PETITE COMÉDIE HUMAINE
Vous souvient-il du scandale que fit le mariage de Roberjon dans le cercle de sa famille? Une femme
divorcée — un des premiers divorces prononcés — et sur qui il y avait fort à dire... quoi? on ne savait pas, bien au juste, mais enfîii il y avait quelque chose, beaucoup de choses même. Sans doute, en se mettant dans les lettres, Roberjon avait perdu quelques préjugés. Toutefois, de la part d’un jour
naliste conservateur, ferme soutien des traditions et des principes de la vieille France religieuse et monarchique, publiciste de revues, y compris celle qu’on appelle la Revue tout court, la seule, Tuni
que, on eût été en droit d’espérer plus de respect des convenances. Avec cela bien né, d’ancienne fa
mille de robe, et, outre ce que lui donnait sa plume, une très jolie fortune personnelle... c’était vraiment bien la peine d’avoir attendu si tard pour se désho
norer par un pareil mariage ! Aussi bien, il avait des collatéraux tout prêts à recueillir son héritage, et on se fût fort bien accommodé de le voir rester garçon. Mais tromper ces espérances pour épouser une aventurière sans le sou, qui lui apportait en dot deux grands enfants... Car elle avait obtenu le divorce à son profit, il est vrai ; son mari, le pein
tre Boissieu, avait eu des torts graves et publics.
Cependant, avec ce qu’elle avait elle-même sur la conscience, elle aurait dû en supporter bien davan
tage, par reconnaissance pour l’homme qui avait fait d elle une honnête femme.
C’était donc d’avant son premier mariage que dataient les écorniflures à sa réputation? On n’aurait pas pu dire le pourquoi et le comment, mais il suintait des soupçons. D’ailleurs, antérieurement au divorce, le second mari avait été longtemps l’ami de la maison, et cela n’était pas très clair, ou plu
tôt ce l’était trop. Bref, la sœur de Roberjon et ses deux belles-sœurs, sa vieille tante et ses cinq cou
sines, refusèrent de voir sa femme, et ce fut une brouille complète, dont il ne prit guère de souci, portant aux siens une médiocre tendresse, et ayant accoutumé de ne consulter que ses désirs pour la gouverne de sa vie.
Au bout de plusieurs années le hasard d’une rencontre à dîner le mit en contact avec une de ses nièces à la mode de Bretagne, assez nouvellement mariée. On les nomma sans connaître la parenté, et, comme les sexes étaient partagés inégalement,
la jeune femme se trouva voisine de table de Mme Roberjon.
Très aimable et très séduisante Mme Roberjon, dans la beauté mûre de sa quarantième année, mise en valeur par de s-avants artifices de toilette et par une volonté de plaire que trahissait chacune de ses paroles et de ses attitudes. Pas l ombre de coquetterie pourtant, et l’intention visible de conqué
rir les femmes bien plutôt que les hommes. Des façons insinuantes sans en avoir l’air, enveloppées de cordialité, de rondeur, d’une sorte de gracieuse bonhomie d’apparence très franche, qui était tout à fait prenante. Dans tout cela quelque chose d’un peu voulu aux yeux de 1 observateur subtil, qui y eût discerné aussi un je ne sais quoi de vaguement inquiet, de légèrement tendu,inconnu auxpersonnes assises dans une situation carrée et nette.
Ce n’était pas sa voisine qui en aurait deviné si long. Gentille petite femme, Mm* d’Argentol, mais toute jeunette et sans malice, avec de timides aspi
rations à être dans le train, par esprit de réaction
contre les idées de l’autre monde dans lesquelles était empêtré son milieu. Comme tous les timides elle avait parfois des audaces déconcertantes, qui renversaient sa famille, et dont son mari ne fai
sait que s’amuser, étant joyeux compagnon et d humeur indulgente. Antoinette donc, sans en cher
cher plus long, trouva Mme Roberjon charmante, d’autant plus que celle-ci se mit en grands frais
pour elle. -Naturellement le lien qui les unissait s’était découvert après les premiers mots échangés. Loin d’en être refroidie, la petite femme y trouva
un redoublement d’intérêt pour cette personne dont elle avait ouï parler comme de l’Antéchrist. Il n’est pas rare que les très honnêtes femmes éprouvent
de l’inclination pour celles de vertu douteuse. Cela s’explique assez. C’est parce qu’on est aimable qu’on est aimée, et c’est parce qu’on est aimée qu’on aime... le plus souvent où il ne faudrait pas. Or le charme est un dans son essence, et celui qui séduit les hommes exerce aussi bien son attrait
sur les femmes, sur celles surtout qui sont tout instinctives et s’abandonnent comme les enfants à un penchant irréfléchi.
Rien d’ailleurs de Mme Roberjon ne fut de nature à effaroucher une jeune mariée, qui, quoique fort disposée à s’émanciper, n’était pas encore très har
die dans son vol. Mais elle avait quelque chose de plus vivant, de plus en dehors, de plus lâché pour ainsi dire dans ses propos, que ce qu’Antoinette avait l’habitude de voir chez les femmes figées de son entourage, tout en conservant une tenue parfaite et une stricte correction.
Au sortir de la table, Roberjon s approcha de sa jeune parente qu’il connaissait à peine, n ayant ja
mais fait grande attention aux pensionnaires-, ce qu’elle était encore au moment de la rupture. Pour la première fois de sa vie elle causait avec un homme de lettres presque célèbre, et élle en fut toute enorgueillie. Elle ne les quitta pas de toute la soirée. Etant venue sans son mari, absent pour un voyage d’affaires, elle accepta l offre qu’ils lui fi
rent de la remettre à sa porte avec leur voiture, et on se sépara en protestant qu’on se visiterait bientôt.
Le samedi suivant, qui. était le jour de Mme d’Argentol, elle vit arriver sa cousine Roberjon. Très flattée d avoir été prévenue par une personne aussi brillante, et de beaucoup son aînée, elle l embrassa gentiment, et il semblait qu’elles se fussent tou
jours connues. Aussi if hésita-t-elle pas une seconde à répondre affirmativement à une invitation à dîner, contrairement à l’habitude enfantine qu elle avait de consulter son mari en toutes choses. Georges serait de retour, ce jour-là, et elle ne doutait pas du plaisir qu il aurait, à, faire connaissance avec eux.
Dans les vingt-quatre heures qui suivirent sa. rentrée au foyer conjugal, M. d Argentol n’entendit
parler que des Roberjon. Nous sommes ainsi, pour des gens que nous ne connaissions pas la veille, comme l enfant ne joue qu’avec le dernier jouet qu on lui a donné. Georges ne possédait que des notions assez vagues sur les dissensions intes
tines de la famille de sa femme, et connaissant peu le monde des arts et des lettres, auquel Mme Ro
berjon appartenait par ses deux mariages, il n’avait pas eu occasion de préciser des insinuations déso
bligeantes sur un sujet , qui ne l intéressait guère, n aimant point les potins et fort sceptique au re
gard de tout ce qui se dit, à force d’en avoir ouï dire. Sans préjugé sur la question du divorce, dési
reux d’être agréable à sa femme, enchanté qu’elle eût trouvé une intimité pour l’occuper pendant les fréquents veuvages auxquels la condamnaient les fonctions d’un mari inspecteur des finances, insou
ciant par nature et acceptant volontiers ce qui se présentait, sans y chercher la petite bête, il n’eut aucune objection contre ces relations nouvelles, si bien qu’un commerce étroit s’établit entre les deuxménages.
Une fois-par semaine on dînait les uns chez les autres, et pour rien au monde Antoinette, n’eût manqué les dimanches soir des Roberjon. Dans le petit hôtel ,de la rue d’Athènes, où dominait l’élé
ment masculin,-elle connut des artistes, des écrivains, des personnalités marquantes ou singulières,
ce qui la ravissait d’aise. Elle faisait des tournées de magasins avec sa pseudo-tante, qu’elle appelait tendrement par son petit nom d’Hortense ; elle était pilotée par elle dans des ateliers, à des vernissages, à des répétitions générales, divertissements peu connus dans le monde de magistrats, d’ingénieurs, de fonctionnaires, où elle avait été élevée et où elle s’était mariée, et elle y prenait tin plaisir extrême,
Naturellement, elle se garda d’abord d informer sa mère, ses tantes et ses cousines de cette récon
ciliation. D’Argentol, qui trouvait sa belle-famille ennuyeuse à crier et sa belle-mère infiniment trop mêlante, encourageait volontiers les velléités d’in
dépendance de sa femme, et il jugeait superflu de renseigner les autres sur ce qui se passait chez lui. Néanmoins, cela.finit par se savoir, car enfin on ne disait rien, mais on ne faisait pas de cachotteries. Ce fut un concert de clameurs indignées. Mais rien n’est brave comme un poltron, quand pour une fois il a du cœur au ventre. Exaltée par la tendresse passionnée qu’elle avait vouée à la belle Hortense, excitée par une poussée de révolte contre la tutelle familiale, Antoinette se fit le champion de l inno
cence calomniée, avec une crànerie de petit coq en colère. Son mari demeura plus calme, selon son goût pour la conciliation et la paix. Cependant, des coups droits qui lui furent portés personnelle
ment finirent, par le faire sortir de son flegme. Un jour, il déclara péremptoirement qu’il n’aimait pas qu on se mêlât de ses affaires de ménage, qu’il était
seul juge de la convenance des relations de sa femme, et que du moment où il approuvait celle-là personne n’avait à y redire.
— D’ailleurs quoi? ajouta-t-il... Qu’est-ce que vous avez contre Mme Roberjon?... S il y a quelque chose, dites-le carrément, à la fin.
Et comme on ne lui répondait que par les vagues propos éternellement ressassés :
— Bon, bon, fit-il. S il fallait en croire tout ce qu se raconte sur tous, on ne verrait personne, y com
pris soi-même... Je ne m’occupe pas de ces ragots de portières... La vérité, n’est-Ce pas, c est que ce mariage vous a embêtés à cause de la bonne succession qui allait sortir de la famille?... En somme, le seul fait net et précis, c est qu’elle est divorcée.
Eh bien, il faut s’y faire, quoi que vous en pensiez. Le divorce est une chose légale et régulière, et ce n est pas moi qui contribuerai à perpétuer ce pré
jugé imbécile. Comme si c’était la faute d’une femme si elle a eu le malheur d’épouser un drôle ! Soyez tranquille, conclut-il avec une fatuité de mari adoré, cela ne donnera pas à votre fille l envie d’en faire autant.
Sur ces entrefaites, l été arriva, et d’Argentol dut partir pour une longue tournée d’inspection en Al
gérie. La femme commençait une grossesse ; il ne pouvait donc être question de l’accompagner, avec en outre un petit garçon de dix-huit mois.
Lorsque les Roberjon lui offrirent l’hospitalité dans leur terre de Normandie pour tout le temps qu’il lui ferait plaisir, cela arrivait à pic et fdj ac
cepté avec enthousiasme. Georges en fut vraiment touché, car ce n’est pas une petite affaire d avoir chez soi l’ennui d’un enfant horriblement gâté, sous prétexte de santé délicate, et d une bonne aussi parfaitement insupportable qu’il convient à une ancienne nourrice dévouée. Aussi n eut-il cure des gémissements de sa belle-mère, auprès de qui il n’était pas fâché que sa femme ne passât point le temps de son absence.
Quant à Antoinette, elle nageait dans la joie. Choyée, couvée, dorlotée, elle trouva de plus au sein de sa nouvelle famille une douce satisfaction d’amour-propre. On daignait causer avec elle, on la prenait au sérieux, on discutait ses petites idées innocentes, à quoi jusqu’alors elle n’avait pas été habituée. Une mère autoritaire l’avait toujours trai
tée en bébé, et pour son mari elle était un peu comme un gentil oiseau jaseur- Maintenant elle se sentait quelqu’un et grandie de cent coudées.
Sa félicité aurait été parfaite si le petit Jacques n’avait pris une méningite dont il manqua mourir.
Le père se trouvait alors aux confins du Sahara; le temps qu’il fût prévenu et qu’il arrivât, il aurait fallu quinze jours. Dans sa détresse, la pauvre petite femme se retourna vers sa mère, et, la ten
dresse de l aïeule triomphant des préventions de la matrone, celle-ci vint aux Ifs par le premier train. L’enfant eut trois gardes-malade, dont la moins in
telligemment dévouée ne fut pas la maîtresse du logis. Il guérit miraculeusement, et sa grand’mère
Vous souvient-il du scandale que fit le mariage de Roberjon dans le cercle de sa famille? Une femme
divorcée — un des premiers divorces prononcés — et sur qui il y avait fort à dire... quoi? on ne savait pas, bien au juste, mais enfîii il y avait quelque chose, beaucoup de choses même. Sans doute, en se mettant dans les lettres, Roberjon avait perdu quelques préjugés. Toutefois, de la part d’un jour
naliste conservateur, ferme soutien des traditions et des principes de la vieille France religieuse et monarchique, publiciste de revues, y compris celle qu’on appelle la Revue tout court, la seule, Tuni
que, on eût été en droit d’espérer plus de respect des convenances. Avec cela bien né, d’ancienne fa
mille de robe, et, outre ce que lui donnait sa plume, une très jolie fortune personnelle... c’était vraiment bien la peine d’avoir attendu si tard pour se désho
norer par un pareil mariage ! Aussi bien, il avait des collatéraux tout prêts à recueillir son héritage, et on se fût fort bien accommodé de le voir rester garçon. Mais tromper ces espérances pour épouser une aventurière sans le sou, qui lui apportait en dot deux grands enfants... Car elle avait obtenu le divorce à son profit, il est vrai ; son mari, le pein
tre Boissieu, avait eu des torts graves et publics.
Cependant, avec ce qu’elle avait elle-même sur la conscience, elle aurait dû en supporter bien davan
tage, par reconnaissance pour l’homme qui avait fait d elle une honnête femme.
C’était donc d’avant son premier mariage que dataient les écorniflures à sa réputation? On n’aurait pas pu dire le pourquoi et le comment, mais il suintait des soupçons. D’ailleurs, antérieurement au divorce, le second mari avait été longtemps l’ami de la maison, et cela n’était pas très clair, ou plu
tôt ce l’était trop. Bref, la sœur de Roberjon et ses deux belles-sœurs, sa vieille tante et ses cinq cou
sines, refusèrent de voir sa femme, et ce fut une brouille complète, dont il ne prit guère de souci, portant aux siens une médiocre tendresse, et ayant accoutumé de ne consulter que ses désirs pour la gouverne de sa vie.
Au bout de plusieurs années le hasard d’une rencontre à dîner le mit en contact avec une de ses nièces à la mode de Bretagne, assez nouvellement mariée. On les nomma sans connaître la parenté, et, comme les sexes étaient partagés inégalement,
la jeune femme se trouva voisine de table de Mme Roberjon.
Très aimable et très séduisante Mme Roberjon, dans la beauté mûre de sa quarantième année, mise en valeur par de s-avants artifices de toilette et par une volonté de plaire que trahissait chacune de ses paroles et de ses attitudes. Pas l ombre de coquetterie pourtant, et l’intention visible de conqué
rir les femmes bien plutôt que les hommes. Des façons insinuantes sans en avoir l’air, enveloppées de cordialité, de rondeur, d’une sorte de gracieuse bonhomie d’apparence très franche, qui était tout à fait prenante. Dans tout cela quelque chose d’un peu voulu aux yeux de 1 observateur subtil, qui y eût discerné aussi un je ne sais quoi de vaguement inquiet, de légèrement tendu,inconnu auxpersonnes assises dans une situation carrée et nette.
Ce n’était pas sa voisine qui en aurait deviné si long. Gentille petite femme, Mm* d’Argentol, mais toute jeunette et sans malice, avec de timides aspi
rations à être dans le train, par esprit de réaction
contre les idées de l’autre monde dans lesquelles était empêtré son milieu. Comme tous les timides elle avait parfois des audaces déconcertantes, qui renversaient sa famille, et dont son mari ne fai
sait que s’amuser, étant joyeux compagnon et d humeur indulgente. Antoinette donc, sans en cher
cher plus long, trouva Mme Roberjon charmante, d’autant plus que celle-ci se mit en grands frais
pour elle. -Naturellement le lien qui les unissait s’était découvert après les premiers mots échangés. Loin d’en être refroidie, la petite femme y trouva
un redoublement d’intérêt pour cette personne dont elle avait ouï parler comme de l’Antéchrist. Il n’est pas rare que les très honnêtes femmes éprouvent
de l’inclination pour celles de vertu douteuse. Cela s’explique assez. C’est parce qu’on est aimable qu’on est aimée, et c’est parce qu’on est aimée qu’on aime... le plus souvent où il ne faudrait pas. Or le charme est un dans son essence, et celui qui séduit les hommes exerce aussi bien son attrait
sur les femmes, sur celles surtout qui sont tout instinctives et s’abandonnent comme les enfants à un penchant irréfléchi.
Rien d’ailleurs de Mme Roberjon ne fut de nature à effaroucher une jeune mariée, qui, quoique fort disposée à s’émanciper, n’était pas encore très har
die dans son vol. Mais elle avait quelque chose de plus vivant, de plus en dehors, de plus lâché pour ainsi dire dans ses propos, que ce qu’Antoinette avait l’habitude de voir chez les femmes figées de son entourage, tout en conservant une tenue parfaite et une stricte correction.
Au sortir de la table, Roberjon s approcha de sa jeune parente qu’il connaissait à peine, n ayant ja
mais fait grande attention aux pensionnaires-, ce qu’elle était encore au moment de la rupture. Pour la première fois de sa vie elle causait avec un homme de lettres presque célèbre, et élle en fut toute enorgueillie. Elle ne les quitta pas de toute la soirée. Etant venue sans son mari, absent pour un voyage d’affaires, elle accepta l offre qu’ils lui fi
rent de la remettre à sa porte avec leur voiture, et on se sépara en protestant qu’on se visiterait bientôt.
Le samedi suivant, qui. était le jour de Mme d’Argentol, elle vit arriver sa cousine Roberjon. Très flattée d avoir été prévenue par une personne aussi brillante, et de beaucoup son aînée, elle l embrassa gentiment, et il semblait qu’elles se fussent tou
jours connues. Aussi if hésita-t-elle pas une seconde à répondre affirmativement à une invitation à dîner, contrairement à l’habitude enfantine qu elle avait de consulter son mari en toutes choses. Georges serait de retour, ce jour-là, et elle ne doutait pas du plaisir qu il aurait, à, faire connaissance avec eux.
Dans les vingt-quatre heures qui suivirent sa. rentrée au foyer conjugal, M. d Argentol n’entendit
parler que des Roberjon. Nous sommes ainsi, pour des gens que nous ne connaissions pas la veille, comme l enfant ne joue qu’avec le dernier jouet qu on lui a donné. Georges ne possédait que des notions assez vagues sur les dissensions intes
tines de la famille de sa femme, et connaissant peu le monde des arts et des lettres, auquel Mme Ro
berjon appartenait par ses deux mariages, il n’avait pas eu occasion de préciser des insinuations déso
bligeantes sur un sujet , qui ne l intéressait guère, n aimant point les potins et fort sceptique au re
gard de tout ce qui se dit, à force d’en avoir ouï dire. Sans préjugé sur la question du divorce, dési
reux d’être agréable à sa femme, enchanté qu’elle eût trouvé une intimité pour l’occuper pendant les fréquents veuvages auxquels la condamnaient les fonctions d’un mari inspecteur des finances, insou
ciant par nature et acceptant volontiers ce qui se présentait, sans y chercher la petite bête, il n’eut aucune objection contre ces relations nouvelles, si bien qu’un commerce étroit s’établit entre les deuxménages.
Une fois-par semaine on dînait les uns chez les autres, et pour rien au monde Antoinette, n’eût manqué les dimanches soir des Roberjon. Dans le petit hôtel ,de la rue d’Athènes, où dominait l’élé
ment masculin,-elle connut des artistes, des écrivains, des personnalités marquantes ou singulières,
ce qui la ravissait d’aise. Elle faisait des tournées de magasins avec sa pseudo-tante, qu’elle appelait tendrement par son petit nom d’Hortense ; elle était pilotée par elle dans des ateliers, à des vernissages, à des répétitions générales, divertissements peu connus dans le monde de magistrats, d’ingénieurs, de fonctionnaires, où elle avait été élevée et où elle s’était mariée, et elle y prenait tin plaisir extrême,
Naturellement, elle se garda d’abord d informer sa mère, ses tantes et ses cousines de cette récon
ciliation. D’Argentol, qui trouvait sa belle-famille ennuyeuse à crier et sa belle-mère infiniment trop mêlante, encourageait volontiers les velléités d’in
dépendance de sa femme, et il jugeait superflu de renseigner les autres sur ce qui se passait chez lui. Néanmoins, cela.finit par se savoir, car enfin on ne disait rien, mais on ne faisait pas de cachotteries. Ce fut un concert de clameurs indignées. Mais rien n’est brave comme un poltron, quand pour une fois il a du cœur au ventre. Exaltée par la tendresse passionnée qu’elle avait vouée à la belle Hortense, excitée par une poussée de révolte contre la tutelle familiale, Antoinette se fit le champion de l inno
cence calomniée, avec une crànerie de petit coq en colère. Son mari demeura plus calme, selon son goût pour la conciliation et la paix. Cependant, des coups droits qui lui furent portés personnelle
ment finirent, par le faire sortir de son flegme. Un jour, il déclara péremptoirement qu’il n’aimait pas qu on se mêlât de ses affaires de ménage, qu’il était
seul juge de la convenance des relations de sa femme, et que du moment où il approuvait celle-là personne n’avait à y redire.
— D’ailleurs quoi? ajouta-t-il... Qu’est-ce que vous avez contre Mme Roberjon?... S il y a quelque chose, dites-le carrément, à la fin.
Et comme on ne lui répondait que par les vagues propos éternellement ressassés :
— Bon, bon, fit-il. S il fallait en croire tout ce qu se raconte sur tous, on ne verrait personne, y com
pris soi-même... Je ne m’occupe pas de ces ragots de portières... La vérité, n’est-Ce pas, c est que ce mariage vous a embêtés à cause de la bonne succession qui allait sortir de la famille?... En somme, le seul fait net et précis, c est qu’elle est divorcée.
Eh bien, il faut s’y faire, quoi que vous en pensiez. Le divorce est une chose légale et régulière, et ce n est pas moi qui contribuerai à perpétuer ce pré
jugé imbécile. Comme si c’était la faute d’une femme si elle a eu le malheur d’épouser un drôle ! Soyez tranquille, conclut-il avec une fatuité de mari adoré, cela ne donnera pas à votre fille l envie d’en faire autant.
Sur ces entrefaites, l été arriva, et d’Argentol dut partir pour une longue tournée d’inspection en Al
gérie. La femme commençait une grossesse ; il ne pouvait donc être question de l’accompagner, avec en outre un petit garçon de dix-huit mois.
Lorsque les Roberjon lui offrirent l’hospitalité dans leur terre de Normandie pour tout le temps qu’il lui ferait plaisir, cela arrivait à pic et fdj ac
cepté avec enthousiasme. Georges en fut vraiment touché, car ce n’est pas une petite affaire d avoir chez soi l’ennui d’un enfant horriblement gâté, sous prétexte de santé délicate, et d une bonne aussi parfaitement insupportable qu’il convient à une ancienne nourrice dévouée. Aussi n eut-il cure des gémissements de sa belle-mère, auprès de qui il n’était pas fâché que sa femme ne passât point le temps de son absence.
Quant à Antoinette, elle nageait dans la joie. Choyée, couvée, dorlotée, elle trouva de plus au sein de sa nouvelle famille une douce satisfaction d’amour-propre. On daignait causer avec elle, on la prenait au sérieux, on discutait ses petites idées innocentes, à quoi jusqu’alors elle n’avait pas été habituée. Une mère autoritaire l’avait toujours trai
tée en bébé, et pour son mari elle était un peu comme un gentil oiseau jaseur- Maintenant elle se sentait quelqu’un et grandie de cent coudées.
Sa félicité aurait été parfaite si le petit Jacques n’avait pris une méningite dont il manqua mourir.
Le père se trouvait alors aux confins du Sahara; le temps qu’il fût prévenu et qu’il arrivât, il aurait fallu quinze jours. Dans sa détresse, la pauvre petite femme se retourna vers sa mère, et, la ten
dresse de l aïeule triomphant des préventions de la matrone, celle-ci vint aux Ifs par le premier train. L’enfant eut trois gardes-malade, dont la moins in
telligemment dévouée ne fut pas la maîtresse du logis. Il guérit miraculeusement, et sa grand’mère