que je ne pourrais dire : modeste, économe, prévenante laborieuse , aimante, frugale, la perfection, enfin, s’il était donné à une temme d’être parfaite. Comme j’avais retiré de mes malheurs passés quelque connaissance du cœur fémimin, je mis en œuvre toute ma science pour me rendre cher à ma temme ; unissant dans une juste mesure la tendresse à l’autorité, je savais gâter Laure sans rien ôter à mon empire ni à sa soumission, et j avais l’art de la faire obéir en parais
sant lui céder. Aussi jamais de querelle ni de bouderie dans notre ménage. Chaque jour ma femme me témoignait une af
fection plus vive, et au lieu que l’amour des nouvelles mariées commence à décroître dès le lendemain des noces, celui de Laure semblait augmenter et se fortifier avec le temps. Bien
tôt même je goûtai pour la première fois le rare plaisir d’étre trop aimé. Laure ne vivait plus que pour moi ; elle tombait dans le chagrin dès qu’elle ne me voyait pas, et sans cesse elle me jurait que le jour où je cesserais de l’aimer serait son dernier jour. Dois-je le dire pourtant? Cet excès de tendresse m inspira d’abord quelque défiance, quoique je ne pusse comparer aucunement le cœur de Laure à celui des méchantes femmes que j’avais eues jusque-là. Mes trois disgrâces con
sécutives m’avaient tellement laissé en garde contre le sexe,
qu’il faUut une preuve irrécusable pour me persuader que Laure m’aimait sincèrement, comme elle le disait. — Un jeune sot, assez bien fait de sa personne, poursuivit quelque temps ma femme de ses vœux déshonnêtes. Même il s’introduisit cer
tain soir dans mon logis, à l heure.oùje m’absentais d’habitude.
Or, ce soir-là, par Exception, j’étais chez-moi, occupédans mon cabinet à rognerlégcrementquelques pièces d’or, selon l’usage du commerce de changeur de monnaies. J’entendis venir le fat, et j’eus envie de paraître pour le bâtonner; mais, me ra
visant, je collai mon oreille à la serrure afin de juger de la vertu de ma femme. Elle ne se courrouça point, l’excellente personne; elle ne cria point au secours. Une leçon de mo
rale adressée au jeune impudent avec une grande simplicité de cœur, voilà tout ce que j’entendis.
— « Mon mari n’est pas beau, disait-elle en terminant, mais il me plaît ainsi ; je l’aime autant qu’une femme peut aimer son époux, et je mourrais plutôt que de lui causer une peine. Allez, monsieur, portez ailleurs vos sentiments; vous trouverez assez de femmes disposées au mal sans vouloir détour
ner du bon chemin une pauvre sotte qui refuse de s’eu éloigner. »
«Ainsi congédié, le fat ne revint pas, et, comme les gens de cette espèce se donnent le mot, après celui-là ma femme n’en eut pas d’autres émettre à la porte...»
—«Vraiment, pensait Eric, tandis que le bourgeois contait ainsi, je ne vois pas en quoi cette plate histoire peut toucher Fabrice, ni d’où vient la peur qu’il avait de l entendre raconter.»
— «J’étais donc aimé, continuait le bourgeois, aimé autant qu’on peut l’être quand on est marié et qu’on a du respect pour sni-rciêm. Si l’on m eût prédit alors quelque nouveau rev je me serais diverti du prophète et de sa
P il est vrai que l’homme préjuge toujours du iciiiaiR par la veille, et du soir par le matin !
«Certain dimanche d’été, Laure s’éveilla d’une humeur charmante, en disant qu’elle avait rêvé qu il ferait très-beau temps tout le jour. Et son rêve pouvait avoir raison, car le temps était sans nuage, l’air frais, le vent bien placé. Il fut convenu aussitôt que je dépêcherais mes affaires dans la ma
tinée pour que nous allassions tous les deux dîner aux champs dans une maisonnette qui avait fait partie de ia dot de Laure.
Vous jugez si ma femme devait être contente; elle ne tenait pas en place; elle venait m’embrasser, puis courait à la fenêtre s’assurer de l’état du ciel, et riait.toujours, sans savoir pourquoi, disant que le moindre souffle d’air la chatouillait...
«Je fus retenu dehors par mes clients un peu plus que je n’avais cru. Aussi accourais-je hors d’haleine pour abréger l’attente de ma petile Laure. Quelle impatience devait être la sienne, et comme on allait me gronder pour un si long re
tard !... nos fenêtres étaient closes, mais sans doute Laure avait l’œil aux carreaux pour guetter mon arrivée... J’entre, je monte chez ma femme...
» Laure était assise ou plutôt blotliè dans un fauteuil, à l’extrémité de la chambre : elle cachait sa figure avec ses mains et restait immobile comme une statue. Je l’appelai vivement, elle ne répondit pas; je lui pris les mains , et je vis qu’elle était d’une pâleur livide. J’allais crier pour avoir du secours,
mais elle me retint par le bras ; puis, tout à coup, sortant de cette morne insensibilité, elle se mit à fondre en larmes, à éclater en sanglots... L’effroi me glaçait déjà. Mon Dieu!
qu’était-il arrivé?... Il se passa longtemps avant que Laure put parler. Enfin, au travers de ses gémissements je saisis quelques paroles entrecoupées : l’affreuse vérité me fut connue !
« Cher Joseph, je t’aime ! disait la coupable Laure se traînant à mes pieds ; c’est toi, toi seul que j’aime ! et si je t’ai trahi, je n ai pas cessé de t’aimer... Ah! malheureuse que je suis!... Pourquoi est-tu sorti? Pourquoi étais-je si contente et si gaie? Le démon m’a punie; oui, c’est le démon luimême que ce traître qui est venu... Le monstre! comme il a surpris ma faiblesse!... comme il a fait tourner à ma honte l’attendrissement que me causait la pensée de tou amour, cher Joseph, cher homme, qui est maître de mon cœur, et dont maintenant je ne suis plus digne d’être aimée. Ah! tuemoi de la main, comme je l’ai mérité... Mon Dieu ! mon Dieu ! vous m’aviez abandonnée !... »
« Quel coup de foudre pour moi !... Comment me serais-je attendu à une trahison si noire et si vile de la part d’un amour aussi sincère, et qui paraissait s’accroître encore après la faute qui le démentait? Oui, elle m’aimait, oui, elle ju
rait qu’elle m’aimait, quand elle venait de me trahir plus malhonnêtement que si elle m’eût exécré. Quelques in
stants d’absence ont suffi pour la faire pécher ainsi contre moi, contre elle-même. Honneur et bonheur, tout est détruit. Mais qui donc est venu?... venu ici pour la tenter et la per
dre ! Ami ou ennemi, un faux frère, un inconnu, ou le démon en personne, comme elle le dit,?...
« Je la pressais de questions, auxquelles elle ne répondait que par de nouvelles larmes; je lui ordonnais, je la suppliais de me dire le nom du coupable ; mais elle répétait que c’était elle qui avait failli, et voulait toujours périr de ma main.
Voyant enfin que je ne pouvais lui arracher son secret, je la repoussai avec horreur, et si: is, espérant trouver quelques indices au dehors.
« Mes voisins n’avaient rien vu, rien entendu. Ils semblaient, d’ailleurs, plus près de se moquer de moi que de compatir à mon infortune. Pourtant, comme quelques-uns m assuraient n’avoir pas aperçu de visiteur durant mon ab
sence, déjà je me persuadais que Laure était dans un accès de fièvre ou que sa vertu avait eu une vision du diable. Hé
las ! cette triste consolation du doute ne devait pas même me rester.
« Lorsque je rentrai chez moi, une heure après en être sorti, je trouvai une lettre de Laure. La malheureuse me donnait tout son bien, et m’annonçait qu’elle s’était renfer
mée dans un couvent de Sainte-Madeleine pour y expier sa faute. A grand’peine obtins-je des prêtres la permission de ia voir à la grille du couvent. Hélas ! elle était si changée, si défaite, que j’avais peine à la reconnaître ; à genoux derrière la grille, elle pleurait, et me priait de lui pardonner en considération du châtiment qu’elle s’infligeait.
« Le cœur de l’homme est bien faible! Je songeai qu’après tout une femme infidèle à son mari, quoiqu’elle l’aime, valait un peu mieux que tant d’autres qui nous trompent parce qu’elles ne nous aiment pas; et, parlant avec beaucoup de douceur, je dis à Laure que ma maison lui était encore ou
verte. Je ne lui demandais même plus le nom de l’infâme qui l’avait perdue. Mais elle, avec de nouvelles larmes, protesta de son indignité, répéta qu’elle s’était condamnée elle-même par son crime, et qu’elle voulait subir sa peine jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la mort. Plus je me montrais généreux, plus elle se jugeait coupable; plus je faisais voir combien j’avais mérité qu’elle m’aimât, plus était douloureux l’amour qu’elle ressentait pour moi et qu’elle avait trahi... Prières, supplications, promesses de pardon et d’oubli, tout fut in
utile ; Laure refusa même de me voir désormais, de peur que ma vue n’ébranlât sa résolution, et mes efforts pour la tirer de celte tombe aboutirent seulement à la rendre si odieuse à elle-même que l’excès de ses remords et de sa douleur l’eût bientôt mise au tombeau. »
Ainsi conta le bourgeois Myron, moins tristement que d’habitude, il faut le dire, parce que la pensée de Lisette égayait quelque peu sa mélancolie.
Cependant qu’il contait, Éric ne quittait pas Fabrice du regard. Il se rappelait la confidence de cœur que celui-ci lui avait faite, cette nuit, dans les bosquets, et la conformité de ses malheureuses amours avec l’infortune conjugale de Myron lui expliquait à présent pourquoi Fabrice avait paru redouter si fort d’entendre ce récit, où sa mémoire, sans doute, trou
vait de cruels rapprochements. Éric attachait donc sur lui un regard plein d’une tendre pitié. Mais Fabrice demeurait im
mobile, les yeux fixes; seulement deux larmes vinrent au bord de ses paupières, deux larmes qu’il essuya furtivement,
lorsque Myron eut cessé de conter. Se retournant alors, il rencontra une seconde fois le regard d’Éric, si doux, si com
patissant, que deux autres larmes jaillirent de ses yeux ou plutôt du fond de son cœur.
Ses lèvres s’ouvraient pour parler... Déjà Éric s’était levé avec bruit.
« Je pars, disait-il vivement ; chers seigneurs, je ne vous dis pas adieu ; ce soir, je veux vous réunir dans un château que j’ai aux portes de la ville. Odoacre, vous amènerez notre ami, n’est-ce pas? J’y compte. Pas de refus, ni d’excuses...
Restez à votre place, monsieur l’amphytrion ; laissez-moi partir sans tant de façons... Adieu, adieu, à ce soir, dans mon château... »
Puis, se dérobant, il lit à Odoacre le signe du silence, et envoya de la main et du regard à Fabrice un salut noble et gracieux, comme celui qu’avait fait la Diane en s’éloignant sous les ombrages obscurs, —salut qui raviva toutes lesperplexiiés de notre héros.
Une fois Éric parti, Fabrice prit sommairement congé de l’amphytrion, lequel resta seul et furieux dans son pavillon.
Ab irato, c’est-à-dire de colère, le seigneur poète commença à écrire une satire danoise contre l’espèce humaine sans exception ; mais, par bonheur, le sommeil vint lui ôter des mains sa terrible plume. Au septième vers, Odoacre posa sa tête sur Json papier, entre deux flacons vides, et s’endormit plus pacifiquement qu’il n’était éveillé.
FIN DE LA SECONDE PARTIE.
La suite à un prochain numéro. Albert-Aubert.
Monte-Cristo.
L’Illustration qui a surtout pour objet de présenter le tableau des événements contemporains et de traduire, dans le double langage du texte et du dessin, toutes les curiosités, hommes ou choses, qui ont l’honneur d’attirer l’attention publique ; l’Illustration ne pouvait faire moins que de montrer le fameux palais de Monte-Cristo et de raconter son histoire. Elle ne savait pas, en composant ses images, en écrivant l’histoire sous la dictée d’un admirateur de cette fantai
sie qui a tant occupé les oisifs et entretenu les conversations frivoles, que le palais de Monte-Cristo, comme beaucoup d’autres excentricités, allait être oublié et comme absorbé dans la pensée universelle qui se porte aujourd’hui uniquement sur des sujets sérieux.
Voici cependant l’histoire; qu’on nous pardonne le manque d’à-propos.
Autrefois, quand le soleil se levait pur sur un dimanche de printemps, d’été ou d’automne, ce qui a toujours été rare, il y avait quatre endroits prédestinés, quatre parcs favoris où la
population bourgeoise venait s’ébattre joyeusement restaient Meudon, Saint-Cloud, Trianon et Versailles. On ne rencon
trait que des robes blanches, sous des ombrelles vertes ; les pères en chapeaux gris ; les enfants en veste bleue et en cha
peaux de paille ; les mères, en chapeaux roses, formaient des
groupes qui croisaient leurs couleurs ardentes, et venaient hebdomadairement absorber une quantité de poussière suffi
sante pour en avoir dans la gorge jusqu’au dimanche suivant, où les mêmes plaisirs recommençaient.
Quelques-uns, fidèles aux anciennes traditions, dounaieii cette journée de repos à. Montmorency ou à Romainville.
Ceux-là, par un caprice qu’on ne comprend plus aujourd’hui, cherchaient encore dans la campagne, la campagne elle-, même: c’est-à-dire qu’ils voulaient pouvoir ôter leurs habits s’ils avaient trop chaud; boire du lait s’ils avaient soif; dîner sur l’herbe si telle était leur fantaisie. — A ceux-là toute notre estime et toutes nos sympathies. Mais ceux-là ont dis
paru ou plutôt ont été forcés de disparaître. Aujourd’hui la campagne n’est plus un plaisir, c’est une affaire. On ne part plus quatre ou cinq dans un coucou, dix ou douze dans un omnibus, cinquante ou soixante sur un petit bateau à vapeur, on part douze ou quinze cents en chemin de fer ; c’est-à-dire que dans le convoi que l’on prend, quel qu’il soit, on ren
contre tous les gens que l’on connaît, et pour lesquels on est forcé de faire toilette, sous peine d’être montré au doigt.
N’importe où vous alliez, un chemin de fer vous y mène, et notre avis est que le chemin de 1er, ligne droite s’il en fut
jamais, est la destruction de tout plaisir, l’ennemi de toute originalité. Plus de grelots, plus de coups de fouet, plus de chevaux blancs, plus de guinguettes chantant tout le long du chemin, plus rien dé ce qui, d’une route deux fois plus longue, faisait en réalité une route deux fois plus courte. On allait à la campagne par la campagne ; aujourd’hui on va à la campagne sans savoir par où. D’abord il faut arriver à une heure fixe, se battre pour prendre son billet, s’encaisser dans une boîte où chacun croit de sa dignité d’être roide et guindé, entendre le sifflement aigu d’une machine stupide,
et s’arrêter toutes les cinq minutes pour vomir sur un point du chemin les cinq cents personnes qui, sans pouvoir se don
ner une bonne raison de cette préférence, préfèrent Asnières à Chatou, Saint-Germain à Versailles, Corbeil à Poissy, comme si maintenant toutes les camoagnes avoisinant Paris n’avaient pas revêtu funiforme ridicule de notre époque régulière.
De temps en temps,, le voyageur, qui ne voit que des murs, des talus avec des fils de télégraphe électrique, aperçoit quel
ques fleurs qui apparaissent et disparaissent comme un rêve. L’est le petit, jardin que le cantonnier, forcé de passer sa vie depuis six heures du matin jusqu’à neuf heures du soir à al
longer le bras droit ou le bras gauche devant les rails, s’est tait avec quelques roses, quelques reines marguerite et quel
ques jacynthes, et dont il aspire le parfum isolé, pour se reposer de son travail quotidien.
On arrive non pas au milieu d’une campagne, mais sous un portique quelconque, sombre, où les locomotives font ta
page, lâchent leur vapeur, et où il faut faire queue pour rendre ses billets, comme il a fallu faire pour les prendre.
Cela s’appelle aller à la campagne.
Les charmilles et les bosquets de Désaugier, les cerises et les ânes de Paul de Kock ont di-paru. — En échange, vous avez des restaurants superbes où le jet d’eau est encore au
torisé, mais où les fleurs, régulièrement disposées, sont in
violables ; des cabinets étroits, des salles donnant sur des cours, ornés de festons non pas jnagnifiqiies mais dorés. Si vous voulez manger autrement qu’au café de Paris, le maître de la maison vous regarde avec dédain, les garçons vous ser
vent avec mépris, s’ils vous servent ; et quand le soir, à heure fixe, il vous faut partir, on vous met votre fils dans un wa
gon, votre femme dans un autre, vous sur l’impériale, et vous êtes bien heureux si, en arrivant à Paris, vous retrouvez votre famille.
A tous ces incontestables désagréments, les partisans des chemins de fer opposent cette seule raison : On va si vite.
Il y eut une fois un convoi qui alla ce qu’on peut appeler vite, ce fut celui qui partit de Versailles le 8 mai 1841 à sept heures du soir.
Cent cinquante personnes sont mortes de cette vitesse.
Cependant la raison de la facilité du transport et de la vitesse est si répandue et si facilement acceptée, qu’un homme de beaucoup d’esprit s’y laissa prendre un jour.
Cet homme, c’est M. Alexandre Dumas.
Il venait de terminer la première partie des Mousquetaires, et l’on demandait la seconde. L’auteur éprouva le besoin de se retirer à la campagne pour écrire cette suite à laquelle il fallait donner d’autant plus de soins que le commencement avait obtenu le plus grand succès.
Il chercha donc, dans les campagnes qui entourent Paris, un endroit qui fût assez loin de la capitale pour qu’on ne vînt pas l’y trouver, et assez prêt pour qu’il pût venir à Paris quand bon lui semblerait.
Saint-Germain lui parut réunir les deux qualités voulues. Il se dit donc cette phrase traditionnelle :
« Il y a un chemin de fer. En une demi-heure je viens à Paris, et en une demi-heure je reviens à Saint-Germain. »
Il partit donc pour Saint-Germain un mercredi du mois de mai 1844, par le convoi de deux heures trente-cinq minutes.
Il arriva au Pecq à trois heures un quart.
Au Pecq il prit une voiture, et arrriva à Saint-Germain à trois heures et demie. Ce qui faisait une heure moins cinq minutes.
11 alla naturellement au pavillon Henri IV, et demanda à M. Collinet, le propriétaire de la maison, s’il avait un pavillon isolé à lui louer.
M. Collinet lui montra deux chambres et un cabinet de toilette, dont la vue donnait sur le Pecq et s’étendait jusqu’à Paris.
M. Dumas demanda le prix des deux chambres. « Dix francs par jour, ait M. Collinet.
sant lui céder. Aussi jamais de querelle ni de bouderie dans notre ménage. Chaque jour ma femme me témoignait une af
fection plus vive, et au lieu que l’amour des nouvelles mariées commence à décroître dès le lendemain des noces, celui de Laure semblait augmenter et se fortifier avec le temps. Bien
tôt même je goûtai pour la première fois le rare plaisir d’étre trop aimé. Laure ne vivait plus que pour moi ; elle tombait dans le chagrin dès qu’elle ne me voyait pas, et sans cesse elle me jurait que le jour où je cesserais de l’aimer serait son dernier jour. Dois-je le dire pourtant? Cet excès de tendresse m inspira d’abord quelque défiance, quoique je ne pusse comparer aucunement le cœur de Laure à celui des méchantes femmes que j’avais eues jusque-là. Mes trois disgrâces con
sécutives m’avaient tellement laissé en garde contre le sexe,
qu’il faUut une preuve irrécusable pour me persuader que Laure m’aimait sincèrement, comme elle le disait. — Un jeune sot, assez bien fait de sa personne, poursuivit quelque temps ma femme de ses vœux déshonnêtes. Même il s’introduisit cer
tain soir dans mon logis, à l heure.oùje m’absentais d’habitude.
Or, ce soir-là, par Exception, j’étais chez-moi, occupédans mon cabinet à rognerlégcrementquelques pièces d’or, selon l’usage du commerce de changeur de monnaies. J’entendis venir le fat, et j’eus envie de paraître pour le bâtonner; mais, me ra
visant, je collai mon oreille à la serrure afin de juger de la vertu de ma femme. Elle ne se courrouça point, l’excellente personne; elle ne cria point au secours. Une leçon de mo
rale adressée au jeune impudent avec une grande simplicité de cœur, voilà tout ce que j’entendis.
— « Mon mari n’est pas beau, disait-elle en terminant, mais il me plaît ainsi ; je l’aime autant qu’une femme peut aimer son époux, et je mourrais plutôt que de lui causer une peine. Allez, monsieur, portez ailleurs vos sentiments; vous trouverez assez de femmes disposées au mal sans vouloir détour
ner du bon chemin une pauvre sotte qui refuse de s’eu éloigner. »
«Ainsi congédié, le fat ne revint pas, et, comme les gens de cette espèce se donnent le mot, après celui-là ma femme n’en eut pas d’autres émettre à la porte...»
—«Vraiment, pensait Eric, tandis que le bourgeois contait ainsi, je ne vois pas en quoi cette plate histoire peut toucher Fabrice, ni d’où vient la peur qu’il avait de l entendre raconter.»
— «J’étais donc aimé, continuait le bourgeois, aimé autant qu’on peut l’être quand on est marié et qu’on a du respect pour sni-rciêm. Si l’on m eût prédit alors quelque nouveau rev je me serais diverti du prophète et de sa
P il est vrai que l’homme préjuge toujours du iciiiaiR par la veille, et du soir par le matin !
«Certain dimanche d’été, Laure s’éveilla d’une humeur charmante, en disant qu’elle avait rêvé qu il ferait très-beau temps tout le jour. Et son rêve pouvait avoir raison, car le temps était sans nuage, l’air frais, le vent bien placé. Il fut convenu aussitôt que je dépêcherais mes affaires dans la ma
tinée pour que nous allassions tous les deux dîner aux champs dans une maisonnette qui avait fait partie de ia dot de Laure.
Vous jugez si ma femme devait être contente; elle ne tenait pas en place; elle venait m’embrasser, puis courait à la fenêtre s’assurer de l’état du ciel, et riait.toujours, sans savoir pourquoi, disant que le moindre souffle d’air la chatouillait...
«Je fus retenu dehors par mes clients un peu plus que je n’avais cru. Aussi accourais-je hors d’haleine pour abréger l’attente de ma petile Laure. Quelle impatience devait être la sienne, et comme on allait me gronder pour un si long re
tard !... nos fenêtres étaient closes, mais sans doute Laure avait l’œil aux carreaux pour guetter mon arrivée... J’entre, je monte chez ma femme...
» Laure était assise ou plutôt blotliè dans un fauteuil, à l’extrémité de la chambre : elle cachait sa figure avec ses mains et restait immobile comme une statue. Je l’appelai vivement, elle ne répondit pas; je lui pris les mains , et je vis qu’elle était d’une pâleur livide. J’allais crier pour avoir du secours,
mais elle me retint par le bras ; puis, tout à coup, sortant de cette morne insensibilité, elle se mit à fondre en larmes, à éclater en sanglots... L’effroi me glaçait déjà. Mon Dieu!
qu’était-il arrivé?... Il se passa longtemps avant que Laure put parler. Enfin, au travers de ses gémissements je saisis quelques paroles entrecoupées : l’affreuse vérité me fut connue !
« Cher Joseph, je t’aime ! disait la coupable Laure se traînant à mes pieds ; c’est toi, toi seul que j’aime ! et si je t’ai trahi, je n ai pas cessé de t’aimer... Ah! malheureuse que je suis!... Pourquoi est-tu sorti? Pourquoi étais-je si contente et si gaie? Le démon m’a punie; oui, c’est le démon luimême que ce traître qui est venu... Le monstre! comme il a surpris ma faiblesse!... comme il a fait tourner à ma honte l’attendrissement que me causait la pensée de tou amour, cher Joseph, cher homme, qui est maître de mon cœur, et dont maintenant je ne suis plus digne d’être aimée. Ah! tuemoi de la main, comme je l’ai mérité... Mon Dieu ! mon Dieu ! vous m’aviez abandonnée !... »
« Quel coup de foudre pour moi !... Comment me serais-je attendu à une trahison si noire et si vile de la part d’un amour aussi sincère, et qui paraissait s’accroître encore après la faute qui le démentait? Oui, elle m’aimait, oui, elle ju
rait qu’elle m’aimait, quand elle venait de me trahir plus malhonnêtement que si elle m’eût exécré. Quelques in
stants d’absence ont suffi pour la faire pécher ainsi contre moi, contre elle-même. Honneur et bonheur, tout est détruit. Mais qui donc est venu?... venu ici pour la tenter et la per
dre ! Ami ou ennemi, un faux frère, un inconnu, ou le démon en personne, comme elle le dit,?...
« Je la pressais de questions, auxquelles elle ne répondait que par de nouvelles larmes; je lui ordonnais, je la suppliais de me dire le nom du coupable ; mais elle répétait que c’était elle qui avait failli, et voulait toujours périr de ma main.
Voyant enfin que je ne pouvais lui arracher son secret, je la repoussai avec horreur, et si: is, espérant trouver quelques indices au dehors.
« Mes voisins n’avaient rien vu, rien entendu. Ils semblaient, d’ailleurs, plus près de se moquer de moi que de compatir à mon infortune. Pourtant, comme quelques-uns m assuraient n’avoir pas aperçu de visiteur durant mon ab
sence, déjà je me persuadais que Laure était dans un accès de fièvre ou que sa vertu avait eu une vision du diable. Hé
las ! cette triste consolation du doute ne devait pas même me rester.
« Lorsque je rentrai chez moi, une heure après en être sorti, je trouvai une lettre de Laure. La malheureuse me donnait tout son bien, et m’annonçait qu’elle s’était renfer
mée dans un couvent de Sainte-Madeleine pour y expier sa faute. A grand’peine obtins-je des prêtres la permission de ia voir à la grille du couvent. Hélas ! elle était si changée, si défaite, que j’avais peine à la reconnaître ; à genoux derrière la grille, elle pleurait, et me priait de lui pardonner en considération du châtiment qu’elle s’infligeait.
« Le cœur de l’homme est bien faible! Je songeai qu’après tout une femme infidèle à son mari, quoiqu’elle l’aime, valait un peu mieux que tant d’autres qui nous trompent parce qu’elles ne nous aiment pas; et, parlant avec beaucoup de douceur, je dis à Laure que ma maison lui était encore ou
verte. Je ne lui demandais même plus le nom de l’infâme qui l’avait perdue. Mais elle, avec de nouvelles larmes, protesta de son indignité, répéta qu’elle s’était condamnée elle-même par son crime, et qu’elle voulait subir sa peine jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la mort. Plus je me montrais généreux, plus elle se jugeait coupable; plus je faisais voir combien j’avais mérité qu’elle m’aimât, plus était douloureux l’amour qu’elle ressentait pour moi et qu’elle avait trahi... Prières, supplications, promesses de pardon et d’oubli, tout fut in
utile ; Laure refusa même de me voir désormais, de peur que ma vue n’ébranlât sa résolution, et mes efforts pour la tirer de celte tombe aboutirent seulement à la rendre si odieuse à elle-même que l’excès de ses remords et de sa douleur l’eût bientôt mise au tombeau. »
Ainsi conta le bourgeois Myron, moins tristement que d’habitude, il faut le dire, parce que la pensée de Lisette égayait quelque peu sa mélancolie.
Cependant qu’il contait, Éric ne quittait pas Fabrice du regard. Il se rappelait la confidence de cœur que celui-ci lui avait faite, cette nuit, dans les bosquets, et la conformité de ses malheureuses amours avec l’infortune conjugale de Myron lui expliquait à présent pourquoi Fabrice avait paru redouter si fort d’entendre ce récit, où sa mémoire, sans doute, trou
vait de cruels rapprochements. Éric attachait donc sur lui un regard plein d’une tendre pitié. Mais Fabrice demeurait im
mobile, les yeux fixes; seulement deux larmes vinrent au bord de ses paupières, deux larmes qu’il essuya furtivement,
lorsque Myron eut cessé de conter. Se retournant alors, il rencontra une seconde fois le regard d’Éric, si doux, si com
patissant, que deux autres larmes jaillirent de ses yeux ou plutôt du fond de son cœur.
Ses lèvres s’ouvraient pour parler... Déjà Éric s’était levé avec bruit.
« Je pars, disait-il vivement ; chers seigneurs, je ne vous dis pas adieu ; ce soir, je veux vous réunir dans un château que j’ai aux portes de la ville. Odoacre, vous amènerez notre ami, n’est-ce pas? J’y compte. Pas de refus, ni d’excuses...
Restez à votre place, monsieur l’amphytrion ; laissez-moi partir sans tant de façons... Adieu, adieu, à ce soir, dans mon château... »
Puis, se dérobant, il lit à Odoacre le signe du silence, et envoya de la main et du regard à Fabrice un salut noble et gracieux, comme celui qu’avait fait la Diane en s’éloignant sous les ombrages obscurs, —salut qui raviva toutes lesperplexiiés de notre héros.
Une fois Éric parti, Fabrice prit sommairement congé de l’amphytrion, lequel resta seul et furieux dans son pavillon.
Ab irato, c’est-à-dire de colère, le seigneur poète commença à écrire une satire danoise contre l’espèce humaine sans exception ; mais, par bonheur, le sommeil vint lui ôter des mains sa terrible plume. Au septième vers, Odoacre posa sa tête sur Json papier, entre deux flacons vides, et s’endormit plus pacifiquement qu’il n’était éveillé.
FIN DE LA SECONDE PARTIE.
La suite à un prochain numéro. Albert-Aubert.
Monte-Cristo.
L’Illustration qui a surtout pour objet de présenter le tableau des événements contemporains et de traduire, dans le double langage du texte et du dessin, toutes les curiosités, hommes ou choses, qui ont l’honneur d’attirer l’attention publique ; l’Illustration ne pouvait faire moins que de montrer le fameux palais de Monte-Cristo et de raconter son histoire. Elle ne savait pas, en composant ses images, en écrivant l’histoire sous la dictée d’un admirateur de cette fantai
sie qui a tant occupé les oisifs et entretenu les conversations frivoles, que le palais de Monte-Cristo, comme beaucoup d’autres excentricités, allait être oublié et comme absorbé dans la pensée universelle qui se porte aujourd’hui uniquement sur des sujets sérieux.
Voici cependant l’histoire; qu’on nous pardonne le manque d’à-propos.
Autrefois, quand le soleil se levait pur sur un dimanche de printemps, d’été ou d’automne, ce qui a toujours été rare, il y avait quatre endroits prédestinés, quatre parcs favoris où la
population bourgeoise venait s’ébattre joyeusement restaient Meudon, Saint-Cloud, Trianon et Versailles. On ne rencon
trait que des robes blanches, sous des ombrelles vertes ; les pères en chapeaux gris ; les enfants en veste bleue et en cha
peaux de paille ; les mères, en chapeaux roses, formaient des
groupes qui croisaient leurs couleurs ardentes, et venaient hebdomadairement absorber une quantité de poussière suffi
sante pour en avoir dans la gorge jusqu’au dimanche suivant, où les mêmes plaisirs recommençaient.
Quelques-uns, fidèles aux anciennes traditions, dounaieii cette journée de repos à. Montmorency ou à Romainville.
Ceux-là, par un caprice qu’on ne comprend plus aujourd’hui, cherchaient encore dans la campagne, la campagne elle-, même: c’est-à-dire qu’ils voulaient pouvoir ôter leurs habits s’ils avaient trop chaud; boire du lait s’ils avaient soif; dîner sur l’herbe si telle était leur fantaisie. — A ceux-là toute notre estime et toutes nos sympathies. Mais ceux-là ont dis
paru ou plutôt ont été forcés de disparaître. Aujourd’hui la campagne n’est plus un plaisir, c’est une affaire. On ne part plus quatre ou cinq dans un coucou, dix ou douze dans un omnibus, cinquante ou soixante sur un petit bateau à vapeur, on part douze ou quinze cents en chemin de fer ; c’est-à-dire que dans le convoi que l’on prend, quel qu’il soit, on ren
contre tous les gens que l’on connaît, et pour lesquels on est forcé de faire toilette, sous peine d’être montré au doigt.
N’importe où vous alliez, un chemin de fer vous y mène, et notre avis est que le chemin de 1er, ligne droite s’il en fut
jamais, est la destruction de tout plaisir, l’ennemi de toute originalité. Plus de grelots, plus de coups de fouet, plus de chevaux blancs, plus de guinguettes chantant tout le long du chemin, plus rien dé ce qui, d’une route deux fois plus longue, faisait en réalité une route deux fois plus courte. On allait à la campagne par la campagne ; aujourd’hui on va à la campagne sans savoir par où. D’abord il faut arriver à une heure fixe, se battre pour prendre son billet, s’encaisser dans une boîte où chacun croit de sa dignité d’être roide et guindé, entendre le sifflement aigu d’une machine stupide,
et s’arrêter toutes les cinq minutes pour vomir sur un point du chemin les cinq cents personnes qui, sans pouvoir se don
ner une bonne raison de cette préférence, préfèrent Asnières à Chatou, Saint-Germain à Versailles, Corbeil à Poissy, comme si maintenant toutes les camoagnes avoisinant Paris n’avaient pas revêtu funiforme ridicule de notre époque régulière.
De temps en temps,, le voyageur, qui ne voit que des murs, des talus avec des fils de télégraphe électrique, aperçoit quel
ques fleurs qui apparaissent et disparaissent comme un rêve. L’est le petit, jardin que le cantonnier, forcé de passer sa vie depuis six heures du matin jusqu’à neuf heures du soir à al
longer le bras droit ou le bras gauche devant les rails, s’est tait avec quelques roses, quelques reines marguerite et quel
ques jacynthes, et dont il aspire le parfum isolé, pour se reposer de son travail quotidien.
On arrive non pas au milieu d’une campagne, mais sous un portique quelconque, sombre, où les locomotives font ta
page, lâchent leur vapeur, et où il faut faire queue pour rendre ses billets, comme il a fallu faire pour les prendre.
Cela s’appelle aller à la campagne.
Les charmilles et les bosquets de Désaugier, les cerises et les ânes de Paul de Kock ont di-paru. — En échange, vous avez des restaurants superbes où le jet d’eau est encore au
torisé, mais où les fleurs, régulièrement disposées, sont in
violables ; des cabinets étroits, des salles donnant sur des cours, ornés de festons non pas jnagnifiqiies mais dorés. Si vous voulez manger autrement qu’au café de Paris, le maître de la maison vous regarde avec dédain, les garçons vous ser
vent avec mépris, s’ils vous servent ; et quand le soir, à heure fixe, il vous faut partir, on vous met votre fils dans un wa
gon, votre femme dans un autre, vous sur l’impériale, et vous êtes bien heureux si, en arrivant à Paris, vous retrouvez votre famille.
A tous ces incontestables désagréments, les partisans des chemins de fer opposent cette seule raison : On va si vite.
Il y eut une fois un convoi qui alla ce qu’on peut appeler vite, ce fut celui qui partit de Versailles le 8 mai 1841 à sept heures du soir.
Cent cinquante personnes sont mortes de cette vitesse.
Cependant la raison de la facilité du transport et de la vitesse est si répandue et si facilement acceptée, qu’un homme de beaucoup d’esprit s’y laissa prendre un jour.
Cet homme, c’est M. Alexandre Dumas.
Il venait de terminer la première partie des Mousquetaires, et l’on demandait la seconde. L’auteur éprouva le besoin de se retirer à la campagne pour écrire cette suite à laquelle il fallait donner d’autant plus de soins que le commencement avait obtenu le plus grand succès.
Il chercha donc, dans les campagnes qui entourent Paris, un endroit qui fût assez loin de la capitale pour qu’on ne vînt pas l’y trouver, et assez prêt pour qu’il pût venir à Paris quand bon lui semblerait.
Saint-Germain lui parut réunir les deux qualités voulues. Il se dit donc cette phrase traditionnelle :
« Il y a un chemin de fer. En une demi-heure je viens à Paris, et en une demi-heure je reviens à Saint-Germain. »
Il partit donc pour Saint-Germain un mercredi du mois de mai 1844, par le convoi de deux heures trente-cinq minutes.
Il arriva au Pecq à trois heures un quart.
Au Pecq il prit une voiture, et arrriva à Saint-Germain à trois heures et demie. Ce qui faisait une heure moins cinq minutes.
11 alla naturellement au pavillon Henri IV, et demanda à M. Collinet, le propriétaire de la maison, s’il avait un pavillon isolé à lui louer.
M. Collinet lui montra deux chambres et un cabinet de toilette, dont la vue donnait sur le Pecq et s’étendait jusqu’à Paris.
M. Dumas demanda le prix des deux chambres. « Dix francs par jour, ait M. Collinet.