LA PETITE COMÉDIE
LA VERTU PARISIENNE Dans le cabinet de M. le Garde des Sceaux.
Scène première.
LE MINISTRE, SON SECRÉTAIRE
LE SECRÉTAIRE
M. de Chirac est venu trois fois ce matin : il supplie Votre Excellence de le recevoir.
LE MINISTRE
Chirac?
LE SECRÉTAIRE
C’est le directeur du Théâtre-Réaliste...
LE MINISTRE]
Ali! fort bien... J’ai entendu dire que le parquet le poursuivait pour outrage public à la pudeur... Le parquet a mille fois raison... Ce monsieur a .joué des infamies sur son théâtre. Nous ne voulons plus de pornographie cette année-ci, vous m entendez. Nous n en voulons plus... 1892 sera une année chaste, dussions-nous traduire deux cent mille hommes en police correctionnelle. Nous avons décidé ça en Conseil des ministres.
LE SECRÉTAIRE Alors, M. de Chirac... ?
LE MINISTRE
Je consens à le recevoir, mais je vais lui laver la tête. Introduisez-le.
Scène II.
LES MÊMES, M. DE CHIRAC, directeur du Théâtre-Réaliste.
M. DE CHIRAC
Il se jette à genoux en tendant un placet au ministre. Voici ma défense !
LE MINISTRE, dépliant
Qu’est-ce que c. est que ça? Des vers...
M. DE CHIRAC
Je l ai rédigée en vers, en effet. Si M. le ministre daignait...?
LE MINISTRE
Je 11e sais pas lire les vers, mais (montrant son se
crétaire avec mépris) monsieur en a fait. Il va nous donner lecture des vôtres à haute voix. Je ne crois pas qu’ils changent rien à la situation dans lequelle vous vous trouvez; je les écouterai néanmoins avec impartialité.
LE SECRÉTAIRE, lisant.
Les Parisiens malades de la pornographie.
fable)
Un mal qui répand la icrreur, Mal que le Ciel, en sa fureur,
Créa pour augmenter les vices de la terre, Capable d’enrichir en un jour le démon
(C’est, la pornographie, il faut dire son nom)
Faisait aux Parisiens la guerre.
Ils n en mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.
On en voyait peu d occupés
A mener chastement une innocente vie;
Nul spectacle décent n’excitait leur envie Contre les kiosques s’étalait
Un luxe de dessins obscènes.
A tous les amateurs de théâtre il fallait
Offrir de répugnantes scènes. Le Parquet tint conseil et dit : « Mes chers amis, Je crois que le ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L histoire nous apprend qu en de tels accidents On fait de pareils dévouements.
Ne nous flattons donc point, voyons sans indulgence
L’état de notre conscience. » Lors, Emile Zola, comme il suit, discourut :
« Sous le nom de naturalisme Peut-être ai-je placé maintes scènes de rut
Mes livres sont un catéchisme Qu’on ne doit pas donner à de petits enfants.
Qu en ai-je tiré? Nulle offense.
Et j ai même gagné des millions de francs. Je me dévouerai donc, s’il le faut, mais je pense Qu il est bon que chacun s accuse ainsi que moi. Car on doit souhaiter, selon toute justice.
Que le plus coupable périsse. »
Antoine répondit : « Vous êtes trop bon roi, Vos scrupules font voir trop de délicatesse,
Et dans l’espèce
Vous fîtes simplement, Maître, du plus grand art. J’ai fondé le Théâtre-Libre pour ma part,
Où le Tout-Paris vient de façon régulière.
Si j’ai mal fait, j’accepte une peine exemplaire. » Ainsi parlait Antoine et flatteurs d’applaudir.
On n osa trop approfondir De quelques éditeurs ni des autres puissances
Les moins pardonnables offenses.
Les auteurs graveleux ou légers ou lutins, Audire de chacun, étaient de petits saints.
Chirac vint à son tour : « Je suis un idolâtre D’Antoine et de Zola et d’autres différents,
Et je n’ai fait sur un petit théâtre
Que ce que l’on fait sur les grands. J ai raté dans mon entreprise,
Et s’il faut parler net aussi, j’ai fait un couac.
Ce fut mon unique méprise. »
Aussitôt l on cria : haro ! contre Chirac.
On voulait lui couper la langue.
Un substitut prouva par sa harangue Qu’il fallait condamner ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal. Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
De la pornographie! O crime abominable !
La prison seule était capable
D’expier son forfait. On le lui lit, bien voii.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir.
LE MINISTRE
C’est une fable, je l’ai bien deviné. Je me contenterai de vous faire observer qu’il est défendu de ré
citer des fables devant la police correctionnelle et et si vous n’avez pas autre chose à dire pour votre défense...
M. DE CHIRAC C’est tout ce que j’ai trouvé...
LE MINISTRE
Votre affaire n’est pas très bonne. Ayez confiance cependant dans l impartialité de la justice. Vous pouvez vous retirer.
(M. de Chirac sort.)
Scène III
LE MINISTRE, SON SECRÉTAIRE.
LE MINISTRE
Il faut pourtant que j’invente un moyen de supprimer la pornographie. Je m’y suis engagé devant le président de la République et je veux que d’ici à quinze jours il n’y ait plus ombre de pornographie sur toute l’étendue du territoire.
LE SECRÉTAIRE Hum! Ce sera bien difficile!
(Un huissier passe une carte au ministre.)
LE MINISTRE
Le prince de Sagan. Oh! oh! le maître de l élégance, le roi de la mode, chez moi ! Je vais arran
ger ma cravate, (il se poste devant la glace.) Là. Maintenant, introduisez le prince de Sagan.
Scène IV
LES MÊMES, LE PRINCE DE SAGAN
LF, MINISTRE Mon cher prince...
LE PRINCE
Qu’ai-je appris, mon cher ministre? Vous désirez détruire la pornographie?
LE MINISTRE
J’y songeais justement à l’instant même.
LE PRINCE
Et la remplacer par la vertu peut-être?
LE MINISTRE
Oui, il me semble que c’est ce qu’on pourrait trouver de plus avantageux. Voyez-vous autre chose, mon cher prince ?
LE PRINCE
Non, la vertu est ce qu’il y a encore de mieux.
LE MINISTRE
Mon rêve ainsi que celui de M. le président de la République serait donc de mettre la vertu à la
place de la pornographie et cela dans le plus bref délai.
LE PRINCE Rien n’est plus simple.
LE MINISTRE
Oh! oh! Vous savez, mon cher prince, que des sénateurs, des députés, des académiciens, ont cons
titué un comité précisément dans ce but, et qu’à l’heure qu’il est ils ne sont arrivés à rien... Paris résiste...
LE PRINCE, souriant.
Ça ne m’étonne pas. Vous voulez rendre Paris vertueux et vous vous adressez à des sénateurs, à des académiciens!.. Permettez-moi de vous le dire, c’est puéril. Il n’y a qu’un homme capable de faire de Paris une ville vertueuse...
LE MINISTRE Et c’est?...
LE PRINCE, modesta.
C’est moi. Conduisez-moi au téléphone.
LE MINISTRE
Il est là, le téléphone, dans ce coin du cabinet Mais pourquoi?...
LE PRINCE
Vous allez voir... Qu’on me donne un téléphone, et je bouleverserai le monde. On ne sait pas ce qu’on peut faire avec un téléphone ! Vous êtes bien
décidé, n’est-ce pas? C’est la vertu que vous désirez? Il n y a pas d’erreur... Allô! Allô ! Mettez-moi en com
munication avec l’Epatant... oui... le club... Allô!
Ah! c’est vous? Voulez-vous dire aux membres de 1 Epatant, de ma part, que la mode est changée... La mode, cette année-ci, ne sera plus à la porno
graphie, elle sera à la vertu... Ça vous ennuie? Eh bien! c’est comme ça... Qu’on affiche cette décision sur toutes les glaces du club... et ce soir même... Qui est-ce qui ose mumurer?... Quand moi, le prince de Sagan, je déclare que je serai vertueux tout l hi
ver... C’est bien... vous vous taisez... et surtout n’oubliez pas...
LE MINISTRE C est merveilleux !
LE PRINCE
Encore un mot. Allô! Allô! Mettez-moi en communication avec Mme la comtesse de... rue... Allô! C’est vous, comtesse?... Je vous informe, la pre
mière, que nous avons changé la mode cette saison. C’est la vertu... la vertu sera très chic.
UNE VOIX DANS LE TÉLÉPHONE Ça me gêne bien en ce moment-ci...
LE PRINCE
Vous pouvez ne commencer que demain. Au revoir! (au ministre). Je réponds de tout.
LE MINISTRE
Vous êtes notre sauveur, mon cher prince.
Alfred Capus.