(levant un jeune compositeur wagnérien jusqu aux moelles, il me répondit avec colère :
— Monsieur, pour connaître ces partitions-là, on a le piano, ou les orgues de Barbarie, Monsieur !
Regarde-t-il, ce jeune intransigeant, le poète Rollinat comme un music ien ? Je l ignore. Mais Rollinat, dont on va réciter les vers au théâtre d’Application dans une soirée organisée par M. Armand Dayot, Rollinat est à la fois un puissant poète rural et un musicien très original. Quand il chante sa musique, il donne des frissons à ceux qui l’écoutent. Sur des paroles de Charles Baudelaire, il a écrit ses Mélodies d’un ton pénétrant, d’une tristesse qui vous
prendetvous charme. C’est quelqu’un que ce disparu qui, après avoir fait sensation au Figaro lorsqu’il s’y montra, s’est réfugié aux champs, où la sym
pathie de ceux qui l’aiment lui enverront l’éclio de leurs applaudissements.
La vie parisienne a de ces échappés du boulevard qui s’en vont, unbeau jour, chercher un coin où finir leur existence. Quelques-uns prennent plaisir à raconter leurs succès d’autrefois, et ceux-là font bien. Tel le baron de Plancy, ancien député de l’Aube, qui, après avoir quitté depuis vingt ans Paris pour la Suisse, publie aujourd’hui les Souvenirs d un Disparu. Et ils sont très curieux, ces sou
venirs d’un homme qui fut tour à tour grand-écuyer du roi Jérôme, candidat indépendant et candidat officiel (malgré lui) sous l’empire, grand chasseur,
beau joueur, célèbre par une terrible partie avec Kbalil-Bey, que Monte-Christo seul eût pu soutenir et que gagna le baron de Plancy.
«J’estime, dit-il, que je regagnai à Khalil-Bey environ trois millions cinq cent mille francs. »
Que pensez-vous de cette petite constatation, faite ainsi,-comme en passant, en deux lignes?
L’affolement du jeu était arrivé à un tel point que M. de Plancy proposa un jour au baron James de Rothschild un pari... d un million!
M. de Rothschild eut l’esprit de répondre :
— Je ne suis pas assez richepour jouer ces jeuxlà!
On aime ces Souvenirs et si Ange Bénigne avait laissé des Mémoires elle en aurait eu long à nous conter sur l’historiette contemporaine. Ange Béni
gne c’était Mme de Molènes, une femme de talent, veuve de Paul de Molènes, l’admirable écrivain mi
litaire, celui qui se battit, un jour, avec un jeune critique parce que celui-ci l’avait appelé le Pioupiou sentimental de la Revue des Deux-Mondes.
On m’a conté (légende de régiment) que Paul de Molènes s’était surtout marié pour posséder un superbe Rembrandt qui était la propriété de sa fian
cée. La fiancée était charmante, mais le Rembrandt était inappréciable. Alors le brillant auteur des
Commentaires d’un soldat épousa la femme pour avoir le Rembrandt. L’anecdote me paraît peu vrai
semblable, mais on nous la donnait pour vraie à la pension des officiers, à Limoges, où le pauvre Paul de Molènes se brisa la colonne vertébrale, en montant un cheval rétif, au manège.
Mme de Molènes excellait à conter ses Souvenirs. J’ai lu dans le Gaulois des pages signées de son nom ou de quelqu’un deses divers pseudonymes où elle nous donnait sur Musset, Georges Sand, d’autres encore, des notes tout à fait intéressantes. Les croquis d Ange Bénigne avaient aussi leur prix. Elle maniait joliment le dialogue parisien, mon
dain, celui que fait parier aussi à ses personnages Mme de Mirabeau, et qu’a perfectionné d’une façon originale la femme de tant d’esprit qui signe : Gyp. Ange Bénigne, c’était du Gyp moins le montant et le mordant. Mme de Molènes meurt dans un couvent où elle devait faire bien des réflexions sur la mon
danité littéraire. C’est une fin idéaliste, une fin à la mode. Car tout est à l idéalisme présentement,
comme du temps de la polka de Fahrbaeh tout était à la joie. M. Melcliior de Vogué préside un dîner d’étudiants qui s’appelle le Bock-Idéal. Songez à tout ce qu’il y a de suggestif dans cet accou
plement de mots! Le Bock-Idéal est une trouvaille. Bock, comme le vocable est grossier! Mais comme l’adjectif aussitôt le relève : Idéal! le Bock-Idéal! On n’a pas trouvé mieux depuis longtemps.
Miss Gonne assistera à ce banquet du Bon-Bock, je me trompe, à ce banquet du Bock-Idéal. Le Bon- Bock est une réunion réaliste, naturaliste, maté
rialiste. Le Bock-Idéal est le contraire. Ne confon
dons pas entre eux ces deux bocks dont la bière mousseuse nous représente deux principes opposés. Ne les confondons pas plus que miss Gonne avec miss Nelson. Miss Gonne est une patriote ir
landaise qui vient à Paris prêcher pour son pays (côté du Bock-Idéal); miss Nelson est une jolie Américaine qui vient ici jeûner comme Merlatti, comme Succi, et lancer quelque élixir nutritif (côté
du Bon-Bock). Miss Gonne est une professional citoyenne, miss Nelson est une professional jeûneuse.
Et pourtant, quoi de plus idéaliste que le jeune? Mlle Nelson, si elle assistait au banquet présidé par M. de Vogué, n’y assisterait que pour dire :
— Vous êtes de faux idéalistes, puisque vous ne pouvez pas, comme moi, braver la faim et vous passer de beefsteacks !
N’importe, la fondation du Bock-Idéal est un signe des temps, et un bon signe. S’il se fait, du reste, un retour vers l’idéalisme, il s’en fait un aussi vers la simplicité. J’ai été très frappé de lire sur la lettre de faire-part de l’illustre graveur Henriquel-Dupont et sur celle de l’abbé Charles Perraud, le prédicateur, des recommandations presque identiques :
« Par la volonté du défunt, disait la lettre mortuaire d’Henriquel-Dupont, il n y aura ni honneurs militaires, ni discours sur la tombe, ni fleurs, ni couronnes sur le cercueil. »
« J’exprime la volonté expresse, disait le prêtre, dont on avait lithographié le testament, de n avoir à mon service funèbre que ce qu’on fait pour une Petite Sœur des Pauvres. Mon légataire universel ou exécuteur testamentaire remettra à M. le curé de la paroisse, pour ses pauvres, la somme équiva
lente à celle d’un service de classe supérieure. J’in
terdis de la façon la plus formelle qu’on apporte des fleurs et des couronnes, soit sur mon lit mortuaire, soit à l’église. »
A rapprocher des dernières volontés de lord Lytton, ambassadeur d’Angleterre. Le poète non plus ne voulait pas de fleurs à son convoi.
— Il les aimait pourtant, nous disait un de ses amis, mais il ne voulait pas les voir jetées sur un cadavre.
Ainsi, le grand seigneur, l’artiste célèbre, le prêtre, frère d’un évêque académicien, semblent, à quelques semaines de distance, s’être donné le mot peur exiger qu’on ne rende pas d’honneurs inutiles à leur dépouille mortelle. On a tant abusé de tout, fleurs, couronnes, harangues banales, que je conçois ce dédain et même cette horreur de ces pompes tout à fait prévues et de ces deuils sans dou
leur. Mais vous verrez que cette simplicité sera , Bientôt partout de mise.
Un mot bien simple, mais très grand, c’est celui qu’a prononcé l’autre jour, à propos de M. Laur et de M. Constans, un méridional dont les moustaches annoncent pourtant un foudre de guerre :
— Des giffles ! Voilà bien une affaire ! Des giffles, mais, mon Dieu, nous en avons tous reçu et nous n’avons pas tant fait de bruit que ça !
Rastignac.
NOTES ET IMPRESSIONS
Les injures sont humiliantes pour celui qui les dit, quand elles ne réussissent pas à humilier celui qui les reçoit.
Marmontel.
En France, on étudie les hommes, en Allemagne, les livres.
Mme de Staël. Ce monde appartient à l’énergie.
Al. de Tocqueville.
La notion du devoir, toujours claire pour les. âmes simples, ne devient obscure que pour lés esprits compliqués.
JURIEN DE LA GrAVIÉRE.
On admire qui domine les autres, on estime qui commande à soi-même.
Louis Dépret.
Les grandes choses que j’aime, je ne puis les faire ; les petites choses que je fais, je ne puis les aimer.
Mme Darmesteter.
Superstition pour superstition, la vieille femme qui égrène son chapelet vaut bien la jeune fille qui tapote son piano.
Camille Rousset.
Les femmes, dit-on, font l’opinion : pourquoi fontelles faite si indulgente pour les fautes de l’homme et si sévère pour sa complice?
Le monde appelle mal élevé l’homme qui dit tout haut ce que chacun pense tout bas.
M.-G. Valtour.
Après le centenaire du Vaudeville nous aurons un nombre infini de centenaires.
Celui du Vaudeville est un centenaire gai.
Le Français, né malin...
a toujours aimé les llons-flons, les couplets, les rondeaux, et le vaudeville est un de ses plaisirs nu
tionaux. On a beau lui parler d’Ibsen et de Tolstoï un refrain l’amuse et emporte tout. Ibsen est supérieur, c’est certain, mais le vaudeville est plus clrôle et n’a pas de prétentions. M. Albert Carré s donc bien fait de célébrer la fête du Vaudeville. Le centenaire du Gymnase suivra, puis celui des Variétés, où l’on inaugure, dit un journal, le buste de M. Bertrand. Déjà! comme disait Hervé (de ces mêmes Variétés).
Le centenaire de la proclamation de la République au mois de septembre 1892 sera plus sévère. Quelques députés ont proposé de reporter la fête nationale du 14 juillet à cette date du 22 septembre. Aboli le 14 juillet! Vieux jeu, vieux style. Tout pour le 22 septembre. Mais aussitôt d’autres députés ont réclamé :
— Pourquoi ne pas fixer la date de la fête nationale au 4 août?
— Non. Pourquoi pas au 10 août?
— Et pourquoi, ont dit cp.ielcp.ies autres, ne pas multiplier les fêtes nationales et ne pas célébrer chaque date éclatante ?
Et du pain? comme dit cet autre, car les fêtes n’en donnent pas.
Mais les députés à cheval sur les anniversaires ne se demandent point si l’on gagne sa journée à danser au coin des rues et à tirer des pétards dans les jambes des passants. Plus on dansera, plus on allumera de pétards, et mieux cela vaudra ;
voilà leur sentiment. Une république fériée est la meilleure des républiques. On n’a rien à redouter d un peuple qui s’amuse, surtout lorsqu’il se diver
tit patriotiquement. Tout centenaire est donc le bienvenu.
On a célébré le centenaire des timbres-postes, le centenaire de l’invention des chapeaux hauteforme, le centenaire des chemins de fer. On en cé
lébrera bien d autres, sans compter celui de Miss Helyett. Je doute cpi’on célèbre à Paris celui de la Cavalleria Rusticana.
Comme on a été sévère pour l’œuvre de M. Mascagni ! Réellement le wagnérisme devient intolé
rant. Tout ce qui ne se rapproche pas de la formule wagnérienne est impitoyablement honni. Et quand je vous disais que si la Cavalleria Rusticana ne réussissait pas, les Italiens attribueraient l’échec à notre colère contre la Triple Alliance ! Leurs journaux n y ont pas manqué.
Les Français, disait l’un d’eux, sont injustes, même en art !
Ils ne sont pas injustes, les Français, mais ils s’attendaient à un chef-d’œuvre incontestable et ils ont entendu une musique agréable, poétique, ins
pirée même, mais qui a ses défauts (et aussi ses qualités) de jeunesse. Mascagni n’est pas Wagner, certainement, il n’est pas Verdi — et l’on s’atten
dait, étant donné le succès européen, à un Verdi ou à un Wagner.
Et puis nous avons tous les compositeurs français non représentés qui se disent et qui font dire et redire :
Pourquoi jouer l’œuvre d’un musicien étranger quand on ne joue point nos opéras ?
Nous trouverions parfaitement injustes que les Allemands s’écriassent: «Pourquoi jouer Gounod?»
les Anglais : « Pourquoi jouer Dumas ? » et les Américains : « Pourquoi jouer Sardou ? » Il semble que notre théâtre soit fait pour être joué partout et de partout rapporter des droits d’auteur. Mais qu’un étianger monte sur nos planches, notre premier cri, assez égoïste est celui-ci : — Eh bien, et nous ?
Le public, seul, a le droit de dire : « Eli bien, et moi ? « Et nous, Parisiens, nous avions bien le droit de connaître une partition qui a, comme Phileas Fogg, fait le tour du monde, en plus de quatre-vingts soirées.
Je dois dire que, comme je tenais ce raisonnement
COURRIER DE PARIS