LA PETITE COMÉDIE


L’HYGIÈNE DES GENS DE LETTRES


Scène première.


Dans le cabinet de travail de l’écrivain.


BATIFOL, jeune écrivain, le DOCTEUR.


BATIFOL
Examinez-moi bien, docteur; ne négligez aucun symptôme. Depuis quelque, temps, je suis en proie à un malaise inexprimable. Voilà six mois que j ai commencé un roman : Les incendies du cœur, et je


n’en ai encore écrit que quarante et une lignes et deux tiers environ... Le découragement m envahit...




Parfois, au contraire, j’ai envie de me casser la tête contre les murs... Hier, pendant toute la jour


née, j’ai cherché un adverbe et je n’ai pas pu le trouver... Vous est-il arrivé de ne pas pouvoir trouver un adverbe? Oh ! c’est une horrible angoisse !...
LE DOCTEUR


Nous n’avons pas besoin d’adverbes dans notre profession.


BATIFOL


Vous êtes bien heureux. Enfin, maintenant vous connaissez mon mal... je vous écoute...


LE DOCTEUR


Hum! Je ne serais pas surpris qu’il y eût du surmenage dans votre cas. A quel âge vous êtes-vous mis à faire de la littérature ?


BATIFOL
Vingt-neuf. Et savez-vous, en seize ans, ce que j’ai produit?... Trois cent onze vers, trois nouvelles, dix-huit articles de journaux, un drame en deux actes, sans compter des pensées, des lettres in


times et les quarante et une lignes dont je vous parlais tout à l’heure. N est-ce pas effrayant? Ah! la condition d’écrivain devient épouvantable, docteur.


Nons mourrons tous fous, c’est évident. Quand je pense qu’à une époque, par exemple au dix-sep
tième siècle, il suffisait de faire trois ou quatre petits vaudevilles comme le Misanthrope ou les Femmes savantes, ou bien quelques portraits comme les Caractères de La Bruyère, pour laisser un nom dans l’histoire!
LE DOCTEUR C’était le bon temps.
BATIFOL
Hélas! il ne reviendra plus. Aujourd’hui toute mon œuvre ne m’a même pas rendu célèbre; c’est à peine si je suis connu de tous les esprits d élite...
Et je m’épuise, je me torture, je me vide la moelle épinière. Venez à mon secours, docteur, s il n’est pas trop tard.
LE DOCTEUR, l auscultant.
Il ne l’est pas. Permettez-moi de vous poser quelques questions. L’appétit?
BATIFOL


Excellent : trois repas par jour.


LE DOCTEUR Jamais la migraine?
BATIFOL


Jamais .


LE DOCTEUR Que buvez-vous à vos repas?
BATIFOL
De l’eau rougie.
LE DOCTEUR


Alcool?...


BATIFOL
Un demi petit verre après le café.
LE DOCTEUR
Ce n’est pas trop. Viande saignante?
BATIFOL Le matin.
LE DOCTEUR Vous vous couchez à !...
BATIFOL


Dix heures. Je me lève le lendemain à midi.


LE DOCTEUR
Quatorze heures de sommeil : c’est ce qu’il faut à un homme de lettres à notre époque de surmenage. Et vous travaillez ?
BATIFOL
Vingt minutes tous les jours sans exception, de cinq heures moins le quart à cinq heures cinq.
BATIFOL, enlevant son gant d’armes.
Aurais-jedéjàoublié?Ah ! non... (nécrit.).: Effroyablement la comtesse pâlit... « Ce n’est pas: tout à fait ça...«Mollement, elle pâlit, la comtess e. » Hum ! Hum! « Inopinément, la comtesse devint livide... » Ça n’y est pas encore ! Non... mais j’ai de l’espoir...
LE MAITRE D’ARMES Une dernière botte, monsieur?
BATIFOL
Merci. J’en ai assez pour cette fois... Je vais me faire masser... Apportez-moi une seconde feuille de papier...
(Il se déshabille méthodiquement; puis, quand son dernier vêtement est ôté, va s’étendre sur une planche, le dos en l’air ; devant lui il dispose la feuille de papier, prend son crayon de la main droite et se livre au masseur, un nègre solide.)
LE NÈGRE
Fort ou doucement ?
LE DOCTEUR


Le régime n’est pas mauvais. Ce qui vous manque un pou, c’est l’hygiène. Rappelez-vous ceci : le ta




lent, c’est l’hygiène, Je parie que vous négligez le sport, les armes, le massage, l’hydrothérapie...


I1ATIFOL Je n’ai pas le temps.
LE DOCTEUR
Travaillez quelques minutes de moins, mais prenez une bonne douche sur les reins, régulièrement.
BATIFOL
Je vais commencer ce matin même. Croyez-vous que j’aûrai trouvé mon adverbe ce soir ?...
LE DOCTEUR J’en répondrais presque.
BATIFOL
C’est qu il ne s agit pas du premier adverbe venu. Voici la chose : je veux exprimer que ma héroïne, qui est comtesse, pâlit en entendant un mot.
LE DOCTEUR Diable! ce n’est pas commode.
BATIFOL
Ali! ignorez toujours les tortures de la phrase, docteur ! Vous concevez que je ne peux pas mettre : La comtesse pâlit. Ça ne signifierait rien... Je cher
che... je cherche... néant... supplice! Alors, vous supposez qu avec une douche?...
LE DOCTEUR
Une séance d armes, d’abord. Puis, massage et hydrothérapie... Si l’adverbe ne vous vient pas, je serai bien étonné.
Scène II.
Au gymnase. Une grande salle où l’on fait des armes. Appa
reil à douches dans le fond.
LE MAITRE D’ARMES, apportant des masques, des gants, des fleurets. En garde !
BATIFOL
Allons! et que l’assaut soit terrible! (n se fend.) Touché! mais ça n’a pas d’importance... Touchezmoi tant que vous voudrez!... Touché! Encore tou
ché! bravo! ne vous gênez pas... Fatiguez-moi : il faut que je sue... Aïe! vous m’avez piqué! Tant
mieux! (Il pousse des cris de guerre en se fendant à fond.)
En quarte-! en tiei ce! en seconde! (S’arrêtanttoutàcoup.) Vite! de quoi écrire... Ça vient!
LE MAITRE D’ARMES Qu’est-ce qui vient?
BATIFOL
Dépêchez-vous, morbleu! Je vous demande de quoi écrire... Vite ! vite ! Une plume et de l’encre... ou un crayon... un simple crayon...
LE MAITRE D’ARMES
(Il se précipite et revient avec une feuille de papier et un crayon).
BATIFOL
Très fort. (Le nègre commence à le masser.) Les rcilLS
surtout... Dur sur les reins... Parfait... (il écrit.) « La pâleur brusquement couvrit le visage de la com


tesse... » Brusquement! c’est un adverbe bête...


Massez ferme ! Joseph... Hé là ! attention à ma jambe..-
. LE NÈGRE
Si monsieur veut se mettre sur le dos, maintenant ?
BATIFOL
C’est que ça n’est pas très commode pour écrire... Est-il indispensable que je me place sur le dos?
LE NÈGRE
Il faut masser dans tous les sens, monsieur... Autrement, c’est comme si on ne faisait rien...
Monsieur pourra écrire tout à l’heure quand il sera massé... C’est même la première fois que je vois un client écrire pendant qu’on le niasse... Tous les goûts sont dans la nature, n’est-ce pas, Monsieur ?
BATIFOL
Cette pensée est de moi, c’est une de mes pensées. (Flatté.) Hé ! elles commencent à devenir populaires...
LE NÈGRE
Tournez-vous sur le côté... Parfait... Avec l’habitude, monsieur arrivera à faire tous ces mouvements -1à machina1ement.
BATIFOL, se frappant le front de sa main.
Machinalement ! Tuas dit machinalement, nègre ! Eh bien! tu ne sais pas ce que tu viens de faire? Tu viens de trouver mon adverbe! Machinalement, c’est admirable! Il y a dix francs pour toi... Diable, que je ne le perde pas. (Il interrompt le massage et ins
crit «machinalement» sur la feuille.) « Machinalement pâlit la comtesse ». Il s’en faut d un rien que ce soit ça... d’un rien du tout... que je trouverai sûrement en me faisant doucher... Ce que c’est que le hasard !... Décidément le hasard joue un grand rôle dans la vie. Tiens! mais en voilà encore une de pensée,
(il la note.) Quant à toi, nègre, merci, je t’enverrai un exemplaire de mon rofnan...
LE NÈGRE
Je crois qu une bonne douche glacée va faire du bien à monsieur.
BATIFOL


Tu as raison.


(Il va se poster devant l’appareil.)
LE NÈGRE Êtes-vous prêt?
BATIFOL


Je laisse mon papier là pour ne pas le mouiller.


Va! (Il reçoit la douche et tout à coup s enfuit tout ruisse
lant.) J’y suis! j’y suis! (Écrivant.) « Machinalement, la comtesse se mit à pâlir... » Se mit, c’est inouï... machinalement... sans y faire attention... ob! mer
veilleux! j’ai trouvé... Je reviendrai ici trois fois par semaine... (n se rhabille.)
Alfred Capus.
BATIFOL


A treize ans.


LE DOCTEUR


Et vous en avez?