Angleterre aristocratique, tandis qu’en France la bourgeoisie souveraine laissait périr la librairie d’i nanition.
Et ne croyez pas que la revue anglaiserait imprimé ceci pour nous humilier. Son assertion est appuyée sur le meilleur de tous les faits, sur les chiffres dont il résulte que, de
puis l’apparition des publications populaires, il s’est vendu en Angleterre, année moyenne, pour environ deux millions sterling de livres (près de cinquante millions de francs).
Il est vrai que les journaux anglais n’ont pas encore jugé à propos d’introduire dans leurs colonnes l’universel romanfeuilleton.
Il est à déplorer, et pour la librairie, et pour les abonnés, et pour les journaux même, que la presse française n’ait pas, respectant le domaine d’autrui, imité cette sage réserve.
La faute n’en est pas à elle toute seule.
Par tout ce qui précède, on voit que le public est pour moitié dans le délit.
La presse, en alléguant cette complicité, ne manquera pas de décliner la solidarité de l’œuvre. Elle n’a fait, dira-t-elle, que suivre le public dans la pente où il s’engageait ; elle l’a servi selon son goût; elle a dû, sous peine de périr, se
conformer aux temps, aux mœurs : il faut bien être de son siècle.
A cela on pourrait répondre plusieurs choses, entre autres que, s’il y a eu, d’une part, frivolité et égarement, il y a bien eu, d’autre part, incitation, entraînement, provocations inté
ressées à suivre la mauvaise voie, puisque les journaux sont encore plus nécessaires aux abonnés que les abonnés aux journaux, qu’ils sont un besoin réel, et que la clientèle ne leur eût nullement fait défaut, quand même ils eussent eu le courage de contrarier ses tendances.
Mais nous aimons bien mieux clore la discussion et tenir la réponse pour bonne. Soit. Les journaux n’ont fait que
servir la pratique; ce sont de purs industriels; ils ne diri- - gent pas, ils suivent; ils ne meuvent pas, ils sont remor
qués; ils n’éclairent pas le goût et la conscience publique,
ils les flattent et les égarent; ils vendent des paroles, comme les avocats; n’ont qu’une cause, la leur propre, et n’ont pas même le soin de sauver la fiction légale et de garder les convenances extérieures de l’apostolat...
C’est ce que nous voulions prouver.
Pour comble de malheur, la spéculation n’aura même pas été bonne. Le roman-feuilleton ruinera le journal aussi bien que la librairie, et, à la honte d’avoir encensé le veau d’or, tout fait, tout, sacrifié pour assurer le succès d’une entreprise au-dessous d’elle, s’ajoutera encore pour la presse-géante le crève-cœur d’avoir échoué.
Un UxopistE.