Voila les suicides maintenant. M. de Choubersky s’est tué.
— Avec ses poêles? a dit un concurrent qui ne pardonne pas le succès.
Non. M. de Choubersky s’est tiré un coup de revolver au cœur, et c’est encore un incident franco-russe. Du reste, on ne parle que de né
vroses et de malaclies mentales. M. Charcot pré
tend que tous les gens de lettres sont destinés à devenir plus ou moins fous et, tandis que les jour
naux accusent la police et les médecins d’avoir arrêté et séquestré M118 Dourche, qui n’est pas folle, disent-ils, d autres demandent pourquoi l on se dispose à juger Anastay puisqu’il est fou.
C’est-à-dire—je ne sais trop comment me faire bien comprendre — qu’il n’y aurait, en ce monde,
de raisonnables que les aliénés et d’aliénés que les criminels. Il suffirait, pour être déclaré dément,
d’avoir assassiné quelque vieille femme, et pour être regardé comme parfaitement sain d’avoir eu quelques accès de folie furieuse, comme Mlle Dour
che. Les médecins aliénistes voient des aliénés partout, et le vulgaire n’en voit nulle part. Ces malheurs privés causent, du reste, des perturba
tions publiques. Depuis l’internement de Maupassant, bien des gens, pour paraître savants, ont essayé de mettre le nez dans les deux gros volumes des Maladies Mentales de Baillarger et l’on parle couramment de la paralysie générale aux five o’ dock.
— Le docteur Charcot me disait... — Le docteur Luys affirme...
— J’ai consulté M. Bail, et il m’a dit...
Tels sont les aimables sujets de conversation de l heure présente. Cela remplace le jeu des petits papiers et la causerie, un peu vulgaire, sur les modes nouvelles.
— M. de Choubersky était-il fou? — Anastay est-il responsable?
Il y a des gens qui cherchent à résoudre ces problèmes, au coin de la cheminée. D’autres écrivent à M. Lombroso le criminaliste italien, et lui poussent clés colles, comme on dit au baccalauréat. M. Lom
broso ne s’émeut pas. Il répond en disant que tous les gens un peu artistes sont des dégénérés. Ne vous effrayez pas du mot. Il est tout scientifique et n’a rien d’insolent. Du reste, ces médecins aliénistes ne respectent rien, pas même le génie.
Je causais avec l’un d’eux de Victor Hugo.
— Hugo? me dit le docteur L... Oh ! je connais son cas!
— Comment, son cas?
— Oui, je l’ai bien étudié. Victor Hugo était un hydrocéphale guéri!
Ayez donc écrit Notre-Dame de Paris, les Feuilles d’auwmne et la Légende des siècles, pour être aux yeux d’un médecin spécialiste — quoi? je n’ose le répéter : un hydrocéphale guéri !
Paris semble n’avoir, au surplus, à s’occuper que de choses mystérieuses. Nous avons, rue Ducouëdic, du côté de Montrouge, une maison hantée. Le bon Angelo, de Victor Hugo justement, disait avec des frémissements de terreur en pensant au Conseil des Dix :
— Il est partout et, la nuit, quand je m’éveille, f entends des pas dans mon mur!
Une bonne dame, qui habite rue Ducouëdic, entend des esprits frappeurs dans ses meubles et voit se promener, à travers sa chambre, ses bahuts et ses canapés.
Elle a mandé le commissaire :
— Monsieur le commissaire, ma demeure est hantée. Je suis la victime des esprits. Voyez plutôt.
Et le commissaire a vu, en effet, des chaises pirouetter et des boules de cuivre voleter à travers la chambre. Ces chaises et ces boules ne volti
geaient pas toutes seules. Qui les animait? Un farceur, pensait le commissaire. Le diable en per
sonne, prétendait la vieille femme. Le commissaire a dressé un procès-verbal, et il est bien et duement constaté sur papier t imbré qu’en l’an de grâce 1892 une maison peut être réputée comme hantée sans que le ridicule la fasse écrouler.
De bonnes gens hochent la tête et disent : — Il y a des revenants, rue Ducouëdic !
En vérité, la bêtise humaine n’a pas de limites. Le Sar Peladan et autres mages à la mode, comme
M. Papus, ont un peu travaillé, de leur côté, à bouleverser les cervelles. Ma foi, ce chansonnier qui se tuait la semaine dernière — tout comme M. Chou
bersky — et qui rimait, avant d’en finir, une lettre de faire-part destinée à tous les membres de la Lice Chansonnière, ses confrères, ce pauvre Hip
polyte Rau itor, dont h; nom restera peut-être comme celui d un bonmourant, était sinon plus raisonnable du moins plus gai.
On ne l’a pas assez lue, cette lettre de faire-part, d’un Gaulois qui part en chantant :
[Aux camarades de la Lice.
Aujourd’hui j’ai quitté la vie;. Demain l’on doit me renfermer
Dans la tombe où j’attends ma mie Et je viens vous en informer.
Venez tous, mes cliers camarades, Me conduire au clos toujours vert, Lieu de suprêmes embrassades,
Chez le Voisin d Eugène Imbert. C est là que ma Muse tarie Va dormir éternellement.
D’avance, je vous remercie
Dans un dernier embrassement.
H. Raullût.
de la Lice Chansonnière.
TJ, rue Giroux, à Grenelle.
Voilà, ou je me trompe, un pessimiste gai! Il se tue et il attend sa mie. Il termine son existence par un refrain. Il envoie aux amis sa dernière chanson. Etait-il fou? Etait-il sage? Encore une question à traiter dans un five o clock si dans les five o clock
de nos précieuses on s’occupait des pauvres coupletiers de la Lice Chansonnière.
Et cet Hippolyte Raullot a disparu sans avoir ameuté les reporters, ceux qui se sont abattus sur Maupassant comme sauterelles. Et cela continue ! Chaque jour, inévitablement, les commentaires sur la santé de Guy de Maupassant. On a même ouvert, dans les journaux, une rubrique spéciale. Pauvre admirable écrivain ! s il lit un jour tout ce qui aura été écrit sur lui, ce n’est pas cela qui le rendra moins pessimiste ! Il y a bien des larmes de crocodiles versées dans l’encre de ses confrères.
En attendant, les libraires mettent à l’étalage ses chefs-d’œuvre, Pierre et Jean, Notre Cœur, le
Horla, Mademoiselle Fi fi, et j’ai surpris un mauvais sourire sur les lèvres de plus d’un camarade, comme si derrière ce sourire se cachait cette bonne petite pensée :
— Quelle réclame !
Cette bonne petite pensée me l ait songer au chien de d’Ennery, l’auteur des Deux Orphelines. Mme d Ennery a un chien quelle adoré. C’est sa chère petite
bête, qui a mal à sa chère petite patte, qui inquiète sa maîtresse avec sa chère petite toux.
Un jour le chien, poussé peut-être par un serviteur maladroit, dégringole dans l’escalier et pousse des cris désespérés.
— Mon Dieu ! qu’est-ce donc ? s’écrie Mmc d Ennery.
— Rien, ce n’est rien, répond le dramaturge. C’est ton chien qui vient de faire sa chère petite culbute !
Il aura entendu de son lit les applaudissements qui ont accueilli la reprise des Deux Orphelines.
Ah! les novateurs! Ils raillent le vieux jeu et le vieux jeu fait rire et fait verser des larmes! Vive le mélodrame oii Margot a pleuré !
— C’est un mélodrame, disait-on du tableau de Ch. L. Millier, l’Appel des Condamnés sous la Ter
reur — et l’on croyait avoir condamné pour jamais cette page d’une couleur contestable mais d’un arrangement puissant et saisissant. Il y a là un An
dré Chénier qui a ému presque autant de gens que la petite orpheline de d’Ennery chantant sous la neige : O ma tendre musette!
Ch. L. Millier fut donc catalogué ainsi : peintre mélodramatique. Il vient de mourir. On lui a rendu un peu plus de justice. C’était un homme aimable, à tournure d’officier général, et qui demeura toute sa vie fidèle à la peinture d histoire. Il voulut un jour donner un pendant à son tableau célèbre, VAp
pel des Condamnés, et il peignit une immense toile représentant des soldats de l empire venant de dé
fendre Paris en 1814 et ramenant des prisonniers alliés sur les boulevards, devant la Porte-Saint- Denis. Défilé épique de grognards en lambeaux et que la foule des bourgeois acclamait en les voyant passer, noirs de poudre et sanglants. Mais la toile
s’appelait : Vive Vempereur! Et la politique s’en mêla. Ch. Millier, le peintre mélodramatique, fut classé parmi les peintres réactionnaires.
Il avait pourtant autrefois dessiné .une admirable
figure de la république, une figure qui fit sensation aux étalages des marchands de lithographies et qui est demeurée célèbre. C’est une belle fille brune, aux traits réguliers et calmes, les cheveux dénoués tombant sur des épaules superbes et tenant de ses mains exquises des fers brisés.
La femme qui servit de modèle à Ch. L. Millier pour cette figure a son histoire. C’était une jolie juive qui ne posait que pour Muller. Elle avait un fiancé, ouvrier républicain, qui en 52 fit le coup de feu contre le coup d’Etat. Arrêté, déporté, la pau
vre fille n’entendait plus parler de lui, sa tête s’exaltait, sa raison s’égara.
Un jour, devant la voiture du prince-président, devenu empereur, une belle fille se dressa, les che
veux dénoués, et se jeta au devant des chevaux que le cocher put maintenir.
— Rendez-moi mon Jacques ! criait cette fille. Rendez-le-moi. Vous me le devez. C’est moi qui suis la République.
On s’empara de la malheureuse. Et, tandis que les agents la conduisaient au poste, elle répétait :
— Je suis la République ! La République ! Demandez à M. Muller !...
Comment a-t-elle fini ? Je n en sais rien. A la Salpétrière sans doute.
Lui, le peintre, continua àrester l’auteur de l’Appel des Condamnés. Longtemps même ce tableau, retiré des galeries du Luxembourg, fit un stage dans les greniers ou les couloirs du musée de Versailles avant de. trouver enfin un pan de mur où l’on pût l’accrocher. Il est à Versailles enfin, dans je ne sais
quelle salle, et je crois même qu il a pour titre sur le livret : l’Appel des Condamnés de Thermidor. Je m’étonne que ceux qui ont demandé qu’on interdît le drame de M. Victorien Sardou ne demandent pas aussi qu’on décroche le tableau de Ch. L. Mill
ier. Quand la politique s’en mêle, où pourrait-elle s arrêter ?
Un autre mort de la semaine, le ténor Chollet, ne s’est du moins jamais mêlé de politique. Il créa le Postillon de Longjumeau. Quand on pense que le chanteur Chollet vivait encore! Il était né au dixhuitième siècle, et on pourrait croire que le Postillon de Longjumeau datait du temps passé :
Ah ! qu il est beau,
Qu il est beau, qu’il est beau, Le postillon de Longjumeau!
On sait que Chollet s était retiré à Nemours, oii ont fini Bressant, Adolphe Dupuis, oii vit encore Geffroy, le Chatterton de Vigny. Chollet venait de temps en temps à Paris, malgré son âge. Il avait rêvé de chanter encore, pour quelques amis, lePosfillon, lorsqu’il serait centenaire. Il le fredonnait encore, mais railleusement, et en modifiant ironiquement les paroles :
Ah ! qu’il est vieux,
Qu il est vieux, qu il est vieux, Le Postillon, grands dieux,
Grands dieux!
On a remarqué que les gens de théâtre vivent fort vieux, du reste. La gymnastique quotidienne qu’ils se donnent les soutient peut-être. Et c’est sans doute pourquoi les gens du monde tiennent tant à marcher sur les brisées des comédiens. Affaire de santé. Cela entraîne et cela conserve.
N’est-ce pas un curieux signe des temps, en effet, que, tandis que des acteurs titrés, authenti
qués par d Hozier, jouent au château de Bonnelles un drame de M. Frédéric Febvre : Blanches Mains le comédien feuilletant, pour distribuer sa pièce,
l’armorial de France), Mrae la duchesse d’Uzès se rende au Gymnase pour régler la mise en scène d un rally-paper dans le Monde où l’on flirte? Mme la duchesse d’Uzès prend un comédien pour régisseur, et M. Koning choisit la duchesse comme régisseur. Y a-t-il quelque chose de plus fin de seècle, pour nous servir encore de cette expression qui devient bête et qui, d’ailleurs, est vieille de soixante ans?
Le père de M. de Kératry a publié, vers 1830, un roman intitulé Fin de siècle, et M. de Kératry fils n’a pas réclamé la propriété du terme, lui qui, cependant, fait campagne pour la propriété littéraire.
Un joli mot à propos d’une mère énorme, qui veille sur la vertu de sa fille, une jeune et jolie comédienne.
On l’a appelée : La Barrière de l’Etoile !
Rastignac.
COURRIER DE PARIS
— Avec ses poêles? a dit un concurrent qui ne pardonne pas le succès.
Non. M. de Choubersky s’est tiré un coup de revolver au cœur, et c’est encore un incident franco-russe. Du reste, on ne parle que de né
vroses et de malaclies mentales. M. Charcot pré
tend que tous les gens de lettres sont destinés à devenir plus ou moins fous et, tandis que les jour
naux accusent la police et les médecins d’avoir arrêté et séquestré M118 Dourche, qui n’est pas folle, disent-ils, d autres demandent pourquoi l on se dispose à juger Anastay puisqu’il est fou.
C’est-à-dire—je ne sais trop comment me faire bien comprendre — qu’il n’y aurait, en ce monde,
de raisonnables que les aliénés et d’aliénés que les criminels. Il suffirait, pour être déclaré dément,
d’avoir assassiné quelque vieille femme, et pour être regardé comme parfaitement sain d’avoir eu quelques accès de folie furieuse, comme Mlle Dour
che. Les médecins aliénistes voient des aliénés partout, et le vulgaire n’en voit nulle part. Ces malheurs privés causent, du reste, des perturba
tions publiques. Depuis l’internement de Maupassant, bien des gens, pour paraître savants, ont essayé de mettre le nez dans les deux gros volumes des Maladies Mentales de Baillarger et l’on parle couramment de la paralysie générale aux five o’ dock.
— Le docteur Charcot me disait... — Le docteur Luys affirme...
— J’ai consulté M. Bail, et il m’a dit...
Tels sont les aimables sujets de conversation de l heure présente. Cela remplace le jeu des petits papiers et la causerie, un peu vulgaire, sur les modes nouvelles.
— M. de Choubersky était-il fou? — Anastay est-il responsable?
Il y a des gens qui cherchent à résoudre ces problèmes, au coin de la cheminée. D’autres écrivent à M. Lombroso le criminaliste italien, et lui poussent clés colles, comme on dit au baccalauréat. M. Lom
broso ne s’émeut pas. Il répond en disant que tous les gens un peu artistes sont des dégénérés. Ne vous effrayez pas du mot. Il est tout scientifique et n’a rien d’insolent. Du reste, ces médecins aliénistes ne respectent rien, pas même le génie.
Je causais avec l’un d’eux de Victor Hugo.
— Hugo? me dit le docteur L... Oh ! je connais son cas!
— Comment, son cas?
— Oui, je l’ai bien étudié. Victor Hugo était un hydrocéphale guéri!
Ayez donc écrit Notre-Dame de Paris, les Feuilles d’auwmne et la Légende des siècles, pour être aux yeux d’un médecin spécialiste — quoi? je n’ose le répéter : un hydrocéphale guéri !
Paris semble n’avoir, au surplus, à s’occuper que de choses mystérieuses. Nous avons, rue Ducouëdic, du côté de Montrouge, une maison hantée. Le bon Angelo, de Victor Hugo justement, disait avec des frémissements de terreur en pensant au Conseil des Dix :
— Il est partout et, la nuit, quand je m’éveille, f entends des pas dans mon mur!
Une bonne dame, qui habite rue Ducouëdic, entend des esprits frappeurs dans ses meubles et voit se promener, à travers sa chambre, ses bahuts et ses canapés.
Elle a mandé le commissaire :
— Monsieur le commissaire, ma demeure est hantée. Je suis la victime des esprits. Voyez plutôt.
Et le commissaire a vu, en effet, des chaises pirouetter et des boules de cuivre voleter à travers la chambre. Ces chaises et ces boules ne volti
geaient pas toutes seules. Qui les animait? Un farceur, pensait le commissaire. Le diable en per
sonne, prétendait la vieille femme. Le commissaire a dressé un procès-verbal, et il est bien et duement constaté sur papier t imbré qu’en l’an de grâce 1892 une maison peut être réputée comme hantée sans que le ridicule la fasse écrouler.
De bonnes gens hochent la tête et disent : — Il y a des revenants, rue Ducouëdic !
En vérité, la bêtise humaine n’a pas de limites. Le Sar Peladan et autres mages à la mode, comme
M. Papus, ont un peu travaillé, de leur côté, à bouleverser les cervelles. Ma foi, ce chansonnier qui se tuait la semaine dernière — tout comme M. Chou
bersky — et qui rimait, avant d’en finir, une lettre de faire-part destinée à tous les membres de la Lice Chansonnière, ses confrères, ce pauvre Hip
polyte Rau itor, dont h; nom restera peut-être comme celui d un bonmourant, était sinon plus raisonnable du moins plus gai.
On ne l’a pas assez lue, cette lettre de faire-part, d’un Gaulois qui part en chantant :
[Aux camarades de la Lice.
Aujourd’hui j’ai quitté la vie;. Demain l’on doit me renfermer
Dans la tombe où j’attends ma mie Et je viens vous en informer.
Venez tous, mes cliers camarades, Me conduire au clos toujours vert, Lieu de suprêmes embrassades,
Chez le Voisin d Eugène Imbert. C est là que ma Muse tarie Va dormir éternellement.
D’avance, je vous remercie
Dans un dernier embrassement.
H. Raullût.
de la Lice Chansonnière.
TJ, rue Giroux, à Grenelle.
Voilà, ou je me trompe, un pessimiste gai! Il se tue et il attend sa mie. Il termine son existence par un refrain. Il envoie aux amis sa dernière chanson. Etait-il fou? Etait-il sage? Encore une question à traiter dans un five o clock si dans les five o clock
de nos précieuses on s’occupait des pauvres coupletiers de la Lice Chansonnière.
Et cet Hippolyte Raullot a disparu sans avoir ameuté les reporters, ceux qui se sont abattus sur Maupassant comme sauterelles. Et cela continue ! Chaque jour, inévitablement, les commentaires sur la santé de Guy de Maupassant. On a même ouvert, dans les journaux, une rubrique spéciale. Pauvre admirable écrivain ! s il lit un jour tout ce qui aura été écrit sur lui, ce n’est pas cela qui le rendra moins pessimiste ! Il y a bien des larmes de crocodiles versées dans l’encre de ses confrères.
En attendant, les libraires mettent à l’étalage ses chefs-d’œuvre, Pierre et Jean, Notre Cœur, le
Horla, Mademoiselle Fi fi, et j’ai surpris un mauvais sourire sur les lèvres de plus d’un camarade, comme si derrière ce sourire se cachait cette bonne petite pensée :
— Quelle réclame !
Cette bonne petite pensée me l ait songer au chien de d’Ennery, l’auteur des Deux Orphelines. Mme d Ennery a un chien quelle adoré. C’est sa chère petite
bête, qui a mal à sa chère petite patte, qui inquiète sa maîtresse avec sa chère petite toux.
Un jour le chien, poussé peut-être par un serviteur maladroit, dégringole dans l’escalier et pousse des cris désespérés.
— Mon Dieu ! qu’est-ce donc ? s’écrie Mmc d Ennery.
— Rien, ce n’est rien, répond le dramaturge. C’est ton chien qui vient de faire sa chère petite culbute !
Il aura entendu de son lit les applaudissements qui ont accueilli la reprise des Deux Orphelines.
Ah! les novateurs! Ils raillent le vieux jeu et le vieux jeu fait rire et fait verser des larmes! Vive le mélodrame oii Margot a pleuré !
— C’est un mélodrame, disait-on du tableau de Ch. L. Millier, l’Appel des Condamnés sous la Ter
reur — et l’on croyait avoir condamné pour jamais cette page d’une couleur contestable mais d’un arrangement puissant et saisissant. Il y a là un An
dré Chénier qui a ému presque autant de gens que la petite orpheline de d’Ennery chantant sous la neige : O ma tendre musette!
Ch. L. Millier fut donc catalogué ainsi : peintre mélodramatique. Il vient de mourir. On lui a rendu un peu plus de justice. C’était un homme aimable, à tournure d’officier général, et qui demeura toute sa vie fidèle à la peinture d histoire. Il voulut un jour donner un pendant à son tableau célèbre, VAp
pel des Condamnés, et il peignit une immense toile représentant des soldats de l empire venant de dé
fendre Paris en 1814 et ramenant des prisonniers alliés sur les boulevards, devant la Porte-Saint- Denis. Défilé épique de grognards en lambeaux et que la foule des bourgeois acclamait en les voyant passer, noirs de poudre et sanglants. Mais la toile
s’appelait : Vive Vempereur! Et la politique s’en mêla. Ch. Millier, le peintre mélodramatique, fut classé parmi les peintres réactionnaires.
Il avait pourtant autrefois dessiné .une admirable
figure de la république, une figure qui fit sensation aux étalages des marchands de lithographies et qui est demeurée célèbre. C’est une belle fille brune, aux traits réguliers et calmes, les cheveux dénoués tombant sur des épaules superbes et tenant de ses mains exquises des fers brisés.
La femme qui servit de modèle à Ch. L. Millier pour cette figure a son histoire. C’était une jolie juive qui ne posait que pour Muller. Elle avait un fiancé, ouvrier républicain, qui en 52 fit le coup de feu contre le coup d’Etat. Arrêté, déporté, la pau
vre fille n’entendait plus parler de lui, sa tête s’exaltait, sa raison s’égara.
Un jour, devant la voiture du prince-président, devenu empereur, une belle fille se dressa, les che
veux dénoués, et se jeta au devant des chevaux que le cocher put maintenir.
— Rendez-moi mon Jacques ! criait cette fille. Rendez-le-moi. Vous me le devez. C’est moi qui suis la République.
On s’empara de la malheureuse. Et, tandis que les agents la conduisaient au poste, elle répétait :
— Je suis la République ! La République ! Demandez à M. Muller !...
Comment a-t-elle fini ? Je n en sais rien. A la Salpétrière sans doute.
Lui, le peintre, continua àrester l’auteur de l’Appel des Condamnés. Longtemps même ce tableau, retiré des galeries du Luxembourg, fit un stage dans les greniers ou les couloirs du musée de Versailles avant de. trouver enfin un pan de mur où l’on pût l’accrocher. Il est à Versailles enfin, dans je ne sais
quelle salle, et je crois même qu il a pour titre sur le livret : l’Appel des Condamnés de Thermidor. Je m’étonne que ceux qui ont demandé qu’on interdît le drame de M. Victorien Sardou ne demandent pas aussi qu’on décroche le tableau de Ch. L. Mill
ier. Quand la politique s’en mêle, où pourrait-elle s arrêter ?
Un autre mort de la semaine, le ténor Chollet, ne s’est du moins jamais mêlé de politique. Il créa le Postillon de Longjumeau. Quand on pense que le chanteur Chollet vivait encore! Il était né au dixhuitième siècle, et on pourrait croire que le Postillon de Longjumeau datait du temps passé :
Ah ! qu il est beau,
Qu il est beau, qu’il est beau, Le postillon de Longjumeau!
On sait que Chollet s était retiré à Nemours, oii ont fini Bressant, Adolphe Dupuis, oii vit encore Geffroy, le Chatterton de Vigny. Chollet venait de temps en temps à Paris, malgré son âge. Il avait rêvé de chanter encore, pour quelques amis, lePosfillon, lorsqu’il serait centenaire. Il le fredonnait encore, mais railleusement, et en modifiant ironiquement les paroles :
Ah ! qu’il est vieux,
Qu il est vieux, qu il est vieux, Le Postillon, grands dieux,
Grands dieux!
On a remarqué que les gens de théâtre vivent fort vieux, du reste. La gymnastique quotidienne qu’ils se donnent les soutient peut-être. Et c’est sans doute pourquoi les gens du monde tiennent tant à marcher sur les brisées des comédiens. Affaire de santé. Cela entraîne et cela conserve.
N’est-ce pas un curieux signe des temps, en effet, que, tandis que des acteurs titrés, authenti
qués par d Hozier, jouent au château de Bonnelles un drame de M. Frédéric Febvre : Blanches Mains le comédien feuilletant, pour distribuer sa pièce,
l’armorial de France), Mrae la duchesse d’Uzès se rende au Gymnase pour régler la mise en scène d un rally-paper dans le Monde où l’on flirte? Mme la duchesse d’Uzès prend un comédien pour régisseur, et M. Koning choisit la duchesse comme régisseur. Y a-t-il quelque chose de plus fin de seècle, pour nous servir encore de cette expression qui devient bête et qui, d’ailleurs, est vieille de soixante ans?
Le père de M. de Kératry a publié, vers 1830, un roman intitulé Fin de siècle, et M. de Kératry fils n’a pas réclamé la propriété du terme, lui qui, cependant, fait campagne pour la propriété littéraire.
Un joli mot à propos d’une mère énorme, qui veille sur la vertu de sa fille, une jeune et jolie comédienne.
On l’a appelée : La Barrière de l’Etoile !
Rastignac.
COURRIER DE PARIS