LE PREMIER CHEMIN DE FER DU TONKIN
La conquête du Tonkin est aujourd hui terminée, et l’ère de la civilisation commence pour ce pays. Une ligne de chemin de fer, la première construite dans ces ré
gions, vient d’être inaugurée. Elle va, lorsqu’elle sera entièrement achevée, relier directement Phu-Lang- Thuong avec notre frontière de séparation de la Chine.
De Phu-Lang-Tliuong à Lang-Son, il y a 110 kilomètres à peu près en ligne droite par la route mandarine qui existe déjà le long du fleuve Song-Thuong. C’est
cette route que suit la nouvelle ligne. En remontant au Nord-Est elle va rejoindre Lang-Son, en passant successivement par Kep, Bac-lé, Thanh-Moï, on traversant les vallées de Pho-Yi, et gravissant les rampes de Thien-Ho et le col de Cut.
Une partie de ce trajet est actuellement liviée à l exploitation, celle (pii va de Phu-Lang-Tliuong à Kep, soit seize kilomètres environ ; de Kep à Bac-Lé, les travaux sont en cours d’exécution; quant au reste, les études préparatoires ne sont pas encore finies. Tout le maté
riel a été acheté en France et transporté sur place, et jusqu’à ce jour les dépenses s’élèvent à environ 6 mil
lions de francs. La ligne est du type à voie étroite (0,60 centimètres d’écartement de rails) et le matériel roulant est du modèle réduit.
La ligne ainsi entreprise a une grande importance commerciale. Si l’on examine en effet la -carte, on voit que, au sud, à l’embouchure*du Delta, Hat-Phong est le
grand port de mer du Tonkin. Situé à l’estuaire du Song- Thuong, cours d’eau large et profond sur lequel la na
vigation est assurée en tout temps, Hai-Pliong envoie directement, en dix heures-de traversée à peine, tout ce
qui lui arrive par la mer à Phu-Lang-Tuong. D’un autre coté, au nord de notre possession, Lang-Son, tête de ligne de l’occupation sur la frontière chinoise, est situé sur la rive gauche du Song-Ki-Kung, l’un des innom
brables tributaires du grand fleuve de Canton, clé du commerce avec la Chine. Or, en l’état actuel des choses,
ces deux points sont séparés par les 110 kilomètres dont nous avons parlé de voie mandarine presque imprati
cable; si longue à parcourir tout au moins que le transport y est hors de prix, soumis à toutes sortes d’éventualités fâcheuses, et que tout le trafic entre Canton, Hong-Kong et le Tonkin est obligé de se faire par mer malgré la longueur encore plus considérable
du trajet. Lorsque lu ligne de Phu-Lang-Tuong à ,Lang- Son sera terminée et fonctionnera, tous ces obstacles disparaîtront. Des débouchés s’ouvriront à travers le Delta et, au grand bénéfice du Tonkin et de Hai-Pliong, tout le commerce du Kouang-Si et du Yu-Nam, les deux province du sud de la Chine qui comptent à elles seules plus de 40 millions d’habitants, sera dérivé par cette Voie rapide et sure.
En énumérant tous ces avantages de notre nouveau chemin de fer du Tonkin et en envisageant cet avenir, on est peut-être autorisé à se demander si voie et matériel seront à la hauteur du travail qu’ils auront à effectuer.
Par ce que nous on savons, nous voyons en effet une voie étroite, un matériel do petit échantillon suffisant peut-être à ravitailler les forts do la frontière, une simple voie stratégique, en un mot, telle que le génie militaire l efit conçue et installée, mais non une ligne com
merciale et définitive desservie par un matériel normal. On se demande encore si les services rendus seront, en rapport avec les sacrifices effectués. Or, les frais prévus à l’origine du projet étaient de six millions pour les 110 kilomètres. Cette somme est dépensée aujourd’hui, et les
16 premiers kilomètres sont seuls construits, sur la partie la plus facile du parcours. Il est vrai que le materiel de la ligne entière est rendu à destination, mais il devra être entièrement remplacé pour répondre aux exigences d’un trafic important.
Quoi qu’il en soit, prenons le chemin de fer de Phu- Lang-Tliuong à Lang-Son tel qu il est; suivons mainte
nant ce tracé, traversons avec lui le pays, et cherchonsen les côtés intéressants et pittoresques.
C est d’abord Phu-Lang-Thuong, tête de ligne et port fluvial intérieur. Là une gare, dont nous voyons ache
ver la bâtisse, a été construite, assez grande pour que, grâce à des concessions ultérieurement obtenues,
on puisse y établir des annexes et faire de la ville le grand entrepôt de la partie montagneuse du Tonkin.
En sortant de la gare, la montagne se dresse en effet, presque immédiatement. Jusqu à Kep où s arrête, nous le savons, la partie complètement terminée de la ligne, et même jusqu’à Bac-Lé, deuxième tronçon qui sera sous
peu livré à l’exploitation, on n a pas encore cependant rencontré grand obstacle.
Le plus sérieux de tous est le torrent du Song-Hoa : un pont de 20 mètres au-dessus du niveau des basses eaux devra le traverser, la distance des deux berges est de 75 mètres. Une passerelle, système Eiffel, nous montre en ce moment un passage provisoire et qui serait bien précaire si une crue subite arrivait.
Après Song-Hoa, on commence à entrer dans l inconnu. On arrive à Thanh-Moï, 66 kilomètres de Phu- Lang-Tliuong, c’est-à-dire un peu plus de la moitié du trajet.
Thanh-Moï est au pied de la grande cliaine de Kai- King, clef des deux grandes voies d accès vers Lang- Son : l une, la rampé de Tien-Ho; l’autre, la vallée de Plio-Vi sur le col île Cut. Nous sommes ici en plein ter
ritoire Thô, peuplade aborigène amie de la France qui
habite des grottes et dont la préoccupation constante est de se cacher pour éviter d être rançonnée.
Quand on a dépassé Pho-Yi, et que l’on approche de Lang-Son, on distingue au sommet d’une colline un fort destiné à surveiller et à prévenir, le cas échéant, une incursion des Chinois sur notre territoire. C’est le fort Brière de Lisle qui commande les routes de Nam-Quan par Dong-Dang et Loc-Binh.
Puis nous arrivons à Lang-Son même où sera le point terminus du chemin de fer. Nous savons que Lang-Son est sur la rive gauche du Song-Ki-Kung. La ville est le siège d’un commandant de région militaire et d’un gou
verneur indigène de province. Tout ce pays est habité par les Thô que nous connaissons, par les Chinois et par les Mon, autre population curieuse aussi, qui vit parmi les rochers inaccessibles et escarpés.
Le Song-Ki-Kung se dégage dans le sud-est de cette chaîne de montagnes et se continue jusqu à Ban-Trich et Long-Tcheou, où il forme alors avec le fleuve Cao-Bang la fameuse rivière de l’ouest dont nous avons parlé déjà et qui traverse la Chine méridionale pour se jeter dans la mer à Canton.
De Lang-Son, la route se prolonge sur Dong-Dang et Ky-Lua, futures amorces du chemin de fer de pénétra
tion en pays chinois. Pour se rendre à Ky-Lua, célèbre dans les fastes de la conquête, on traverse le Song-Ki- Kung sur un bac, à l endroit précis ou furent précipités dans le fleuve les canons et les caisses de piastres pendant la retraite du général de Négrier. Des grottes ad
mirables, presque toutes consacrées au culte boudhique et transformées en temple, méritent un coup d oeil en passant à Ky-Lua.
Dong-Dang se trouve à 14 kilomètres au nord de Lang- Son. C’est une bourgade de 300 âmes, construite en briques et centre d un premier marché important.
Dong-Dang est à 3 kilomètres de la porte Nam-Quan, dominée à droite et à gauche par ses forts que relient une muraille crénelée. Nous sommes ici en pleine fron
tière et sous la garde du colonel chinois Quan. Non loin de là se voient encore les vestiges d anciens murs en pierres séparant la Chine de l’Annam.
De Dong-Dang, jetons maintenant, pour terminer, un coup d’œil à vol d’oiseau sur le paysage par-dessus la chaîne frontière de Cut.
A 72 kilomètres nous apercevons That-Qué, grand dépôt du négoce du Nord, et à côté de That-Qué Binh-Nhi, le premier poste avancé chinois. Là, cesse notre pro
tectorat: Plus loin nous trouvons Long-Tcheou qui est une ville importante de 25 à 30 mille âmes, centre militaire considérable aussi, puisqu’elle renferme un camp retranché entouré de murailles crénelées pou
vant contenir huit mille hommes de troupes et dès approvisionnements pour une campagne toute entière.
Au point de vue commercial, Long-Tcheou est un marché de premier ordre et une ville industrielle. O ny travaille le cuivre, le fer, l’étain, et des chantiers de cons
truction de jonques y sont en pleine activité. Située sur la rive gauche du fleuve de l Ouest, au confluent du Song-Ki-Kung et de la rivière de Cao-Bang, centre de construction, de commerce et d’armement, Long-Tcheou offre cette curieuse particularité de n’avoir pas de quais. C est une sorte de cité lacustre à cheval sur le fleuve et ses affluents.
Nous en avons fini avec, la description de la ligne de Phu-Lang-Thuong à Lang-Son, les développements que nous avons donnés à cette question sont justifiés par son importance. Le chemin de fer du Delta au haut Tonkin y apportera la civilisation et achèvera l œuvre de la pacification.
Hacks.
TONKIN. — Carte du chemin de fer de Phu-Lang-Tuong à Lang-Son.