Vite, vite, pendant qu’il en est encore temps, demandons à mon carnet mes Notes cle fin d’année.
Quelles journées remplies par les
tracas, les préoccupations, les achats de la fin de décembre ! Nous avons tous plus ou moins la fièvre en ces heures-là, précipitées, surchargées de devoirs, avec un surcroît d enterre
ments que nous vaut ce rude froid et cet hiver enfin venu très durement.
Mgr Freppel, Mme de la Valette, Albert Wolff, le général Cambriels, Henri de Lapommeraye, que de figures diverses successivement disparues !
Un médecin me disait ce mot brutal :
— Chaque saison fait sa liquidation d hommes.
Oui, comme un magasin de nouveautés. Et place à un autre étalage ! J’entends à une génération nouvelle.
Je n ai pu m’empêcher d’éprouver une émotion rétrospective lorsqu’on m’a annoncé la mort du gé
néral Cambriels. Ah ! vieux souvenirs de Montebello,
où êtes-vous? Un ciel de mai, l Italie, et le colonel du 84e criant de sa belle voix : — En avant ! Car il avait une belle voix. Etait-il aussi bon musicien que le général Mellinet qui, dès son entrée à Milan, après avoir défendu le pont de Magenta, courait les magasins de musique pour y découvrir des parti
tions inconnues? Je n’en sais rien, mais je sais qu’un soir, il nous contait ceci :
— J étais sous-lieutenant à Toulouse. Et, sur la place du Capitole, une chanteuse chantait, d une voix un peu fausse, entre ses deux petits enfants, très maigres. Ils sont tous musiciens au pays de Gailhard et la chanteuse, ne charmant personne, ne faisait pas ses frais. Pauvres petits ! Ils n’auraient donc rien à se mettre sous la dent, si la monnaie ne tombait pas! Ma foi, je me dis : « Puisque je sais des chansons à la mode, je vais en chanter une ! Et la recette sera pour la pauvre femme qui est là ! » Et je chantai. Oui, je chantai. Il paraît que ma voix ne déplut pas. Oli ! les compatriotes.de Capoul ! Les sous tombaient, pleuvaient. Je les ramassai dans mon képi galonné, et je le vidai, ce képi, entre les doigts tremblants de la mère, devant les yeux ébahis des petits. C’est un de mes meilleurs souvenirs !
— Autre mort : Albert Wolff. Une physionomie littéraire toute spéciale. Un boulevardier de Cologne, un Parisien d’au-delà du Rhin, un Prussien li
béré, comme Henri Heine. Albert Wolff a laissé des Mémoires de Paris qui resteront. Il avait tout vu,
tout connu, le monde des théâtres, le monde des peintres, le monde des joueurs, le grand monde. Il donnait sur tout cela son opinion à la bonne fran
quette, avec une verve curieuse, beaucoup de bon sens et un esprit narquois très particulier.
A soixante-cinq ans, il était encore plein de verve. Un de ces chroniqueurs du bon temps qu’on ne remplace pas. Ni pédantisme, ni parti pris. Il lui était resté quelque chose de ce bon gros causeur d’Alexandre Dumas père, dont il avait été le secrétaire.
Un jour même Dumas avait fait jouer à Marseille une pièce qu’Albert Wolff lui avait apportée. Les Marseillais la reconnurent. C était une traduction de Kotzebuc.
— Ah ! ça, elle n était donc pas de vous? dit Dumas.
— Je ne vous avais jamais dit qu’elle fût de moi, répondit Wolff. C’est une traduction.
Dumas répliqua simplement :
— Ah ! Comme je la croyais de vous, je l’ai donnée comme étant de moi !
Albert Wolff a une phrase touchante dans son testament. Il a demandé à être enterré au Père- Lachaise, « afin d’être définitivement naturalisé en terre française ». C’est un joli mol de la fin pour
un bon Français d’adoption qui, je le répète, avait en lui je ne sais quel écho du rire ironique d’Henri Heine.
Mgr Freppel, lui, a demandé que son cœur fût rapporté à Obernai, son pays, si jamais la terre d Alsace redevenait terre de France. C’est aussi un mot de la fin, un cri de patriote et de chrétien.
Mais vraiment cette fin d année avait donc juré de nous accabler de deuils ? Oh ! les tristes jours ! Quelques gazettes avaient, un soir, annoncé la mort de M. de Lapommeraye, le conférencier célè
bre, le critique dramatique du journal Paris. Et l on avait démenti la nouvelle. M. de Lapommeraye était fort aimé, étant fort serviable, et ce démenti avait semblé un soulagement. Hélas ! deux jours après, la nouvelle, fausse le mercredi, était vraie le vendredi, et la, critique dramatique, qui portait déjà le deuil de Wolff, prenait celui de Lapommeraye.
Ce journaliste était un homme de famille,heureux de voir ses enfants grandir, plus préoccupé de leur avenir que de ses propres succès. Très honnête homme, critique de la race de ceux qui cherchent les grandes beautés plus que la petite bête et qui, tout en se montrant indulgents, disent tout de même
nettement et loyalement leur pensée. Elle a perdu un profond érudit, la critique, en perdant Vitu; un
alerte polémiste, en perdant Wolff. Avec Henri de Lapommeraye, elle perd un causeur sympathique, toujours prêt à encourager ce qui est jeune et géné
reux. Elle garde, il est vrai, son maître, Francisque Sarcey, le bon sens armé de verve, de science et de belle humeur.
Et tous ces critiques disparaissent à l heure où le théâtre a besoin de conseils et de gaieté. Il va ver
ser dans le mysticisme, le théâtre, après avoir versé dans la boue. On ne nous joue que des mys
tères. L’Ambigu nous montre un prêtre dans sa chaire et les petits théâtres d’art nous invitent à contempler l’Enfant Jésus dans sa. crèche. C’est très significatif, ce retour aux choses primitives. Oh ! le réalisme tient bon pourtant et il se défend mordicus !
On joue quelque part, dans un concert, une revue de fin d’année oit l acteur Mévisto — celui qu’a ré
vélé le Théâtre-Libre — représente un assassin mis en présence du cadavre d une vieille femme égorgée. L’épisode s’appelle La Confrontai ion. Il y avait du talent dans cette scène d un réalisme féroce ; mais le public a protesté. Il songeait à cette pauvre ba
ronne Dollard dont on a fait, si tard, les funérailles. La Confrontation a dû être interrompue, malgré l’énergie de Mévisto qui me paraît avoir l apostolat
Nous allons avoir des voitures à compteurs. Il y en a, dit-on, déjà trois qui fonctionnent. Mais le public ne les connaît pas encore. On monte en fiacre. Les chevaux partent et chaque tour de roue fait s’enrouler ou se dérouler un cylindre. Dès que le cylindre a fait cent tours, une aiguille marque I sur un cadran. Ci : un kilomètre. Et une autre aiguille, sur un autre cadran, marque le prix : 75 cen
times. Rien de plus commode. On a le total du che
min fait et celui de la somme due. Cela tient du podomètre et du tarif. Le compteur kilométrique a déjà fourni bien des plaisanteries aux coupléüers des revues de fin d année. Il en fournira bien d’autres.
On avait, avant l’arrestation du sous-lieutenant Anastay, proposé de placer, dans chaque voiture de louage, un appareil photographique instantané, destiné à saisir le portrait des clients. Chaque soir, la préfecture relèverait le total des clichés et les confronterait avec le signalement des gens recherchés. Toujours la confrontation !
Mais on n’a pas eu longtemps à se demander comment on découvrirait l’assassin de la baronne Dollard. M. Goron veillait, suivait, traquait, et il faut reconnaître que le chef de la sûreté a fort bien conduit l affaire. Ce n est pas tout à fait de l’Edgar
Poe, mais c est presque du Sardou. Une malheureuse femme est tuée. Sur l’assassin, nul indice. Un couteau et un gant, rien de plus. Mais ce ganta telle pointure, mais ce couteau porte une marque de fabrique. Et c’est en partant de là qu’on arrivera à l’arrestation du meurtrier.
Seulement, allez donc vous imaginer que cet homme qui passe en uniforme devant la maison du
crime est celui qui a plongé un couteau dans le cou d une vieille femme?
Un officier? Non, un officier mis en non-activité. Un officier dont le régiment ne voulait plus et qui ne voulait plus du régiment. Quel étrange senti
ment cependant survit dans l esprit de l’ancien Saint-Cyrien !
Lorsque M. Gévelot, le député, l adjure, tenant à la main une lettre du colonel du 158°, qui sait si l idée instinctive de discipline n’a point fait fléchir la volonté de l’assassin? Ce n est pas seulement le député, c’est le colonel qui parle, qui ordonne... Et Anastay avoue.
Crime encore bien moderne, celui-là, et dosloïestesque, si-je puis dire. C’est toujours le Rodion de Crime et Châtiment immolant à ses instincts et à sa soif de vivre une créature qui a vieilli et n a plus, se dit le meurtrier, qu’à mourir. Le struggle for Hfe pratiqué sans hésitation, sans merci. Il est de son temps, cet homme de vingt-cinq ans qui prend pour devise la parole de je ne sais quel héros
de Shakespeare : « Le monde est une huître; il faut l ouvrir coûte que coûte, même avec un couteau! »
Seulement, les couteaux se retrouvent et le monde, qui n est pas si bête, se défend contre les
Strugglers for life avec l’aide de ses agents, de ses gendarmes, de ses juges et de son bourreau. Ah ! le bourreau est un personnage qu’on souhaiterait volontiers, dans une société idéale, relégué dans le gre
nier aux vieux accessoires de mélodrames ! Mais, l idéal n’étant pas la loi de ce monde, il faut bien conserver le vieil homme rouge, qui d’ailleurs porte des smoking -jacquet! es, et des demi-chapeaux à la Roqueplan.
Les Strugglers for life comptent un peu trop sur la force et sur le hasard. Mais la providence s ap
pelle M. Goron et décerne des mandats d amener qui rétablissent le combat en faveur des honnêtes gens.
L’arrestation d’Anastay a été un ouf! d une fin d’année qui comptait un trop grand nombre d hélas !
Signe des temps. Un conférencier sportman a annoncé une conférence sous ce titre :« Jeanne Darc femme de cheval ».
Jeanne Darc considérée comme une sporlwoman, il ne lui manquait plus que cela ! On pourrait bien laisser tranquille la martyre. Jeanne Darc ne peut être considérée comme écuyère qu’à l Hippodrome. Mais pour les amateurs d’un sport, quel qu il soit, cette passion marche avant toute chose. Les piembres du cercle des patineurs ont des désespoirs devant un dégel. Une gelée féroce, qui sème la bron
chite et la promène à travers Paris, est pour eux une bonne fortune.
— 0 bonheur ! Il fait un froid atroce : on va patiner !
Il faut dire qn’ils n’ont pas de chance, les patineurs. Tous les ans, régulièrement, immanquable
ment, quand ils annoncent une réunion de patinage, crac ! il dégèle ! 1891 n’a pas manqué à la tradition.
On a annoncé une réunion, et le dégel est venu. C est au point que le Cercle des patineurs peut remplacer facilement un thermomètre.
Les patineurs comptent beaucoup sur 1892 pour les dédommager du mécompte de cette fin de dé
cembre; mais les pauvres adressent à 92 une autre prière :
— Année nouvelle, ne sois pas trop froide et ne nous condamne pas à trop grelotter dans nos mansardes !
Et maintenant je ferme le cahier de notes portant le millésime 1891 et j en ouvre un nouveau tout frais, coquet, doré sur tranches — des tranches d’illusions— qui s’appellent 1892.
Des pages blanches. Trois cent soixante-cinq jours gros d inconnu. Des points d’interrogation. Quoi? Que sera-ce? Quel inaonnu nous attend? Ma foi, allons bravement au-devant de ce qui nous guette.
Sur le petit carnet blanc de l an neuf, j’écris gaiement du bout de mon crayon : Bonjour el bon an, chers lecteurs ! Et en avant !
Rastignac.
COURRIER DE PARIS
du naturalisme.
— C’est atroce ! disait un spectateur. On vient ici pour s’amuser et on se trouve à la Morgue !
— Vous n’aviez donc pas lu l affiche? — Non.
— Eh bien, lisez-la. Vous verrez le titre de la revue.
— Et ce titre est...? — C’est dégoûtant!
Les plus gourmés n’avaient plus rien à dire. On ne les prenait pas en traîtres. Eh bien, ce n est rien à côté de certaines représentations données par M. de Chirac, dont je neveux point parler, mais dont on peut dire : C’est révoltant!
Il en avait de plus sévères, de plus tristes aussi, et de plus glorieux. Le général Cambriels restera comme un type de loyauté chevaleresque et de bravoure militaire. Un bon soldat, un vrai soldat.
Quand on lui parlait de l année terrible, il ne disait rien, mais il aurait pu montrer son crâne. Jadis on eût pu y fourrer le poing.
Quelles journées remplies par les
tracas, les préoccupations, les achats de la fin de décembre ! Nous avons tous plus ou moins la fièvre en ces heures-là, précipitées, surchargées de devoirs, avec un surcroît d enterre
ments que nous vaut ce rude froid et cet hiver enfin venu très durement.
Mgr Freppel, Mme de la Valette, Albert Wolff, le général Cambriels, Henri de Lapommeraye, que de figures diverses successivement disparues !
Un médecin me disait ce mot brutal :
— Chaque saison fait sa liquidation d hommes.
Oui, comme un magasin de nouveautés. Et place à un autre étalage ! J’entends à une génération nouvelle.
Je n ai pu m’empêcher d’éprouver une émotion rétrospective lorsqu’on m’a annoncé la mort du gé
néral Cambriels. Ah ! vieux souvenirs de Montebello,
où êtes-vous? Un ciel de mai, l Italie, et le colonel du 84e criant de sa belle voix : — En avant ! Car il avait une belle voix. Etait-il aussi bon musicien que le général Mellinet qui, dès son entrée à Milan, après avoir défendu le pont de Magenta, courait les magasins de musique pour y découvrir des parti
tions inconnues? Je n’en sais rien, mais je sais qu’un soir, il nous contait ceci :
— J étais sous-lieutenant à Toulouse. Et, sur la place du Capitole, une chanteuse chantait, d une voix un peu fausse, entre ses deux petits enfants, très maigres. Ils sont tous musiciens au pays de Gailhard et la chanteuse, ne charmant personne, ne faisait pas ses frais. Pauvres petits ! Ils n’auraient donc rien à se mettre sous la dent, si la monnaie ne tombait pas! Ma foi, je me dis : « Puisque je sais des chansons à la mode, je vais en chanter une ! Et la recette sera pour la pauvre femme qui est là ! » Et je chantai. Oui, je chantai. Il paraît que ma voix ne déplut pas. Oli ! les compatriotes.de Capoul ! Les sous tombaient, pleuvaient. Je les ramassai dans mon képi galonné, et je le vidai, ce képi, entre les doigts tremblants de la mère, devant les yeux ébahis des petits. C’est un de mes meilleurs souvenirs !
— Autre mort : Albert Wolff. Une physionomie littéraire toute spéciale. Un boulevardier de Cologne, un Parisien d’au-delà du Rhin, un Prussien li
béré, comme Henri Heine. Albert Wolff a laissé des Mémoires de Paris qui resteront. Il avait tout vu,
tout connu, le monde des théâtres, le monde des peintres, le monde des joueurs, le grand monde. Il donnait sur tout cela son opinion à la bonne fran
quette, avec une verve curieuse, beaucoup de bon sens et un esprit narquois très particulier.
A soixante-cinq ans, il était encore plein de verve. Un de ces chroniqueurs du bon temps qu’on ne remplace pas. Ni pédantisme, ni parti pris. Il lui était resté quelque chose de ce bon gros causeur d’Alexandre Dumas père, dont il avait été le secrétaire.
Un jour même Dumas avait fait jouer à Marseille une pièce qu’Albert Wolff lui avait apportée. Les Marseillais la reconnurent. C était une traduction de Kotzebuc.
— Ah ! ça, elle n était donc pas de vous? dit Dumas.
— Je ne vous avais jamais dit qu’elle fût de moi, répondit Wolff. C’est une traduction.
Dumas répliqua simplement :
— Ah ! Comme je la croyais de vous, je l’ai donnée comme étant de moi !
Albert Wolff a une phrase touchante dans son testament. Il a demandé à être enterré au Père- Lachaise, « afin d’être définitivement naturalisé en terre française ». C’est un joli mol de la fin pour
un bon Français d’adoption qui, je le répète, avait en lui je ne sais quel écho du rire ironique d’Henri Heine.
Mgr Freppel, lui, a demandé que son cœur fût rapporté à Obernai, son pays, si jamais la terre d Alsace redevenait terre de France. C’est aussi un mot de la fin, un cri de patriote et de chrétien.
Mais vraiment cette fin d année avait donc juré de nous accabler de deuils ? Oh ! les tristes jours ! Quelques gazettes avaient, un soir, annoncé la mort de M. de Lapommeraye, le conférencier célè
bre, le critique dramatique du journal Paris. Et l on avait démenti la nouvelle. M. de Lapommeraye était fort aimé, étant fort serviable, et ce démenti avait semblé un soulagement. Hélas ! deux jours après, la nouvelle, fausse le mercredi, était vraie le vendredi, et la, critique dramatique, qui portait déjà le deuil de Wolff, prenait celui de Lapommeraye.
Ce journaliste était un homme de famille,heureux de voir ses enfants grandir, plus préoccupé de leur avenir que de ses propres succès. Très honnête homme, critique de la race de ceux qui cherchent les grandes beautés plus que la petite bête et qui, tout en se montrant indulgents, disent tout de même
nettement et loyalement leur pensée. Elle a perdu un profond érudit, la critique, en perdant Vitu; un
alerte polémiste, en perdant Wolff. Avec Henri de Lapommeraye, elle perd un causeur sympathique, toujours prêt à encourager ce qui est jeune et géné
reux. Elle garde, il est vrai, son maître, Francisque Sarcey, le bon sens armé de verve, de science et de belle humeur.
Et tous ces critiques disparaissent à l heure où le théâtre a besoin de conseils et de gaieté. Il va ver
ser dans le mysticisme, le théâtre, après avoir versé dans la boue. On ne nous joue que des mys
tères. L’Ambigu nous montre un prêtre dans sa chaire et les petits théâtres d’art nous invitent à contempler l’Enfant Jésus dans sa. crèche. C’est très significatif, ce retour aux choses primitives. Oh ! le réalisme tient bon pourtant et il se défend mordicus !
On joue quelque part, dans un concert, une revue de fin d’année oit l acteur Mévisto — celui qu’a ré
vélé le Théâtre-Libre — représente un assassin mis en présence du cadavre d une vieille femme égorgée. L’épisode s’appelle La Confrontai ion. Il y avait du talent dans cette scène d un réalisme féroce ; mais le public a protesté. Il songeait à cette pauvre ba
ronne Dollard dont on a fait, si tard, les funérailles. La Confrontation a dû être interrompue, malgré l’énergie de Mévisto qui me paraît avoir l apostolat
Nous allons avoir des voitures à compteurs. Il y en a, dit-on, déjà trois qui fonctionnent. Mais le public ne les connaît pas encore. On monte en fiacre. Les chevaux partent et chaque tour de roue fait s’enrouler ou se dérouler un cylindre. Dès que le cylindre a fait cent tours, une aiguille marque I sur un cadran. Ci : un kilomètre. Et une autre aiguille, sur un autre cadran, marque le prix : 75 cen
times. Rien de plus commode. On a le total du che
min fait et celui de la somme due. Cela tient du podomètre et du tarif. Le compteur kilométrique a déjà fourni bien des plaisanteries aux coupléüers des revues de fin d année. Il en fournira bien d’autres.
On avait, avant l’arrestation du sous-lieutenant Anastay, proposé de placer, dans chaque voiture de louage, un appareil photographique instantané, destiné à saisir le portrait des clients. Chaque soir, la préfecture relèverait le total des clichés et les confronterait avec le signalement des gens recherchés. Toujours la confrontation !
Mais on n’a pas eu longtemps à se demander comment on découvrirait l’assassin de la baronne Dollard. M. Goron veillait, suivait, traquait, et il faut reconnaître que le chef de la sûreté a fort bien conduit l affaire. Ce n est pas tout à fait de l’Edgar
Poe, mais c est presque du Sardou. Une malheureuse femme est tuée. Sur l’assassin, nul indice. Un couteau et un gant, rien de plus. Mais ce ganta telle pointure, mais ce couteau porte une marque de fabrique. Et c’est en partant de là qu’on arrivera à l’arrestation du meurtrier.
Seulement, allez donc vous imaginer que cet homme qui passe en uniforme devant la maison du
crime est celui qui a plongé un couteau dans le cou d une vieille femme?
Un officier? Non, un officier mis en non-activité. Un officier dont le régiment ne voulait plus et qui ne voulait plus du régiment. Quel étrange senti
ment cependant survit dans l esprit de l’ancien Saint-Cyrien !
Lorsque M. Gévelot, le député, l adjure, tenant à la main une lettre du colonel du 158°, qui sait si l idée instinctive de discipline n’a point fait fléchir la volonté de l’assassin? Ce n est pas seulement le député, c’est le colonel qui parle, qui ordonne... Et Anastay avoue.
Crime encore bien moderne, celui-là, et dosloïestesque, si-je puis dire. C’est toujours le Rodion de Crime et Châtiment immolant à ses instincts et à sa soif de vivre une créature qui a vieilli et n a plus, se dit le meurtrier, qu’à mourir. Le struggle for Hfe pratiqué sans hésitation, sans merci. Il est de son temps, cet homme de vingt-cinq ans qui prend pour devise la parole de je ne sais quel héros
de Shakespeare : « Le monde est une huître; il faut l ouvrir coûte que coûte, même avec un couteau! »
Seulement, les couteaux se retrouvent et le monde, qui n est pas si bête, se défend contre les
Strugglers for life avec l’aide de ses agents, de ses gendarmes, de ses juges et de son bourreau. Ah ! le bourreau est un personnage qu’on souhaiterait volontiers, dans une société idéale, relégué dans le gre
nier aux vieux accessoires de mélodrames ! Mais, l idéal n’étant pas la loi de ce monde, il faut bien conserver le vieil homme rouge, qui d’ailleurs porte des smoking -jacquet! es, et des demi-chapeaux à la Roqueplan.
Les Strugglers for life comptent un peu trop sur la force et sur le hasard. Mais la providence s ap
pelle M. Goron et décerne des mandats d amener qui rétablissent le combat en faveur des honnêtes gens.
L’arrestation d’Anastay a été un ouf! d une fin d’année qui comptait un trop grand nombre d hélas !
Signe des temps. Un conférencier sportman a annoncé une conférence sous ce titre :« Jeanne Darc femme de cheval ».
Jeanne Darc considérée comme une sporlwoman, il ne lui manquait plus que cela ! On pourrait bien laisser tranquille la martyre. Jeanne Darc ne peut être considérée comme écuyère qu’à l Hippodrome. Mais pour les amateurs d’un sport, quel qu il soit, cette passion marche avant toute chose. Les piembres du cercle des patineurs ont des désespoirs devant un dégel. Une gelée féroce, qui sème la bron
chite et la promène à travers Paris, est pour eux une bonne fortune.
— 0 bonheur ! Il fait un froid atroce : on va patiner !
Il faut dire qn’ils n’ont pas de chance, les patineurs. Tous les ans, régulièrement, immanquable
ment, quand ils annoncent une réunion de patinage, crac ! il dégèle ! 1891 n’a pas manqué à la tradition.
On a annoncé une réunion, et le dégel est venu. C est au point que le Cercle des patineurs peut remplacer facilement un thermomètre.
Les patineurs comptent beaucoup sur 1892 pour les dédommager du mécompte de cette fin de dé
cembre; mais les pauvres adressent à 92 une autre prière :
— Année nouvelle, ne sois pas trop froide et ne nous condamne pas à trop grelotter dans nos mansardes !
Et maintenant je ferme le cahier de notes portant le millésime 1891 et j en ouvre un nouveau tout frais, coquet, doré sur tranches — des tranches d’illusions— qui s’appellent 1892.
Des pages blanches. Trois cent soixante-cinq jours gros d inconnu. Des points d’interrogation. Quoi? Que sera-ce? Quel inaonnu nous attend? Ma foi, allons bravement au-devant de ce qui nous guette.
Sur le petit carnet blanc de l an neuf, j’écris gaiement du bout de mon crayon : Bonjour el bon an, chers lecteurs ! Et en avant !
Rastignac.
COURRIER DE PARIS
du naturalisme.
— C’est atroce ! disait un spectateur. On vient ici pour s’amuser et on se trouve à la Morgue !
— Vous n’aviez donc pas lu l affiche? — Non.
— Eh bien, lisez-la. Vous verrez le titre de la revue.
— Et ce titre est...? — C’est dégoûtant!
Les plus gourmés n’avaient plus rien à dire. On ne les prenait pas en traîtres. Eh bien, ce n est rien à côté de certaines représentations données par M. de Chirac, dont je neveux point parler, mais dont on peut dire : C’est révoltant!
Il en avait de plus sévères, de plus tristes aussi, et de plus glorieux. Le général Cambriels restera comme un type de loyauté chevaleresque et de bravoure militaire. Un bon soldat, un vrai soldat.
Quand on lui parlait de l année terrible, il ne disait rien, mais il aurait pu montrer son crâne. Jadis on eût pu y fourrer le poing.