ET, comme toujours, l’année débute par dés morts illustres. Elle tient à dé
montrer que ta rie est une perpétuelle lutte contre le néant. Nous le savions déjà, et la démonstration était inutile. Mais la règle de cette existence à laquelle nous te
nons, on ne sait trop pourquoi, dirait un pessimiste, car elle tient bien peu à nous, la règle, c’est la ba
nalité. Banalités ennuyeuses ou banalités cruelles. Petits bonheurs traversés d’amers chagrins. Bana
lités, vous dis-je! Comme il y a quelques milliers d’années que cela dure, et qu’en dépit des bêtises de l’humaine espece il y a de grandes chances pour que ça dure encore longtemps, le mieux est de ten
dre le dos et de continuer à prendre le temps comme il est et les années comme elles viennent.
Avec ce premier de l’an 1892 nous avons eu la surprise de voir s’étaler sur les boulevards ce que j’appellerai l homme-afficlie pharmaceutique. Signe des temps, de ce temps de bronchites meur
trières. Au-dessus clés passants qui regardaient, devant les petites baraques, les inévitables jouets franco-russes, une affiche se balançait, jetant sa note lugubre sur ces feintes gaietés du début de l année :
— Influenza! Influenza!
Je ne voudrais pourtant pas commencer les causeries de l’année par des propos mortuaires. Mais le sort est là. La Mort dicte, la chronique écrit. Nous avons eu pendant plusieurs jours, chaque ma
tin, des nouvelles de d’Ennery, le dramaturge, et plus nous allons, moins nous pourrons finir en paix.
Le journal compte les pulsations de tout malade un peu célèbre. Il tire à des centaines de milliers d’exemplaires le nombre des degrés de la tempéra
ture de tout être en danger, pourvu que cet être appartienne à la publicité.
En vérité, pour peu qu’il soit célèbre, tout homme aujourd’hui peut, de son vivant, goûter, comme Charles-Quint, l’avant-goût de ses funérailles. Je me rappelle que Charles Blanc, le critique d’art, fut un jour qualifié déminent moribond, et je crois bien qu’il eut le temps de lire la nouvelle dans une gazette autorisée. Lui qui cherchait parfois Y épithète rare — pour parler Concourt — ne dut pas être très caressé par cette épithète-là. Mais — qui sait? — la vie apporte tant de lassitudes, que ceux qui la quittent ont peut-être la sensation d’aban
donner un fardeau en la laissant aux autres, qui s’en déchargeront à leur tour. C’est, du moins, ce qu’il faut croire et essayer de faire croire par ce triste temps maussade et malsain.
Dans la même journée, M. Ernest Renan, M. Etienne Arago, M. Léon Cladel et M. d’Ennery auraient pu lire des bulletins plus ou moins rassu
rants de leur santé, les nouvelles diurnes et — chose plus triste encore peut-être — à côté du compte-rendu de l’incendie causé par deux chats qui se battent chez Mme Jane Harding et qui, renver
sant une lampe, mettent le feu aux rideaux de la demi-mondaine, à côté de la nouvelle du suicide
d’une actrice des Folies-Dramatiques, Mlle Clara Vidal, qui se tire un coup de pistolet devant la porte d un jeune avocat au sortir, j’imagine, d’une repré
sentation de la Fille de Fauchon la Vielleuse, voilà qu on nous télégraphie une autre tentative de sui
cide, celle du pauvre Guy de Maupassant, qui essaie de se couper la gorge, à Nice, dans un accès de fièvre chaude.
Voilà un drame, et qui a profondément ému tout le monde littéraire, ou plutôt tout le monde. Quoi !
Maupassant, ce talent si viril et si sûr, si pondéré et si mâle, qui ne cherchait ni la petite bêle, ni
Vépithète rare, mais qui trouvait et peignait tout d’un style large et puissant, à la Flaubert, Maupas
sant malade à ce point! On n’y croyait pas, on n y croit pas. Le mal est passager. L’admirable écri
vain retrouvera le calme, là-bas, sous les orangers de Nice.
Mais qu’on a dû pousser A’hélas ! dans ce salon de Mme Aubernon où l’on ne joue plus du Dumas,
mais de l’Ibsen, et où Mrao Trousseau va interpréter la Maison de Poupée que devait créer à l’Odéon Mllc Réjane. On se demande même pourquoi Mlle Réjane ne l’a pas fait. Fibsénisme gagne,
gagne. Un auteur anglais a même publié tout un volume : Ibsen and the Ibsenisme.
Voilà Mmc Aubernon, infidèle aux dieux français, qui se met à la mode. Qu en dirait le bon Caro? Et
tel habitué du salon de la rue d’Astorg qui appelait ainsi (très injustement du reste) l’auteur A Hebba Gabier et de la Maison de Poupée : Le fâcheux Ibsen!
Le nouveau directeur de l Opéra nous donnera peut-être de l’Ibsen mis en musique. Car nous avons un nouveau directeur de l Opéra et la place de l’Opéra a vu de nouvelles mœurs. Je passais dimanche vers trois heures et demie devant le monu
ment de Garnier et une longue queue s’étendant le long du théâtre, qu elle ourlait comme d’un large liseré noir, attirait l attention du public.
Tout ce monde attendait, pressé, mais patient, l ouverture des bureaux. Et voilà que deux garçons de café— d’un café chic — causant entre eux échangeaient ce bout de dialogue :
— Qu’est-ce que c’est que tout ce monde? — Çà? Ce sont les trente sous!
Je me croyais revenu au temps du siège. Les trente sous! Il paraît que c est ainsi qu’on désigne, non plus les gardes nationaux, mais les specta
teurs des représentations populaires inaugurées
par M. Bertrand. Il me semble bien que les trente sous payent plus de trente sous le plaisir d’entendre Guillaume Tell ou la Favorite avec Cappella, de ce pauvre Delibes. Mais, quelle que soit la somme payée, le surnom parisien est celui-ci : les Trente sous !
L Opéra d un côté aura ses abonnés, de l’autre ses trente sous.
Et, à en juger par l’empressement de la foule, ils seront nombreux, ces spectateurs qui attendent de trois heures à cinq heures — deux heures d’horloge,
comme on dit — qu une buraliste montre son nez derrière un guichet. Petits bourgeois, étudiants, col’égiens en vacances — des vestons, des tuniques,
de petits chapeaux, des képis, — tous s’entassaient apportant leur argent à la représentation à prix réduits. Cela amènera peut-être la grimace sur les lèvres de Fleur de Chic, mais après tout cela montrera que l’Académie nationale de musique est ouverte à la démocratie.
J’entends l’objection :
— Ce ne peut être un plaisir démocratique qu une représentation à l Opéra !
Bon. Mais pourquoi? Pourquoi la représentation ne serait-elle pas aristocratique par la composition du spectacle, par la distribution de l affiche, et démocratique par les prix demandés aux spectateurs?
Bref, l essai est fait. Un essai loyal, dirait M. Bertrand après M. Tliiers. Et la foule a répond u, ce me semble, par un plébiscite très caractéristique. On n’avait jamais vu autant de monde autour de l Opéra depuis la représentation gratuite du 14 juillet ou depuis les représentations orageuses de Lohengrin.
Ce grand succès a été constaté par les journaux qui font, passer les préoccupations théâtrales avant les préoccupations politiques. Quelle a été, en effet, la curiosité de ces derniers temps? L’affaire d’A- nastay ou celle du Théâtre Réaliste?
Nous avons eu, il y a quelques années, le procès d’une actrice de Rouen, je crois, contre son direc
teur qui la forçait, disait-elle, à paraître en scène avec des jupes trop courtes.
Assignation de la comédienne, ancienne élève du Conservatoire, qui demanda noblement aux juges :
— Ai-je suivi les cours de déclamation, ai-je obtenu un accessit faubourg Poissonnière, pour figurer les ballerines dans un théâtre de province?
Et, s’il m’en souvient bien, le tribunal donna gain de cause à la jeune personne. L’arrêt des juges dit au directeur :
— Allongez vos jupes!
Pourquoi Mlle Odette Mérainval du Théâtre Réaliste n’a-t-elle pas suivi l’exemple de la comédienne du théâtre de Rouen? Elle est poursuivie, Mlle Mé
rainval, pour avoir obéi à M. de Chirac, auteur et directeur, qui lui a donné un rôle extraordinaire dans son œuvre très extraordinaire intitulée le Gueux.
— Je n’ai joué ce rôle, dit la comédienne réaliste, que pour obéir aux ordres inéluctables de mon directeur.
Ce directeur, lui, s’écrie :
— Je n’ai fait représenter ces ouvrages que pour bien affirmer les droits d’une école nouvelle !
Les droits cle l’Art! On ne badine pas avec les droits de l’Art! Arrière l’art poncif, l art pompier,
l’art bourgeois ! Place à l’art nouveau dont M. de Chirac est le prophète !
- Vous êtes, a-t-il dû dire à Mlle Marainval, la prêtresse d’un art dont je suis le grand-prêtre !
Et Mlle Marainval a obéi, ne se doutant pas qu elle
allait au martyre et que les robes des magistrats guettaient ses jupons.
Aujourd’hui, la malheureuse assure que, femme divorcée, c’est son mari qui lui a joué le mauvais tour de la faire lorgner par les spectateurs payants afin de bien constater que le délit avait été public.
Il est bien certain que les spectateurs, en pareil cas, sont aussi .coupables que les grands-prêtres et les prêtresses de l’Art nouveau. Il n’y aurait ni grandes-prêtresses, Vellédas du Réalisme, ni grandsprêtres, s’il n’y avait pas un public toujours cu
rieux de ces étranges nouveautés. M. de Chirac a compté — et il ne s’est point trompé — sur la badauderie bestiale des désœuvrés. Combien d invités ont renvoyé les billets dont on les gratifiait ? Bien peu sans doute. Il y a eu cohue à la porte de ce petit théâtre, qui porte encore sur la marquise de verre de sa devanture ces mots élégants: Théâtre Select.
Traduisez : Théâtre C’est leste.
Le vieux Duprez, le ténor illustre, le créateur de Guillaume Tell, figure, dit-on, parmi les témoins du scandale de la rue Rochechouart.
Ah! il a dû trouver que le théâtre avait fait du chemin depuis Rossini! Et quel chemin!
Déjà Bruxelles avait eu un scandale à peu près pareil au nôtre. On y avait joué un certain Jacob,
marchand de cercueils, qui avait attiré l’attention du bourguemestre. Mais je crois que M. de Chirac a dépassé nos amis les Belges, savez-vous?
Le plus joli, c est que je connais des gens qui disent d’un petit air fin :
— Tout cela, c est une farce! — Comment ?
— Oui, une affaire entendue d’avance! — Avec qui?
— Avec la police. On a voulu sauver la censure, si attaquée, et prouver qu’elle est absolument nécessaire !
— Alors M. de Chirac ne serait pas le grand-prêtre d’un art nouveau?
— Non, mais un agent provocateur payé par la censure comme d autres le sont par la police!
Pauvre M. de Chirac ! Quoi ! pas même gratifié des palmes du martyre? Soupçonné, quoique pour
suivi? Suspect à M. Antoine lui-même dont il est le compagnon! Cruelle destinée! La pornographie elle-même n’assure pas l estime.
Rastignac.
NOTES ET IMPRESSIONS
Chaque siècle a ses vices qui s’ajoutent aux vices des siècles antérieurs; c’est ce qu’on appelle le patrimoine croissant de l humanité.
Henri Heine.
Certaines gens ne sont que les fantômes de ce qu’ils pensent être.
Edmond Rousse. *
* *
Pour ne pas être dupe des sentiments, nous le sommes des mots.
Ed. Pailleron.
* *
Dans une société où la richesse se déplace, les rangs son1 bien près d’être renversés.
Fustel de Coulange.
Dénigrer tout le monde est chose facile à ceux qui ne font absolument rien ; ils ne seront jamais inférieurs à personne.
Saint-Genest.
Les gens qui vivent ensemble et qui s’aiment s ententendent habituellement penser.
(Ma Grande). Paul Margueritte.
L’enfant rêve une montre qui lui indique les heures, l’adolescent une poupée qui les lui fasse oublier.
Paul Masson.
Le même escalier n’a pas le même nombre de marches, selon que le plaisir ou le devoir vous le fait monter.
Hippolyte Durand.
Le cœur est, d’ordinaire, plus lâche que l’esprit, et l esprit plus méchant que le cœur.
Tout homme a son chien de Jean de Nivelle, qui a nom : le Bonheur.
G.-M. Valtour.
COURRIER DE PARIS
montrer que ta rie est une perpétuelle lutte contre le néant. Nous le savions déjà, et la démonstration était inutile. Mais la règle de cette existence à laquelle nous te
nons, on ne sait trop pourquoi, dirait un pessimiste, car elle tient bien peu à nous, la règle, c’est la ba
nalité. Banalités ennuyeuses ou banalités cruelles. Petits bonheurs traversés d’amers chagrins. Bana
lités, vous dis-je! Comme il y a quelques milliers d’années que cela dure, et qu’en dépit des bêtises de l’humaine espece il y a de grandes chances pour que ça dure encore longtemps, le mieux est de ten
dre le dos et de continuer à prendre le temps comme il est et les années comme elles viennent.
Avec ce premier de l’an 1892 nous avons eu la surprise de voir s’étaler sur les boulevards ce que j’appellerai l homme-afficlie pharmaceutique. Signe des temps, de ce temps de bronchites meur
trières. Au-dessus clés passants qui regardaient, devant les petites baraques, les inévitables jouets franco-russes, une affiche se balançait, jetant sa note lugubre sur ces feintes gaietés du début de l année :
— Influenza! Influenza!
Je ne voudrais pourtant pas commencer les causeries de l’année par des propos mortuaires. Mais le sort est là. La Mort dicte, la chronique écrit. Nous avons eu pendant plusieurs jours, chaque ma
tin, des nouvelles de d’Ennery, le dramaturge, et plus nous allons, moins nous pourrons finir en paix.
Le journal compte les pulsations de tout malade un peu célèbre. Il tire à des centaines de milliers d’exemplaires le nombre des degrés de la tempéra
ture de tout être en danger, pourvu que cet être appartienne à la publicité.
En vérité, pour peu qu’il soit célèbre, tout homme aujourd’hui peut, de son vivant, goûter, comme Charles-Quint, l’avant-goût de ses funérailles. Je me rappelle que Charles Blanc, le critique d’art, fut un jour qualifié déminent moribond, et je crois bien qu’il eut le temps de lire la nouvelle dans une gazette autorisée. Lui qui cherchait parfois Y épithète rare — pour parler Concourt — ne dut pas être très caressé par cette épithète-là. Mais — qui sait? — la vie apporte tant de lassitudes, que ceux qui la quittent ont peut-être la sensation d’aban
donner un fardeau en la laissant aux autres, qui s’en déchargeront à leur tour. C’est, du moins, ce qu’il faut croire et essayer de faire croire par ce triste temps maussade et malsain.
Dans la même journée, M. Ernest Renan, M. Etienne Arago, M. Léon Cladel et M. d’Ennery auraient pu lire des bulletins plus ou moins rassu
rants de leur santé, les nouvelles diurnes et — chose plus triste encore peut-être — à côté du compte-rendu de l’incendie causé par deux chats qui se battent chez Mme Jane Harding et qui, renver
sant une lampe, mettent le feu aux rideaux de la demi-mondaine, à côté de la nouvelle du suicide
d’une actrice des Folies-Dramatiques, Mlle Clara Vidal, qui se tire un coup de pistolet devant la porte d un jeune avocat au sortir, j’imagine, d’une repré
sentation de la Fille de Fauchon la Vielleuse, voilà qu on nous télégraphie une autre tentative de sui
cide, celle du pauvre Guy de Maupassant, qui essaie de se couper la gorge, à Nice, dans un accès de fièvre chaude.
Voilà un drame, et qui a profondément ému tout le monde littéraire, ou plutôt tout le monde. Quoi !
Maupassant, ce talent si viril et si sûr, si pondéré et si mâle, qui ne cherchait ni la petite bêle, ni
Vépithète rare, mais qui trouvait et peignait tout d’un style large et puissant, à la Flaubert, Maupas
sant malade à ce point! On n’y croyait pas, on n y croit pas. Le mal est passager. L’admirable écri
vain retrouvera le calme, là-bas, sous les orangers de Nice.
Mais qu’on a dû pousser A’hélas ! dans ce salon de Mme Aubernon où l’on ne joue plus du Dumas,
mais de l’Ibsen, et où Mrao Trousseau va interpréter la Maison de Poupée que devait créer à l’Odéon Mllc Réjane. On se demande même pourquoi Mlle Réjane ne l’a pas fait. Fibsénisme gagne,
gagne. Un auteur anglais a même publié tout un volume : Ibsen and the Ibsenisme.
Voilà Mmc Aubernon, infidèle aux dieux français, qui se met à la mode. Qu en dirait le bon Caro? Et
tel habitué du salon de la rue d’Astorg qui appelait ainsi (très injustement du reste) l’auteur A Hebba Gabier et de la Maison de Poupée : Le fâcheux Ibsen!
Le nouveau directeur de l Opéra nous donnera peut-être de l’Ibsen mis en musique. Car nous avons un nouveau directeur de l Opéra et la place de l’Opéra a vu de nouvelles mœurs. Je passais dimanche vers trois heures et demie devant le monu
ment de Garnier et une longue queue s’étendant le long du théâtre, qu elle ourlait comme d’un large liseré noir, attirait l attention du public.
Tout ce monde attendait, pressé, mais patient, l ouverture des bureaux. Et voilà que deux garçons de café— d’un café chic — causant entre eux échangeaient ce bout de dialogue :
— Qu’est-ce que c’est que tout ce monde? — Çà? Ce sont les trente sous!
Je me croyais revenu au temps du siège. Les trente sous! Il paraît que c est ainsi qu’on désigne, non plus les gardes nationaux, mais les specta
teurs des représentations populaires inaugurées
par M. Bertrand. Il me semble bien que les trente sous payent plus de trente sous le plaisir d’entendre Guillaume Tell ou la Favorite avec Cappella, de ce pauvre Delibes. Mais, quelle que soit la somme payée, le surnom parisien est celui-ci : les Trente sous !
L Opéra d un côté aura ses abonnés, de l’autre ses trente sous.
Et, à en juger par l’empressement de la foule, ils seront nombreux, ces spectateurs qui attendent de trois heures à cinq heures — deux heures d’horloge,
comme on dit — qu une buraliste montre son nez derrière un guichet. Petits bourgeois, étudiants, col’égiens en vacances — des vestons, des tuniques,
de petits chapeaux, des képis, — tous s’entassaient apportant leur argent à la représentation à prix réduits. Cela amènera peut-être la grimace sur les lèvres de Fleur de Chic, mais après tout cela montrera que l’Académie nationale de musique est ouverte à la démocratie.
J’entends l’objection :
— Ce ne peut être un plaisir démocratique qu une représentation à l Opéra !
Bon. Mais pourquoi? Pourquoi la représentation ne serait-elle pas aristocratique par la composition du spectacle, par la distribution de l affiche, et démocratique par les prix demandés aux spectateurs?
Bref, l essai est fait. Un essai loyal, dirait M. Bertrand après M. Tliiers. Et la foule a répond u, ce me semble, par un plébiscite très caractéristique. On n’avait jamais vu autant de monde autour de l Opéra depuis la représentation gratuite du 14 juillet ou depuis les représentations orageuses de Lohengrin.
Ce grand succès a été constaté par les journaux qui font, passer les préoccupations théâtrales avant les préoccupations politiques. Quelle a été, en effet, la curiosité de ces derniers temps? L’affaire d’A- nastay ou celle du Théâtre Réaliste?
Nous avons eu, il y a quelques années, le procès d’une actrice de Rouen, je crois, contre son direc
teur qui la forçait, disait-elle, à paraître en scène avec des jupes trop courtes.
Assignation de la comédienne, ancienne élève du Conservatoire, qui demanda noblement aux juges :
— Ai-je suivi les cours de déclamation, ai-je obtenu un accessit faubourg Poissonnière, pour figurer les ballerines dans un théâtre de province?
Et, s’il m’en souvient bien, le tribunal donna gain de cause à la jeune personne. L’arrêt des juges dit au directeur :
— Allongez vos jupes!
Pourquoi Mlle Odette Mérainval du Théâtre Réaliste n’a-t-elle pas suivi l’exemple de la comédienne du théâtre de Rouen? Elle est poursuivie, Mlle Mé
rainval, pour avoir obéi à M. de Chirac, auteur et directeur, qui lui a donné un rôle extraordinaire dans son œuvre très extraordinaire intitulée le Gueux.
— Je n’ai joué ce rôle, dit la comédienne réaliste, que pour obéir aux ordres inéluctables de mon directeur.
Ce directeur, lui, s’écrie :
— Je n’ai fait représenter ces ouvrages que pour bien affirmer les droits d’une école nouvelle !
Les droits cle l’Art! On ne badine pas avec les droits de l’Art! Arrière l’art poncif, l art pompier,
l’art bourgeois ! Place à l’art nouveau dont M. de Chirac est le prophète !
- Vous êtes, a-t-il dû dire à Mlle Marainval, la prêtresse d’un art dont je suis le grand-prêtre !
Et Mlle Marainval a obéi, ne se doutant pas qu elle
allait au martyre et que les robes des magistrats guettaient ses jupons.
Aujourd’hui, la malheureuse assure que, femme divorcée, c’est son mari qui lui a joué le mauvais tour de la faire lorgner par les spectateurs payants afin de bien constater que le délit avait été public.
Il est bien certain que les spectateurs, en pareil cas, sont aussi .coupables que les grands-prêtres et les prêtresses de l’Art nouveau. Il n’y aurait ni grandes-prêtresses, Vellédas du Réalisme, ni grandsprêtres, s’il n’y avait pas un public toujours cu
rieux de ces étranges nouveautés. M. de Chirac a compté — et il ne s’est point trompé — sur la badauderie bestiale des désœuvrés. Combien d invités ont renvoyé les billets dont on les gratifiait ? Bien peu sans doute. Il y a eu cohue à la porte de ce petit théâtre, qui porte encore sur la marquise de verre de sa devanture ces mots élégants: Théâtre Select.
Traduisez : Théâtre C’est leste.
Le vieux Duprez, le ténor illustre, le créateur de Guillaume Tell, figure, dit-on, parmi les témoins du scandale de la rue Rochechouart.
Ah! il a dû trouver que le théâtre avait fait du chemin depuis Rossini! Et quel chemin!
Déjà Bruxelles avait eu un scandale à peu près pareil au nôtre. On y avait joué un certain Jacob,
marchand de cercueils, qui avait attiré l’attention du bourguemestre. Mais je crois que M. de Chirac a dépassé nos amis les Belges, savez-vous?
Le plus joli, c est que je connais des gens qui disent d’un petit air fin :
— Tout cela, c est une farce! — Comment ?
— Oui, une affaire entendue d’avance! — Avec qui?
— Avec la police. On a voulu sauver la censure, si attaquée, et prouver qu’elle est absolument nécessaire !
— Alors M. de Chirac ne serait pas le grand-prêtre d’un art nouveau?
— Non, mais un agent provocateur payé par la censure comme d autres le sont par la police!
Pauvre M. de Chirac ! Quoi ! pas même gratifié des palmes du martyre? Soupçonné, quoique pour
suivi? Suspect à M. Antoine lui-même dont il est le compagnon! Cruelle destinée! La pornographie elle-même n’assure pas l estime.
Rastignac.
NOTES ET IMPRESSIONS
Chaque siècle a ses vices qui s’ajoutent aux vices des siècles antérieurs; c’est ce qu’on appelle le patrimoine croissant de l humanité.
Henri Heine.
Certaines gens ne sont que les fantômes de ce qu’ils pensent être.
Edmond Rousse. *
* *
Pour ne pas être dupe des sentiments, nous le sommes des mots.
Ed. Pailleron.
* *
Dans une société où la richesse se déplace, les rangs son1 bien près d’être renversés.
Fustel de Coulange.
Dénigrer tout le monde est chose facile à ceux qui ne font absolument rien ; ils ne seront jamais inférieurs à personne.
Saint-Genest.
Les gens qui vivent ensemble et qui s’aiment s ententendent habituellement penser.
(Ma Grande). Paul Margueritte.
L’enfant rêve une montre qui lui indique les heures, l’adolescent une poupée qui les lui fasse oublier.
Paul Masson.
Le même escalier n’a pas le même nombre de marches, selon que le plaisir ou le devoir vous le fait monter.
Hippolyte Durand.
Le cœur est, d’ordinaire, plus lâche que l’esprit, et l esprit plus méchant que le cœur.
Tout homme a son chien de Jean de Nivelle, qui a nom : le Bonheur.
G.-M. Valtour.
COURRIER DE PARIS