RAYMOND DESLANDES. — Photographie Nadar.
Et pourtant tous ces gens-là ont eu leur moment de réputation ; tous ont connu les jours du succès au théâtre. Oh! que courte est la gloire des vaudevillistes! Il n’y a que celle des journalistes qui soit plus brève encore.
En 93 le Vaudeville courut grand risque d’être écrasé dans l’œuf. On jouait la Chaste Suzanne de Piis, Barré, Radet et Desfontaines. C’était l’heure où Louis XVI et Marie-Antoinette attendaient sous les verrous l’instruction de leur procès. Il y avait dans la pièce une scène où l’un des personnages disait aux deux vieillards chargeant Suzanne :
— Vous êtes ses accusateurs, vous ne pouvez être ses juges.
Le public saisit l’allusion au vol; applaudissements et sifflets partirent à la l ois; le vacarme fut tel qu’il fallut faire évacuer la salle. Radet et Desfon
taines furent arrêtés et restèrent six mois en prison. Ils n’échappèrent à la guillotine qu’en faisant amende honorable. Ils composèrent dans leur cachot un à-propos patriotique intitulé : An retour, où dans un couplet, un peu trop gaulois pour les lectrices de l Illustration, ils se vantaient d’être de bons sansculottes. Au reste, en cette année de terreur, les à-propos politiques abondent; il fallait vivre.
Les années suivantes, c’est un autre genre. Le Vaudeville cultive l’à-propos militaire. En l’an III, il joue les Volontaires de Sambre-et-Meuse ; en l’an IV, Il faut, un étal ; plus tard, voici Bonaparte qui revient d’Egypte; les grenadiers du futur consul ont jeté les Cinq Cents par les fenêtres; le Vaudeville joue leMarneluck à Paris, le Vaudeville au Caire, et plus tard, en l’an X, la Paix clans la Manche célèbre les préliminaires de la paix d’Amiens.
Je n’ai pas besoin de vous dire que toutes ces pièces n’ont laissé aucun souvenir dans l’esprit des générations qui ont suivi. Il nous faut courir jus
qu’en janvier 1803 pour trouver un de ces succès dont la légende s’impose aux imaginations; le nom de la pièce qu’on ne lit plus a surnagé : c’est Fanckon la Vielleuse, vaudeville en trois actes, dû à la collaboration de MM. Pain et Bouilly. Il est probable que la pièce nous paraîtrait bien naïve au
jourd’hui; mais ou la refait tous les cinquante ans,
en la remettant à la mode du jour. Nous l’avons vue, nous-mêmes, en notre jeunesse, reparaître sous ce titre : La grâce de Dieu. La jeune fille pauvre, persécutée, et qui finit par épouser celui quelle aime, c’est un sujet immortel, il y avait, dans Fanchon la Vielleuse, une actrice, Mme Blémont, qui s’y montra incomparable.,
. En 1804, le Vaudeville eut l’honneur d’être mandé à Boulogne-sur-Mer pour y distraire Bona
parte. Cet honneur n’alla point sans profit. Bona
parte dota chacun des trois auteurs d’un à-propos patriotique, Barré, Radet et Desfontaines, d’une pension annuelle de mille écus, et, en 1807, quand il réduisit à neuf le nombre des théâtres de Paris, non seulement il conserva le Vaudeville, mais il le classa comme le premier des théâtres secondaires.
« Son répertoire, disait le décret de 1807, ne doit contenir que de petites pièces mêlées de couplets sur des airs connus et des parodies. »
Voilà le genre bien défini et bien déterminé; il est vrai qu’on y enfermait le vaudeville. Mais le théâtre ne demandait pas mieux, car le genre était à la mode. Ce fut, à cette époque, une pluie continue de petites pièces, composées sans grand art, mais avec une gaieté bon enfant, et à qui un public, peu diffi
cile encore, ne demandait qu’une heure d’amusement. Parmi les auteurs dont les noms reviennent sans cesse sur l’affiche en cette période du premier em
pire, quelques-uns sont encore connus peu ou prou de notre génération. Le plus célèbre fut Désaugiers, qui, dans son Biner cle Maclelon, a donné l’un des plus amusants modèles du vaudeville à couplets. Il troussait la chanson avec une vivacité suprenante, et quelques-unes de ses meilleures sont encore dites
avec succès aux vendredis classiques de l’Eden-Concert. A côté de lui, il faut citer Dumersan, l’auteur des Saltimbanques, Rougemont, Dartois, Théaulon, Merle et Dupin, le petit père Dupin, que nous avons tous connu en ces dernières années, frétillant et bougonnant sur le boulevard.
A l’année 1811 se rattachent trois souvenirs curieux :
C’est le 20 février que se donna la première représentation de la Belle au bois dormant, pièce en deux actes de MM. Bouilly et Dumersan, dans laquelle Virginie Déjazet jouait la l éc Nabote. Vous savez si fée Nabote est devenue grande.
C’est le 2 septembre que Scribe lit jouer au Vaudeville sa première pièce, les Denis, qui tomba.
C’est le 2 décembre que se joua une pièce intitulée : Laujon de retour à l ancien Caveau, composée en l’honneur de l’ancien Caveau, par tous les membres du Caveau moderne. Ce fut une belle fête; après le spectacle, on soupa joyeusement au Rocher de Cancale, et vous pensez si l’on but à la prospérité du couplet.
Il triomphait sur toute la ligne. En 1815, après vingt-trois ans de direction, Barré se retira et fut remplacé par Désaugiers, le maître de la chanson con
temporaine. Autour de lui vint se grouper une phalange de vaudevillistes, et qui suffisaient aux besoins d’une production incessante : car en ce temps-là les pièces ne duraient guère sur l’affiche, et il fallait les renouveler constamment pour aviver la curiosité d’un public restreint au premier rang, Scribe, que l’on affecte de dédaigner aujourd’hui, et qui n’en est pas moins un grand in
venteur, et après lui Bayard, Mélesville, Carmouche, Saintine, de Courcy, Dupeuty, Vanderburch, Sauvage et tant d’autres. La troupe se composait d’ar
tistes, dont la plupart ont un nom, même à cette heure, au moins dans les souvenirs des hommes de ma génération, qui ont beaucoup causé du théâtre avec les vieillards : c était Confier, Philippe, Joly, Dupeuty aîné, Séveste, c’é­
tait Mmes Perrin, Désmay, Déjazet,’Saint-Aubin, Betzy et cette séduisante Mirette, dont nos pères ne nous parlaient qu’avec enthousiasme.
Ce fut néanmoins un temps île crise pour le Vaudeville. Désaugiers, qui était un homme d’infiniment d’esprit, n’était point un administrateur; il laissait tout aller à la débandade. Il se trouva, pour comble de malheur, qu’en 1809, Poirson obtint le privilège du Gymnase, qu’il appela le théâtre de Madame; il sut y attirer Scribeetenlevade plus à Désaugiers Gonthier et Mme Perrin. Le pu
blic prit le chemin du boulevard Bonne-Nouvelle et délaissa le Vaudeville. Les actionnaires s’émurent. On remercia Désaugiers, on le reprit ensuite, et le
Vaudeville alla ainsi, à travers des succès et des chutes, sans grand éclat jusqu’en 1829 où le sceptre directorial fut remis aux mains d’Etienne Arago, celui-là même qui, en sa verte vieillesse, gouverne encore le Musée du Luxembourg.
Arago eut la bonne fortune de trouver deux hommes, Ouvert et Lausanne, qui redonnèrent au vaudeville une nouvelle forme, et un artiste admirable, Arnal, qui interpréta leurs œuvres à ravir. Harnali, le chef-d’œuvre des parodies en 1830: Heur et Malheur, de 1831, les Cabinets particuliers de 1852; M. et Mme Galochardet -Renandin de Caen de 1836; et coup sur coup ces mer
veilleux vaudevilles, l Homme blasé, qu bn a repris il y a quelques années, le Plastron, Riche d amour-, et dans le même temps, Bayard donnait au théâtre la Vieille fille, les Gants jaunes, le Mari delà dame de chœur, un des triom
Coupe du Petit Panthéon de la rue de Chartres.