SENSIBLERIE
Le quart d heure de grâce est plus qu’écoulé. Quinze personnes en attendent une seizième. La maîtresse de maison dissimule sous un sourire crispé l’inquiétude de son rôti calciné. Dans la loin
taine région dès fourneaux, la cuisinière bougonne à la pensée du déshonneur de son tablier.
Enfin, voici la retardataire, qui s’excuse à grand fracas. « Un enfant malade... oh! rien de grave, na
turellement, puisqu’elle est ici... quoiqu’elle ait bien hésité à venir... Mais elle a recommandé qu’on vienne la chercher à la moindre alerte... » On se met vite à table et on ne l’écoute guère. Elle n’en perd pas un coup de dents ni une goutte de cham
pagne... mais si elle entend un coup de sonnette elle se dresse, anxieuse. Elle casse du sucre sur la tête de son prochain, elle conte des horreurs de sa meilleure amie, elle s’amuse de propos dont le dia
ble prendrait les armes... puis, brusquement, elle s arrête, la mine navrée, au souvenir du pauvre chéri qui en ce moment peut-être l’appelle à son chevet... Ce qu’on a envie de lui crier : « Vous au
riez bien mieux fait d’y rester, que de venir nous ennuyer de vos giries... Qu’est-ce que ça nous fait, que votre enfant soit malade? »
Ça nous fait d’autant moins qu’il est tout bonnement enrhumé du cerveau. Mais il se trouve des âmes sensibles pour croire, dans leur candeur, que c’est arrivé. Il semble alors qu’elles devraient tenir la dame pour une mère dénaturée. Tout au rebours : du coup, cette encombrante personne se fait une réputation de tendresse maternelle exaltée. Si elle s’était bornée à dire la chose dans sa simplicité, pour ensuite se tenir tranquille, on l’aurait fort blâmée à part soi. « C’est bien imprudent,... avec ces petits êtres, on ne sait jamais ce que peut de
venir une indisposition... » Si elle n’avait rien dit du tout, on ne l’aurait pas distinguée du commun des mères; tandis que comme cela elle a fait son effet. Eterneltriomphe de la grimace sur le sens commun !
Cette comédie dont j’étais témoin l’autre jour est un exemple criant de ce qu il y a d’artificiel dans les questions de sentiment. Certes, c’est beau, la bonté, si beau qu’il n’y a rien de plus beau. Rien de plus rare aussi, quoique, s’il fallait s’en rapporter à l’abus qui se fait de son nom, il sem
blerait que cette chose divine court les rues. Ainsi une femme n’a ni esprit, ni charme, ni beauté, rien de rien : « bonne femme, d’ailleurs », déclare-t-on. Est-ce bien sûr? On n’en sait rien du tout — on dit ça pour dire quelque chose, en manière de conso
lation. Tout au plus cela signifle-t-il qu’elle est inoffensive, comme si la bonté était une vertu négative consistant simplement à ne pas faire le mal.
Mais on galvaude surtout la sainte bonté en la confondant avec la sensibilité, et même avec ce qu’en dépit de l’Académie on ne saurait appeler plus exactement que la sensiblerie. Entre la sensi
bilité et la bonté, il y a la différence qui sépare les
paroles vaines des actes féconds. La sensibilité est une émotion qui s’épanche en manifestations exté
rieures généralement oiseuses, et d’autant plus bruyantes qu’elles se résolvent moins en bonnes actions. A force de s’apitoyer sur un mal, on se per
suade si aisément qu’on a fait quelque chose pour le soulager ! — on le persuade surtout aux autres.
Encore la sensibilité est-elle le chemin qui mène à la bonté — si seulement on ne s’arrêtait pas si
souvent en route! — et à ce titre elle a droit à des égards. Mais combien fallacieuse et vide est la sen
siblerie, c’est-à-dire la sensibilité qui s’exerce hors de propos. La sensiblerie est chose particulière
ment féminine, et cela s’explique assez. Depuis que les femmes sont inventées,les hommes s’appliquent à leur faire croire qu’elles sont dépositaires de tou
ce qu’il y a de beaux sentiments dans l’humanité. Ils se calomnient; mais ils y gagnent le droit d’exi
ger d’elles toutes les abnégations. C’est très avantage ix de n’être pas réputé bon : on ne vous de
mande rien, et, pour si peu que vous fassiez par aventure, on s’extasie. Ayez la naïveté de dévoi
ler une belle âme, et on ne vous sait pas plus de gré de vos bonnes actions qu’à un poirier de porter des poires. Les femmes sont tombées en plein dans le panneau. La nature, à vrai dire, a été complic
de cette piperie en leur donnant à plus forte dose qu’aux hommes la sensibilité des nerfs. L’éducation, qui dresse ceux-ci à dissimuler leurs attendrisse
ments en signe de virilité, celles-là à s’en parer comme d’une grâce, aggrave cette disposition jus
qu’à la sensiblerie, laquelle nous inonde d’émotions à froid et à faux, voulues, conventionnelles.
Ainsi combien de personnes se croient obligées à des apitoiements sur le sort des chevaux, parce qu’ils suent à traîner voitures et charrettes. Si on leur représente que les humains sont attelés à la vie, qui, pour la plupart, est terriblement lourde, elles répondent que ce n’est pas la même chose. En effet, rien n’est pareil à rien. On aurait beau mettre au timon d’un omnibus une douzaine de forts de la halle, ça n’irait pas vite et pas loin. Mais quand un de ces braves gens plie les reins sous le poids d’un sac de farine, il ne peine pas moins que le per
cheron dont il décharge le camion. Et il a en plus
le souci de son terme à payer, de sa femme qui le trompe, de la hernie qui le menace, au lieu que le quadrupède trouve toujours à point litière fraîche et râtelier plein, à quoi tout porte à croire que se bornent ses besoins et ses désirs.
Que si l’on s’attendrit en songeant à la charrette de l’équarisseur qui le guette, oublie-t-on que nous aussi, notre corbillard nous attend? N’objectez pas que du moins on nous laisse habituellement mourir de ce qu’il est convenu d’appeler notre belle mort, nien que ce soit la plus laide et plus triste chose du monde. N’y a-t-il pas, au contraire, sujet d’envier l’animal à qui l’on épargne les horreurs de la vieillesse et de l’infirmité? Voilà bien de quoi nous ré
jouir vraiment, que notre vie se prolonge au-delà du terme où elle vaut la peine d’être vécue !
Encore est-on habitué à voir chevaux et mules faire certains métiers. Mais, parce que ce n’est pas l usage chez nous, ceux qui voyagent en Belgique s’indignent de rencontrer de gros chiens attelés à de petites voitures de laitier, de boulanger ou de rémouleur. Aimeriez-vous donc mieux que ce fût une femme qui traînât, comme à Paris les pauvres
porteuses de pain? Un terre-neuve est aussi fort qu’un âne. Et si la bonne bête pouvait parler, elle serait la première à vous conseiller d’économiser votre pitié pour une meilleure occasion. Regardez-la entre ses brancards, l’œil vif et l’air important... Elle est si fièrè et heureuse, dans son brave cœur de toutou, de se rendre utile à ses maîtres, qu’un éléphant sacré de Siam ne serait pas son cousin.
Et voyez à quels résultats saugrenus aboutit la sensiblerie. Au spectacle d’un de nos semblables traînant une charrette à bras, il est de bon goût de pousser de grands hélas! Pensez donc : un être hu
main transformé en bête de somme.... Qu’il porte sa charge sur son dos, on n’y fait pas attention :
c’est un portefaix. Il paraît qu’au point de vue de sa dignité, la différence est grande. Comprenez-vous? Moi non.
Certes, c’est honte et pitié de maltraiter les bêtes. Mais le cas est souvent complexe. En plai
gnant de tout notre cœur le bourricot pelé, galeux, étique, qui fait rouler sur les grands chemins une carriole de chaudronnier ou de rempailleur ambu
lant, il ne faudrait pas oublier que son maître est plus pitoyable encore, ayant, lui, la conscience de ses souffrances et de son abjection. Et cependant, à la vue de ces misérables caravanes, notre mot est invariablement non pas : « le pauvre homme ! » mais : << la pauvre bête! » Sort lamentable aussi, celui d’un vieux carcan livré aux sangsues dans les marais des Landes; toutefois, qu’on y songe, faute de cet appeau, c’est avec leurs propres jam
bes que les pauvres gens du pays prennent ces vilaines bêtes indispensables aux pharmaciens pour nous empêcher de mourir d’apoplexie...
C’est comme pour les bœufs conduits à l’abattoir, thème inépuisable à variations en sensiblerie bémol mineur. Je ne parle pas de celles, si exquises, dues à la plume charmeuse de Pierre Loti — ceci est de la littérature, de l’art plutôt, avec un grain de phi
losophie mystique. Mais quand c’est dit sous une forme plate, au point de vue humanitaire, cela ne tient pas debout. Je me suis laissé dire que nous sommes tous mortels. A-t-on jamais songé à e lamenter sur le sort d’animaux victimes d’une épizootie ? Qu’a donc de plus cruel la mort fou
droyante par un coup d’assommoir, que précède d’ailleurs une période de bombance dont les bêtes à l’engrais paraissent retirer de vives satisfactions ? Nous n aimons pas voir travailler des bouchers parce que le sang est salissant et d’odeur nauséa
bonde; mais nous sommes bien aises qu’il y en ait, à l heure du roastbeef.
Combien de femmes, tout en croquant à belles dents une caille, gémissent d’une voix mouillée sur la cruauté des chasseurs. Sauf qu’elles devraient s’abstenir de gibier, elles semblent avoir raison. Je l’ai pensé comme elles, un jour qu’ayant seulement blessé une alouette, quand .j’eus ramassé la
pauvre bestiole pantelante dans ma main, ses petits yeux brillants, dilatés par l’épouvante, se fixèrent sur les miens avec une expression où je crus lire, en même temps que l’angoisse de l’au-delà, une interrogation et un reproche. Je la passai à un com
pagnon de chasse plus endurci que moi, qui l’étouffa doucement, et cela me soulagea. Pour que la con
fession soit complète, j’ajoute en toute contrition qu’au dîner je mangeai ma victime avec les autres.
Pure sensiblerie donc : si c’eût été bonté, je me serais sur l heure faite végétarienne.
Remarquez-le au surplus, notre pitié ne s’émeut que pour les animaux sympathiques, c’est-à-dire
jolis et gracieux. On ne trouve pas le pêcheur cruel, uniquement parce que le poisson est un être gluant et sans physionomie. Pourquoi écraser .une
chenille ou une araignée? Elles ne nous auraient pas fait de mal. Parce qu’elles nous inspirent de
la répulsion? Belle raison en vérité, et il y à de quoi se targuer d’une sensibilité aussi équitable... Question de nerfs, sur laquelle blase l’habitude.
Quoi de plus douloureux que devoir le cerf forcé pleurer devant la mort? Que de nemrods pourtant sont les meilleurs cœurs du monde! Et chacun sait le nom de cette duchesse qui, en même temps qu’un des premiers maîtres d’équipage de France, en est une des femmes les plus charitables.
Des animaux aux enfants la transition est toute faite. Que les mères n’aillent point prendre ombrage de ce rapprochement : il veut dire seule
ment que l’inconscience relative de l’être en bas âge le défend contre les pires des souffrances hu
maines, j’entends les souffrances morales, et que la douleur physique même est atténuée chez lui,
parce que son système nerveux n’a pas encore la sensitivité qui exacerbe tous nos maux, sans comp
ter qu’il ignore et la mort et les infirmités dont la prévision hante notre fièvre. Dans le malheur qui en le frappant atteint ses parents, c’est assurément lui qui est le moins à plaindre.— j’en, appelle à tous ceux qui ont vu leur enfant en danger.
A mesure qu’il se développe, la faculté de souf
frir croît avec le reste. Eh bien, c’est justement à l’inverse que s’exerce notre sensibilité. Voyez cette pauvresse, un bambin trottant derrière ses jupes
et un nourrisson dans les bras. C’est à ceux-ci que va la commisération des passants, et au dernier que s’adresse leur : « Pauvre petit ! » accompagné d’un regard ému. Lui cependant, emmailloté dans tout ce qu’il s’est trouvé de plus chaud au miséra
ble logis, tette béatement le maigre sein de sa mère affamée. Pour l’instant il n’est guère moins heureux que le poupon en robe brodée pendu aux plan
tureuses mamelles d’une nourrice à rubans. Il l’est infiniment plus que son petit frère en culotte sans fond et en souliers sans semelles, qui piétine dans la neige en jetant des regards d’envie sur les devantures des boulangers. Aisément consolable tou
tefois, celui-ci, avec un morceau de pain d’épices. Tandis que la mère, aux privations présentes, plus aigiies pour elle, s’ajoute une noire perspective de détresse. N’importe, ce n’est pas à elle qu’on songe en faisant l’aumône, c’est aux enfants.
Arrive-t-il un incendie, une explosion, un éboulement, un écrasement, un tamponnement, un nau
frage, s’il se trouve des enfants dans l’affaire, on oublie tout le monde pour s’écrier en chœur : « Pau
vres petits ! » Pourquoi eux plutôt que les autres ? Il serait plus sensé de dire : « Pauvres parents ! » si ceux-ci ont survécu. Et en tant que plaindre les enfants, c’est moins ceux que la catastrophe a tués que ceux qu’elle, a faits orphelins. Mais cet attendrissement sur les enfants à propos de tout et de rien est une telle habitude, que certaines personnes, sans savoir pourquoi, s’exclament: « Pau
vres petits ! » rien qu’à les regarder. Elles passent pour très bonnes.
Non, voyez-vous, hormis chez les saints qui sont rares, la source de pitié n’est pas inépuisable, et à se gaspiller en sensiblerie elle ne tarde point à tarir.
C’est peut-être pourquoi, en y regardant de près, on découvre que tant de ces personnes si sensibles sont cupides, avares, indiscrètes, qu’elles potinent, qu’elles calomnient, qu’elles font battre les monta
gnes ensemble, qu’elles n’ont ni indulgence pour les faiblesses, ni pardon pour les injures, rien de cette charité du cœur qui seule inspire les bonnes actions.
Quant à celles qui ne pèchent que par bonté mal entendue, elles devraient songer qu’avec tout ce
qu’il y a dans l’humanité de plaies saignantes, c’est du temps perdu de s’arrêter à panser les égratignures.
Marie Anne de Bovet.
Le quart d heure de grâce est plus qu’écoulé. Quinze personnes en attendent une seizième. La maîtresse de maison dissimule sous un sourire crispé l’inquiétude de son rôti calciné. Dans la loin
taine région dès fourneaux, la cuisinière bougonne à la pensée du déshonneur de son tablier.
Enfin, voici la retardataire, qui s’excuse à grand fracas. « Un enfant malade... oh! rien de grave, na
turellement, puisqu’elle est ici... quoiqu’elle ait bien hésité à venir... Mais elle a recommandé qu’on vienne la chercher à la moindre alerte... » On se met vite à table et on ne l’écoute guère. Elle n’en perd pas un coup de dents ni une goutte de cham
pagne... mais si elle entend un coup de sonnette elle se dresse, anxieuse. Elle casse du sucre sur la tête de son prochain, elle conte des horreurs de sa meilleure amie, elle s’amuse de propos dont le dia
ble prendrait les armes... puis, brusquement, elle s arrête, la mine navrée, au souvenir du pauvre chéri qui en ce moment peut-être l’appelle à son chevet... Ce qu’on a envie de lui crier : « Vous au
riez bien mieux fait d’y rester, que de venir nous ennuyer de vos giries... Qu’est-ce que ça nous fait, que votre enfant soit malade? »
Ça nous fait d’autant moins qu’il est tout bonnement enrhumé du cerveau. Mais il se trouve des âmes sensibles pour croire, dans leur candeur, que c’est arrivé. Il semble alors qu’elles devraient tenir la dame pour une mère dénaturée. Tout au rebours : du coup, cette encombrante personne se fait une réputation de tendresse maternelle exaltée. Si elle s’était bornée à dire la chose dans sa simplicité, pour ensuite se tenir tranquille, on l’aurait fort blâmée à part soi. « C’est bien imprudent,... avec ces petits êtres, on ne sait jamais ce que peut de
venir une indisposition... » Si elle n’avait rien dit du tout, on ne l’aurait pas distinguée du commun des mères; tandis que comme cela elle a fait son effet. Eterneltriomphe de la grimace sur le sens commun !
Cette comédie dont j’étais témoin l’autre jour est un exemple criant de ce qu il y a d’artificiel dans les questions de sentiment. Certes, c’est beau, la bonté, si beau qu’il n’y a rien de plus beau. Rien de plus rare aussi, quoique, s’il fallait s’en rapporter à l’abus qui se fait de son nom, il sem
blerait que cette chose divine court les rues. Ainsi une femme n’a ni esprit, ni charme, ni beauté, rien de rien : « bonne femme, d’ailleurs », déclare-t-on. Est-ce bien sûr? On n’en sait rien du tout — on dit ça pour dire quelque chose, en manière de conso
lation. Tout au plus cela signifle-t-il qu’elle est inoffensive, comme si la bonté était une vertu négative consistant simplement à ne pas faire le mal.
Mais on galvaude surtout la sainte bonté en la confondant avec la sensibilité, et même avec ce qu’en dépit de l’Académie on ne saurait appeler plus exactement que la sensiblerie. Entre la sensi
bilité et la bonté, il y a la différence qui sépare les
paroles vaines des actes féconds. La sensibilité est une émotion qui s’épanche en manifestations exté
rieures généralement oiseuses, et d’autant plus bruyantes qu’elles se résolvent moins en bonnes actions. A force de s’apitoyer sur un mal, on se per
suade si aisément qu’on a fait quelque chose pour le soulager ! — on le persuade surtout aux autres.
Encore la sensibilité est-elle le chemin qui mène à la bonté — si seulement on ne s’arrêtait pas si
souvent en route! — et à ce titre elle a droit à des égards. Mais combien fallacieuse et vide est la sen
siblerie, c’est-à-dire la sensibilité qui s’exerce hors de propos. La sensiblerie est chose particulière
ment féminine, et cela s’explique assez. Depuis que les femmes sont inventées,les hommes s’appliquent à leur faire croire qu’elles sont dépositaires de tou
ce qu’il y a de beaux sentiments dans l’humanité. Ils se calomnient; mais ils y gagnent le droit d’exi
ger d’elles toutes les abnégations. C’est très avantage ix de n’être pas réputé bon : on ne vous de
mande rien, et, pour si peu que vous fassiez par aventure, on s’extasie. Ayez la naïveté de dévoi
ler une belle âme, et on ne vous sait pas plus de gré de vos bonnes actions qu’à un poirier de porter des poires. Les femmes sont tombées en plein dans le panneau. La nature, à vrai dire, a été complic
de cette piperie en leur donnant à plus forte dose qu’aux hommes la sensibilité des nerfs. L’éducation, qui dresse ceux-ci à dissimuler leurs attendrisse
ments en signe de virilité, celles-là à s’en parer comme d’une grâce, aggrave cette disposition jus
qu’à la sensiblerie, laquelle nous inonde d’émotions à froid et à faux, voulues, conventionnelles.
Ainsi combien de personnes se croient obligées à des apitoiements sur le sort des chevaux, parce qu’ils suent à traîner voitures et charrettes. Si on leur représente que les humains sont attelés à la vie, qui, pour la plupart, est terriblement lourde, elles répondent que ce n’est pas la même chose. En effet, rien n’est pareil à rien. On aurait beau mettre au timon d’un omnibus une douzaine de forts de la halle, ça n’irait pas vite et pas loin. Mais quand un de ces braves gens plie les reins sous le poids d’un sac de farine, il ne peine pas moins que le per
cheron dont il décharge le camion. Et il a en plus
le souci de son terme à payer, de sa femme qui le trompe, de la hernie qui le menace, au lieu que le quadrupède trouve toujours à point litière fraîche et râtelier plein, à quoi tout porte à croire que se bornent ses besoins et ses désirs.
Que si l’on s’attendrit en songeant à la charrette de l’équarisseur qui le guette, oublie-t-on que nous aussi, notre corbillard nous attend? N’objectez pas que du moins on nous laisse habituellement mourir de ce qu’il est convenu d’appeler notre belle mort, nien que ce soit la plus laide et plus triste chose du monde. N’y a-t-il pas, au contraire, sujet d’envier l’animal à qui l’on épargne les horreurs de la vieillesse et de l’infirmité? Voilà bien de quoi nous ré
jouir vraiment, que notre vie se prolonge au-delà du terme où elle vaut la peine d’être vécue !
Encore est-on habitué à voir chevaux et mules faire certains métiers. Mais, parce que ce n’est pas l usage chez nous, ceux qui voyagent en Belgique s’indignent de rencontrer de gros chiens attelés à de petites voitures de laitier, de boulanger ou de rémouleur. Aimeriez-vous donc mieux que ce fût une femme qui traînât, comme à Paris les pauvres
porteuses de pain? Un terre-neuve est aussi fort qu’un âne. Et si la bonne bête pouvait parler, elle serait la première à vous conseiller d’économiser votre pitié pour une meilleure occasion. Regardez-la entre ses brancards, l’œil vif et l’air important... Elle est si fièrè et heureuse, dans son brave cœur de toutou, de se rendre utile à ses maîtres, qu’un éléphant sacré de Siam ne serait pas son cousin.
Et voyez à quels résultats saugrenus aboutit la sensiblerie. Au spectacle d’un de nos semblables traînant une charrette à bras, il est de bon goût de pousser de grands hélas! Pensez donc : un être hu
main transformé en bête de somme.... Qu’il porte sa charge sur son dos, on n’y fait pas attention :
c’est un portefaix. Il paraît qu’au point de vue de sa dignité, la différence est grande. Comprenez-vous? Moi non.
Certes, c’est honte et pitié de maltraiter les bêtes. Mais le cas est souvent complexe. En plai
gnant de tout notre cœur le bourricot pelé, galeux, étique, qui fait rouler sur les grands chemins une carriole de chaudronnier ou de rempailleur ambu
lant, il ne faudrait pas oublier que son maître est plus pitoyable encore, ayant, lui, la conscience de ses souffrances et de son abjection. Et cependant, à la vue de ces misérables caravanes, notre mot est invariablement non pas : « le pauvre homme ! » mais : << la pauvre bête! » Sort lamentable aussi, celui d’un vieux carcan livré aux sangsues dans les marais des Landes; toutefois, qu’on y songe, faute de cet appeau, c’est avec leurs propres jam
bes que les pauvres gens du pays prennent ces vilaines bêtes indispensables aux pharmaciens pour nous empêcher de mourir d’apoplexie...
C’est comme pour les bœufs conduits à l’abattoir, thème inépuisable à variations en sensiblerie bémol mineur. Je ne parle pas de celles, si exquises, dues à la plume charmeuse de Pierre Loti — ceci est de la littérature, de l’art plutôt, avec un grain de phi
losophie mystique. Mais quand c’est dit sous une forme plate, au point de vue humanitaire, cela ne tient pas debout. Je me suis laissé dire que nous sommes tous mortels. A-t-on jamais songé à e lamenter sur le sort d’animaux victimes d’une épizootie ? Qu’a donc de plus cruel la mort fou
droyante par un coup d’assommoir, que précède d’ailleurs une période de bombance dont les bêtes à l’engrais paraissent retirer de vives satisfactions ? Nous n aimons pas voir travailler des bouchers parce que le sang est salissant et d’odeur nauséa
bonde; mais nous sommes bien aises qu’il y en ait, à l heure du roastbeef.
Combien de femmes, tout en croquant à belles dents une caille, gémissent d’une voix mouillée sur la cruauté des chasseurs. Sauf qu’elles devraient s’abstenir de gibier, elles semblent avoir raison. Je l’ai pensé comme elles, un jour qu’ayant seulement blessé une alouette, quand .j’eus ramassé la
pauvre bestiole pantelante dans ma main, ses petits yeux brillants, dilatés par l’épouvante, se fixèrent sur les miens avec une expression où je crus lire, en même temps que l’angoisse de l’au-delà, une interrogation et un reproche. Je la passai à un com
pagnon de chasse plus endurci que moi, qui l’étouffa doucement, et cela me soulagea. Pour que la con
fession soit complète, j’ajoute en toute contrition qu’au dîner je mangeai ma victime avec les autres.
Pure sensiblerie donc : si c’eût été bonté, je me serais sur l heure faite végétarienne.
Remarquez-le au surplus, notre pitié ne s’émeut que pour les animaux sympathiques, c’est-à-dire
jolis et gracieux. On ne trouve pas le pêcheur cruel, uniquement parce que le poisson est un être gluant et sans physionomie. Pourquoi écraser .une
chenille ou une araignée? Elles ne nous auraient pas fait de mal. Parce qu’elles nous inspirent de
la répulsion? Belle raison en vérité, et il y à de quoi se targuer d’une sensibilité aussi équitable... Question de nerfs, sur laquelle blase l’habitude.
Quoi de plus douloureux que devoir le cerf forcé pleurer devant la mort? Que de nemrods pourtant sont les meilleurs cœurs du monde! Et chacun sait le nom de cette duchesse qui, en même temps qu’un des premiers maîtres d’équipage de France, en est une des femmes les plus charitables.
Des animaux aux enfants la transition est toute faite. Que les mères n’aillent point prendre ombrage de ce rapprochement : il veut dire seule
ment que l’inconscience relative de l’être en bas âge le défend contre les pires des souffrances hu
maines, j’entends les souffrances morales, et que la douleur physique même est atténuée chez lui,
parce que son système nerveux n’a pas encore la sensitivité qui exacerbe tous nos maux, sans comp
ter qu’il ignore et la mort et les infirmités dont la prévision hante notre fièvre. Dans le malheur qui en le frappant atteint ses parents, c’est assurément lui qui est le moins à plaindre.— j’en, appelle à tous ceux qui ont vu leur enfant en danger.
A mesure qu’il se développe, la faculté de souf
frir croît avec le reste. Eh bien, c’est justement à l’inverse que s’exerce notre sensibilité. Voyez cette pauvresse, un bambin trottant derrière ses jupes
et un nourrisson dans les bras. C’est à ceux-ci que va la commisération des passants, et au dernier que s’adresse leur : « Pauvre petit ! » accompagné d’un regard ému. Lui cependant, emmailloté dans tout ce qu’il s’est trouvé de plus chaud au miséra
ble logis, tette béatement le maigre sein de sa mère affamée. Pour l’instant il n’est guère moins heureux que le poupon en robe brodée pendu aux plan
tureuses mamelles d’une nourrice à rubans. Il l’est infiniment plus que son petit frère en culotte sans fond et en souliers sans semelles, qui piétine dans la neige en jetant des regards d’envie sur les devantures des boulangers. Aisément consolable tou
tefois, celui-ci, avec un morceau de pain d’épices. Tandis que la mère, aux privations présentes, plus aigiies pour elle, s’ajoute une noire perspective de détresse. N’importe, ce n’est pas à elle qu’on songe en faisant l’aumône, c’est aux enfants.
Arrive-t-il un incendie, une explosion, un éboulement, un écrasement, un tamponnement, un nau
frage, s’il se trouve des enfants dans l’affaire, on oublie tout le monde pour s’écrier en chœur : « Pau
vres petits ! » Pourquoi eux plutôt que les autres ? Il serait plus sensé de dire : « Pauvres parents ! » si ceux-ci ont survécu. Et en tant que plaindre les enfants, c’est moins ceux que la catastrophe a tués que ceux qu’elle, a faits orphelins. Mais cet attendrissement sur les enfants à propos de tout et de rien est une telle habitude, que certaines personnes, sans savoir pourquoi, s’exclament: « Pau
vres petits ! » rien qu’à les regarder. Elles passent pour très bonnes.
Non, voyez-vous, hormis chez les saints qui sont rares, la source de pitié n’est pas inépuisable, et à se gaspiller en sensiblerie elle ne tarde point à tarir.
C’est peut-être pourquoi, en y regardant de près, on découvre que tant de ces personnes si sensibles sont cupides, avares, indiscrètes, qu’elles potinent, qu’elles calomnient, qu’elles font battre les monta
gnes ensemble, qu’elles n’ont ni indulgence pour les faiblesses, ni pardon pour les injures, rien de cette charité du cœur qui seule inspire les bonnes actions.
Quant à celles qui ne pèchent que par bonté mal entendue, elles devraient songer qu’avec tout ce
qu’il y a dans l’humanité de plaies saignantes, c’est du temps perdu de s’arrêter à panser les égratignures.
Marie Anne de Bovet.